Assemblée nationale
27 janvier 1999
RAPPORT
DU GROUPE DE TRAVAIL SUR LEFFICACITÉ DE LA
DÉPENSE PUBLIQUE ET LE CONTRÔLE PARLEMENTAIRE (1)
Président
M. Laurent FABIUS,
Rapporteur
M. Didier MIGAUD,
Députés.
TOME II
Auditions
(1) Ce groupe de travail est composé de : M. Laurent FABIUS, président
de lAssemblée nationale, président, M. Augustin BONREPAUX, président
de la Commission des finances, vice-président, M. Didier MIGAUD, rapporteur
général de la Commission des finances, rapporteur ; MM. Philippe AUBERGER,
Dominique BAERT, Jacques BRUNHES, Gilles CARREZ, Yves COCHET, Christian CUVILLIEZ, Laurent
DOMINATI, Roger FRANZONI, Gérard FUCHS, François GOULARD, Jean-Jacques JÉGOU, Pierre
MÉHAIGNERIE, Michel SUCHOD.
TOME SECOND
sOMMAIRE DES AUDITIONS
Les auditions sont présentées dans lordre chronologique des
séances tenues par le Groupe de travail (la date de laudition figure ci-dessous
entre parenthèses)
M. François de CLOSETS, journaliste (22
octobre 1998)
M. Jacques MÉRAUD, membre honoraire du
Conseil économique et social (22 octobre 1998)
M. Jean-Claude THNIG, Président du
Conseil scientifique de lévaluation (22 octobre 1998)
M. Guy CARCASSONNE, Professeur à
lUniversité de Nanterre-Paris X (29 octobre 1998)
M. Laurent DOMINATI, député, Président de la mission dinformation commune sur les moyens
dinformation des parlements étrangers en matière économique et sociale
(septembre 1994-mai 1995) (29 octobre 1998)
M. Jean-Claude TRICHET, Gouverneur de la
Banque de France (29 octobre 1998)
M. Michel PRADA, Président de la Commission
des opérations de bourse, ancien directeur de la comptabilité publique et du budget (5
novembre 1998)
M. Loïc PHILIP, Professeur à
lUniversité dAix-Marseille (5 novembre 1998)
M. Philippe AUBERGER, député, ancien Rapporteur général de la Commission des
finances, de léconomie générale et du plan de lAssemblée nationale
(1993-1997) (5 novembre 1998)
M. Jean ARTHUIS, sénateur, ancien ministre de
léconomie et des finances (19 novembre 1998)
M. René BARBERYE, Président du directoire du
Centre national des caisses dépargne et de prévoyance (CENCEP), ancien directeur
de la comptabilité publique (19 novembre 1998)
M. Pierre JOXE, Premier président de la Cour des
comptes (24 novembre 1998)
M. Jean PICQ, conseiller-maître à la Cour des
comptes, Président de la mission sur les responsabilités et lorganisation de
lEtat (novembre 1993-mai 1994) (10 décembre 1998)
M. Augustin BONREPAUX, député, Président de
la Commission des finances, de léconomie générale et du plan de lAssemblée
nationale (10 décembre 1998)
M. Daniel BOUTON, Président de la Société
générale, ancien directeur du budget (10 décembre 1998)
M. Louis SCHWEITZER, Président de Renault,
ancien directeur de cabinet du Premier ministre (7 janvier 1999)
M. Michel CHARASSE, sénateur, ancien ministre du budget (7 janvier 1999) (M. Michel
Charasse a souhaité être entendu à huis-clos)
M. Michel BON, Président de France Télécom, ancien
directeur de lAgence nationale pour lemploi (ANPE) (7 janvier 1999)
M. Jacques DELORS, ancien ministre de
léconomie et des finances, ancien Président de la Commission européenne,
Président de la Fondation Notre Europe (13 janvier 1999)
Sir John BOURN, Contrôleur et Auditeur général
du Royaume-Uni, Président du National audit office (NAO) (13 janvier 1999)
M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de
léconomie, des finances et de lindustrie, et M. Christian Sautter,
secrétaire dEtat au budget (13 janvier 1999)
Audition de M. François de CLOSETS,
Journaliste
(extrait du procès-verbal de la séance du 22 octobre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Nous commençons aujourdhui les travaux du Groupe de
travail constitué à mon initiative sur le contrôle parlementaire et l'efficacité de la
dépense publique.
J'accueille avec plaisir M. François de Closets qui va ouvrir notre série
d'auditions.
Nous recevrons, au cours de nos travaux, des personnalités françaises et étrangères
spécialistes de ces questions, ce qui est votre cas, à la fois en raison de vos
activités professionnelles et de la Commission que vous avez présidée.
Outre l'audition de personnalités, nous discuterons entre nous parce que nous ne
créons pas ce groupe de travail pour le plaisir de l'esprit, mais pour parvenir à des
résultats concrets.
Les thèmes de travail sont des sujets dont nous parlons depuis vingt-cinq ou trente
ans, mais sur lesquels peu de choses concrètes ont été faites. Nous pensons que la
dépense publique est mal évaluée, mal contrôlée, quelle a des répercussions
importantes sur les impôts et les charges, qui sont trop lourds.
Cette idée a déjà été exprimée par plusieurs d'entre nous.
D'une certaine façon, il y a un lien possible entre l'efficacité de la dépense
publique et le contrôle parlementaire. A l'origine, le Parlement est né pour ça. Par un
effet dialectique, si le Parlement remplissait pleinement son rôle, cela permettrait sans
doute de mieux contrôler la dépense publique, mais cela lui donnerait encore plus de
légitimité.
M. François de Closets : Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en me
demandant de prendre la parole devant vous. Je ne suis pas un expert. Beaucoup d'entre
vous, sur le strict terrain des techniques financières, sont beaucoup plus compétents
que moi. Alors soyez gentils, ne m'entraînez pas trop loin dans ce domaine. Disons que je
suis un citoyen concerné.
Dès qu'on parle de la finance publique, aussitôt arrive la question quantitative. Il
y a ceux qui sont pour moins de 30 %, ceux qui voient d'un bon oeil 45 % de
dépenses publiques. Tel n'est pas mon propos. Personnellement, mon point de vue est qu'il
ne faut pas mésuser de l'argent public. On peut aussi bien gaspiller l'argent public dans
un état libéral qui ne dépense que 30 %, que dans un état social démocrate qui
en dépense 45 %. Sous l'ancien régime, la dépense publique en soi était faible,
mais tout entière gaspillée.
La notion de gaspillage n'est pas non plus d'essence libérale. Or, de plus en plus, je
constate que quand on met l'accent sur ce point, on se trouve suspecté de défendre une
idéologie libérale. On explique que c'est un faux procès parce que de toute façon, la
dépense publique ne va pas se cacher dans des paradis fiscaux, mais est recyclée dans
l'économie. Donc, finalement, c'est une bonne chose ! Je m'insurge absolument contre
cette façon de voir. On ne peut pas réduire les fonctionnaires à être les relais du
recyclage de l'argent public dans l'économie française; ils ont des missions beaucoup
plus nobles. Ils ont un rôle absolument essentiel et des services à rendre de façon
productive, efficace et, bien sûr, au moindre coût. Productivité ne veut pas dire
rentabilité, qui n'a pas de sens s'agissant des services publics, mais la productivité a
un sens qui doit être respecté. Si l'on veut stimuler la croissance par un accroissement
des dépenses publiques, il faut voir que cet effet ne peut être obtenu qu'en contrôlant
absolument la dépense pour que cette stimulation se fasse à partir d'investissements qui
vont enrichir l'avenir, et non à partir de lentretien de structures lourdes qui
vont, au contraire, compromettre cet avenir.
Plus on pense qu'il est nécessaire - et je le pense aussi, parce que c'est la
tradition de la France - de maintenir la dépense publique à un niveau élevé dans cette
société, plus on doit être vigilant et absolument impitoyable sur le contrôle et
l'utilisation de cette gestion.
C'est donc sans aucun préalable que j'aborde cette question, non plus par
libéralisme, mais par civisme. La bonne gestion est le préalable aux choix idéologiques
éminemment respectables entre une perspective libérale et une perspective socialiste,
dirai-je pour simplifier. Et il y a un préalable à toute gestion saine, celui de
reconnaître la dépense pour ce qu'elle est ; une dépense, c'est un coût ;
une dépense, c'est négatif. Tous les ménages savent que le moment douloureux,
cest le paiement de la dépense. Cela ne veut pas dire qu'ils ne dépensent pas,
mais cela veut dire qu'ils s'efforcent d'obtenir ce qu'ils désirent au moindre coût.
De même, les entreprises se lancent dans des investissements, négatifs dans le
présent, mais dont elles espèrent, pour lavenir, un retour positif supérieur.
Donc, la dépense, c'est négatif.
Cependant, cela ne me semble absolument plus perçu lorsqu'il s'agit de l'argent
public. Tout se passe comme si l'argent public était d'une autre nature que l'argent
privé, en sorte que l'idéal, qui, s'agissant de l'argent privé, est de minimiser la
dépense, serait, s'agissant de l'argent public, de l'accroître. En la matière, il y a
une parfaite exception française à laquelle je voudrais que l'on réfléchisse.
En tant que représentants du peuple, vous avez pour charge de consentir l'impôt et de
veiller à la dépense, à la bonne utilisation de l'argent public. L'exercice de cette
mission devrait vous conduire à contester les demandes budgétaires des gouvernements, à
ne les accepter qu'en dernier recours, après que toutes les justifications vous ont été
données ; cela devrait donc aussi vous conduire à les refuser lorsqu'elles ne vous
paraissent pas justifiées. C'est selon moi l'attitude qui devrait être celle des
députés, qu'ils soient communistes ou RPR. Or, les citoyens de ce pays ne peuvent
que constater que leurs représentants ne contestent jamais qu'une chose :
l'insuffisance des dépenses.
Lors des débats budgétaires, que se passe-t-il ? Le bon budget qui recueille
l'approbation évidemment de la majorité, mais même de l'opposition, est celui qui est
en forte croissance. Il suffit de lire les débats parlementaires. On a l'impression que
l'on se fiche bien de la politique suivie par le ministre. Si celui-ci monte à la tribune
en disant : " Mes chers collègues, j'ai obtenu une augmentation de
6 % ", cela passe. Il a obtenu un bon budget. S'il y monte en disant :
" Cette année, mon budget est en croissance de 0,5 % seulement ", il
est alors critiqué sur tous les bancs, majorité et opposition. Tout se joue sur ce
pourcentage ! Je ne perdrai pas de temps à vous citer les exemples relevés dans des
débats budgétaires, qui sont littéralement caricaturaux. " C'est un bon
budget, madame le ministre... " Pourquoi ? " ...parce qu'il
connaît une forte augmentation. "
Je ne dis pas que les augmentations ne sont pas justifiées, mais je dis qu'elles ne
vont pas de soi. Ce qui est à justifier, ce n'est pas la stagnation d'un budget, mais son
augmentation ! Tout se passe à l'inverse. Qui ne saurait pas de quoi on parle serait
fondé à voir dans le budget discuté l'équivalent du chiffre d'affaires d'une
entreprise car, bien sûr, celui-ci doit augmenter et c'est la stagnation du chiffre
d'affaires qui doit être justifiée. Or, en loccurrence, on ne parle pas d'un
chiffre d'affaires, mais d'une dépense. On peut en déduire que, dans le débat
parlementaire, tout naturellement la dépense prend le signe " plus "
de la comptabilité, alors qu'elle doit avoir le signe
" moins ".
Pour être concret, quand le Parlement français, qu'il soit de droite ou de gauche,
a-t-il refusé des crédits au Gouvernement ? Je ne parle pas de la contestation
globale du budget : " Monsieur le Premier ministre, votre budget est
inflationniste, il faut diminuer, etc. " Ce discours est creux ! La
meilleure preuve est que lorsqu'il y a quelques années, une majorité de droite libérale
a prétendu réduire le budget global, elle a trouvé 2 milliards d'économies à
réaliser sur 1 500 à l'époque.
Aussi, je vous pose la question : quand le Parlement français, de droite ou de
gauche, a-t-il dit au Gouvernement qu'il refusait ses crédits, qu'il n'en voulait pas,
que ce n'était pas sérieux, qu'il souhaitait 20 % de moins ? Cela veut-il dire
que depuis trente ans, toutes les dépenses présentées par les gouvernements successifs
au Parlement étaient justifiées ? Qu'il n'y a jamais eu de programme inutile ?
Pendant dix ans, on vous a présenté le devis du programme de navette spatiale Hermès;
il ne fallait pas être grand clerc pour savoir que c'était une aberration. Le Parlement
na rien dit.
Cela prouve bien que le Parlement français ne joue pas son rôle de défense du
contribuable. Ce n'est pas un problème de droite ou de gauche, mais c'est l'institution
qui, aujourd'hui, ne peut manifestement pas jouer ce rôle. D'où vient cette étrange
faiblesse ? De la suprématie du rôle du Gouvernement ? Je ne crois pas, parce
que le Parlement n'a jamais été battu sur la volonté de réduire tel ou tel crédit. Au
contraire, il l'a été sur sa volonté d'augmenter les dépenses. Le Parlement français
n'a le pied que sur l'accélérateur, alors que le bon fonctionnement des institutions
démocratiques voudrait que ce soit l'exécutif qui veuille trop dépenser et le
législatif qui le rappelle à l'économie.
C'est donc là une exception française. Pourquoi ne pouvez-vous pas être les censeurs
de la dépense ? Vous êtes le reflet de l'opinion, vous êtes à l'écoute de vos
électeurs et il vous est difficile de prendre des mesures impopulaires. Si la dépense
était socialement et culturellement impopulaire dans ce pays, elle le serait aussi au
Parlement. J'en conclus qu'en France, la dépense publique est populaire. Or, la dépense
publique, c'est l'impôt. L'impôt serait donc populaire chez nous ! Voilà la
véritable exception française.
Il faut en comprendre les raisons. L'impôt devrait être impopulaire et il ne l'est
pas. Tout simplement, il n'est pas ressenti comme douloureux. Le Français est un
contribuable anesthésié, un contribuable qui s'ignore.
La première raison est bien connue, c'est la part extraordinairement réduite de
l'impôt direct dans notre fiscalité et le nombre réduit des Français qui payent
effectivement cet impôt direct. Cette majorité des Français qui ne supportent pas
l'impôt direct est remarquable. Or, cet impôt étant seul connu et ressenti comme tel,
de fait, la majorité des Français a le sentiment qu'ils sont non contribuables. Ce n'est
que pure illusion. C'est la raison pour laquelle je dis que tout Français est un
contribuable qui s'ignore. Il est entretenu dans l'illusion qu'il ne paie pas l'impôt et
que l'accroissement de la fiscalité ne le concerne pas. A la limite même, il pense que
ce n'est pas une mauvaise chose puisque d'autres vont payer pendant que lui, sous forme
directe ou indirecte de subventions et de droits sociaux, récupérera cet argent. Son
intérêt est de voir augmenter la dépense pensant qu'il ne la paye pas, alors qu'en
réalité, vous prenez dans la poche gauche pour mettre dans la poche droite du même
pantalon.
C'est un véritable péché d'entretenir cette illusion dans une République parce que
celle-ci se fonde sur deux actes, le vote et la contribution. C'est ainsi que cela avait
été conçu au départ, du temps des pères fondateurs de la Révolution.
De même que le vote ne peut être implicite, la contribution ne saurait non plus être
implicite. De même que le vote doit être universel, la contribution doit être
universelle. Chaque citoyen devrait faire son chèque au percepteur. " Vous
demandez à des smicards ou à des RMIstes de payer des impôts ? "
va-t-on s'écrier. Cela prouve que nous sommes en plein délire. Les gens s'imaginent que
les smicards et les RMIstes ne payent pas d'impôt, alors qu'ils payent à la caisse
enregistreuse, même s'ils ne vont pas à la trésorerie. C'est la même chose, à la fin
de l'année, les ménages ont payé. Tout le monde sait que l'impôt direct est un impôt
mieux réparti, plus juste, mais si vous demandez de l'étendre aujourd'hui en France,
vous êtes considérés comme antisocial réactionnaire. Nous nageons en pleine
folie !
L'impôt direct n'a pas seulement des vertus civiques, il a également des vertus
sociales. Et aujourd'hui, vouloir l'étendre, c'est donner le sentiment qu'on est
antisocial. C'est grave. On ne sait plus de quoi on parle !
Si on veut remettre la dépense publique sous contrôle, la première chose à faire
est d'avoir le courage, dans une réforme fiscale, d'étendre l'impôt, ne serait-ce que
sur le plan pédagogique, et d'expliquer aux gens et aux plus pauvres de ce pays qu'ils ne
vont pas payer plus, bien au contraire, mais que tout le monde doit payer l'impôt, que
c'est leur dignité de ne pas leur soutirer les impôts au tiroir-caisse du supermarché,
mais de les faire contribuer à visage découvert, sachant qu'ainsi, à la fin de l'année
ils auront moins payé.
Evidemment, lorsque la dépense redevient ce qu'elle doit être, c'est-à-dire une
pénible obligation, on s'efforce de l'éviter et on entre dans la gestion. Aucune gestion
ne peut être conduite où que ce soit si la dépense perd une seconde son caractère
contraignant et désagréable.
Lorsque la dépense est facile, l'accroissement de la dépense devient le remède,
partout illusoire, en l'occurrence augmenter les budgets et les effectifs. Cela empêche
toute réforme. Pourquoi s'embêter à réformer, ce qui est toujours pénible et
désagréable, alors qu'on peut s'en sortir, au moins momentanément, en augmentant les
budgets et les effectifs ? Je ne veux pas dire qu'il ne faille pas, ici ou là, les
augmenter, mais ce devrait être une anomalie et non une règle qui va de soi. C'est alors
seulement qu'on peut entrer dans la voie du progrès.
La mauvaise gestion, c'est le plus spectaculaire. Il suffit d'évoquer Hermès ou des
programmes coûteux et mal conduits dénoncés par la Cour des comptes. La presse en fait
ses choux gras. Je pense pour ma part que ce qui coûte le plus cher, ce qui est le plus
grave dans la mauvaise gestion de l'argent public, c'est ce qui ne se voit pas et se cache
dans les rouages de l'administration. Lorsque lEtat se bureaucratise, cela a un
double coût : une première fois en imposant aux contribuables des frais de
fonctionnement excessifs et une seconde fois en infligeant à l'administré de supporter
les rouages et les procédures complexes d'une administration bureaucratisée.
L'exemple typique est celui de cette administration à six niveaux : communal,
intercommunal, départemental, régional, national et européen, qui constitue une
véritable monstruosité qui complique et empoisonne la vie des citoyens. Imaginez la vie
des entreprises qui peuvent trouver des aides, des subventions ou des primes à ces six
niveaux, mais qui ont aussi à subir des procédures et des contrôles venant de ces six
niveaux. Comment voulez-vous qu'on s'y retrouve ? C'est une machinerie beaucoup trop
compliquée. Tout le monde le constate aujourd'hui.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Par la loi de décentralisation de 1982 qui est
typiquement une loi à la française. Certes, il fallait faire une décentralisation, une
déconcentration, une vraie réforme. Mais pour ne fâcher personne, on a conservé nos
trente-six mille communes et l'on a créé un niveau supplémentaire. On ne s'est pas une
seconde soucié des répercussions d'accroissement du coût de l'administration que cela
pourrait avoir puisqu'on ne se soucie pas de la dépense. On avait dit que
l'administration centrale devrait aller en diminuant du fait des transferts de
compétences aux niveaux régionaux et autres. En fait, cette décentralisation s'est
traduite par une augmentation du nombre des fonctionnaires, car on a ajouté et rien
retranché. C'est le vice premier du système français, c'est celui qui entraîne le plus
de surcoûts.
Qu'il s'agisse d'institutions, de services, de procédures ou de règlements, que la
réforme consiste toujours à ajouter sans jamais retrancher, à complexifier sans jamais
simplifier. Aucun système, aucun organisme ne peut survivre à un mode de vie, de gestion
et de fonctionnement, qui consiste à ajouter sans jamais supprimer.
Je prends l'exemple de la redevance de l'audiovisuel. Au moment de l'apparition de la
télévision, cinq cent mille privilégiés environ pouvaient la regarder. On n'allait
pas, en passant par le biais de la fiscalité ordinaire, demander à cinquante millions de
Français de payer le spectacle que seulement cinq cent mille personnes pouvaient
s'offrir ! On a donc, en dérogation aux règles de financement ordinaire, créé une
taxe affectée. Depuis bientôt trente ans, l'audiovisuel public est devenu un service
public généraliste à l'égal de l'éducation, de la justice, etc.
Le maintien d'une taxe affectée ne se justifie en rien. Or, tout le monde sait que si
lEtat, pour récupérer l'argent du financement de l'audiovisuel public, se
contentait d'augmenter en proportion le taux de tel ou tel impôt, du jour au lendemain,
la collecte de cette ressource ne coûterait plus un centime. Elle coûte cinq cents
millions chaque année. Et vous acceptez cela depuis trente ans ! Vous avez gaspillé
quinze milliards ! Mille cinq cents fonctionnaires de la redevance ont très
consciencieusement travaillé, mais c'est le pont de la rivière Kwaï. On les a utilisés
à remplir une tâche complètement inutile. C'est d'autant plus coupable que ces
fonctionnaires ont la garantie de l'emploi. Il n'est pas question de les envoyer à
l'ANPE, mais de mettre en oeuvre un plan pour les reconvertir. Ils pourraient, par
exemple, devenir des spécialistes de la lutte contre la fraude fiscale à l'échelle
européenne. On peut très bien prévoir deux ans de reconversion. On a créé au départ
cette redevance, et surtout le service pour la percevoir. Tout est là pour
l'éternité !
Le comble est que l'on parle d'une réforme de l'audiovisuel public - la vingt ou
vingt-cinquième, sinon on aurait l'impression que nos institutions dorment. On va
réformer le financement de l'audiovisuel public. Ce pourrait être l'occasion de
supprimer cette redevance. Pas du tout ! On risque de compliquer le système en
ajoutant une part de financement public. On est en plein délire !
J'ai pris cet exemple, mais je pourrais les multiplier. On ne veut pas supprimer les
communes, ni le département, ni la redevance, ni le ministère des anciens combattants,
ni le double système aberrant de collecte de l'impôt. Là encore, le budget est en
cause. Le ministère du budget passe son temps à faire la leçon à tous les autres
ministères présumés dépensiers. Mais on ne peut supprimer une maternité, un service
dans les hôpitaux ou une juridiction ; dès qu'il y a un problème, on a plutôt
tendance à ajouter. De nombreux organismes qui ont été créés par Vichy ont tous
perduré, étant donné que la seule raison de perdurer dans l'être, est d'avoir un jour
reçu l'existence et que cela suffit comme légitimité.
C'est la source essentielle de la coûteuse et inefficace gestion de lEtat et de
l'argent public.
Ce dont je vous parle se situe également au niveau des règlements et des procédures.
Regardez l'empilement qui s'est fait sur tous les plans d'aides aux jeunes et aux
entreprises et constatez que ni le Parlement, ni le Gouvernement, ni l'administration, n'a
aujourd'hui le pouvoir d'assumer cette fonction vitale pour tout organisme qu'est
l'élimination de cette cancérisation. Cette prolifération sans élimination, c'est la
mort des organismes.
Je vous rappelle le sort qui fut réservé au rapport de MM. Belin et Gisserot. Ceux-ci
avaient identifié, à la demande du premier Gouvernement Chirac, toute une série
d'organismes faisant double ou triple emploi à supprimer. Ce rapport, trop explosif, a
été considéré comme secret de la défense nationale, la liste des organismes inutiles
n'a jamais été dévoilée et aucun d'entre eux n'est passé à la trappe. Il y a donc
une incapacité de la République française à éliminer.
Je vous demande de réfléchir à la possibilité de créer un organisme auprès du
Premier ministre, dont les membres auraient un statut comparable à ceux de la Cour des
comptes, seraient dotés des mêmes garanties d'indépendance absolue, qui serait un
institut de rationalisation qui pourrait lancer des injonctions au Gouvernement et aux
administrations. Ces injonctions n'auraient qu'un seul but, celui de supprimer telle
procédure, tel texte ou tels services.
Est-il normal quil paraisse si difficile de procéder à ces suppressions dans un
monde où la sécurité de l'emploi fait qu'elles entraînent des mutations ou des
reconversions, ce qui n'est jamais agréable, mais pas des passages à lANPE ?
Il est insensé de penser que dans des secteurs où il n'y a pas de sécurité de
l'emploi, où toute réorganisation est sanglante et se traduit par des basculements dans
le chômage et par des naufrages individuels, cela se fait, alors que dans cette partie de
la France, protégée par cet extraordinaire filet de la sécurité de l'emploi qui amène
des mutations certes désagréables mais non tragiques, il ne se passe rien. La
sécurité, qui devrait être source de mobilité, devient source d'une immobilité
véritablement géologique.
Il faut créer cette Cour de rationalisation. Il faut renforcer les pouvoirs de la Cour
des comptes. Aujourd'hui l'argent public doit faire peur, au même titre que l'argent
privé. Si vous avez entre les mains l'argent d'une autre personne pouvant vous le
réclamer, cela vous fait peur au moment de le gérer et de le dépenser.
Pour l'argent public, il n'existe que deux règles : premièrement, il ne faut pas
le mettre dans sa poche ; deuxièmement, il ne faut pas qu'il manque le moindre
tampon procédural. En dehors de ça, de quelque façon que vous le dépensiez, vous êtes
à l'abri de tout. Ce n'est pas possible. Il faut que les renvois devant la Cour de
discipline budgétaire soient beaucoup plus larges. Cette cour doit apporter des réponses
pour tous les cas où, précisément, il y a eu mauvais usage sans qu'il y ait eu faute de
procédure ou, à plus forte raison, enrichissement personnel. Les personnes ayant mal
géré l'argent public, dont il est reconnu qu'elles en ont fait un mauvais usage, doivent
être sanctionnées. On ne peut pas leur demander d'être comptables de fait et de
rembourser. On ne va pas ruiner ces personnes qui a priori ont été honnêtes,
mais elles doivent être éliminées de la fonction publique ou des fonctions électives.
Cela me semble essentiel.
De plus, vous devez étendre votre vigilance dans un troisième domaine, celui du tiers
secteur.
A l'heure actuelle, d'un côté, l'argent privé supporte toute une série de
contrôles - règles de transparence des sociétés, notion d'abus de biens sociaux,
règles de la concurrence -. De l'autre côté, l'argent public dans le secteur public est
asservi à toutes sortes de règles, de contrôle et de procédure. Entre les deux, vous
avez le tiers secteur, l'économie sociale, le monde associatif qui, pour l'essentiel, est
soit nourri par l'argent public, soit se livre à des activités de type tout à fait
commercial, mais sans avoir les contraintes du monde commercial. Dans ce tiers secteur, on
dépense vraiment les milliards des contribuables sous des prétextes tout à fait
admirables, car toute association a toujours une bannière pieuse. Mais cela ne suffit pas
à laisser se dépenser de l'argent sans le moindre contrôle. Ce secteur est gigantesque
et très mal connu. Tout y est opaque : les rémunérations, le nombre d'associations, le
total des subventions en dépit des annuaires que personne ne lit. On estime à un million
six cent mille le nombre d'associations, ce qui représente environ un million et demi
d'emplois salariés, soit l'équivalent de huit cent mille emplois à temps plein. C'est
gigantesque. Les subventions publiques sont de l'ordre de cent trente milliards.
L'activité privée générée par ce secteur représente environ cent trente milliards.
J'emprunte ces chiffres à Pierre-Patrick Kaltenbach, conseiller à la Cour des comptes,
qui s'est spécialisé dans le sujet. Vous auriez le plus grand intérêt à l'entendre
sur ce problème.
Il n'est plus possible que lEtat subventionne à guichet ouvert, sans aucun
contrôle et selon un véritable système d'abonnement. Trouvez-vous normal que dans des
organismes présumés sans but lucratif, on trouve si souvent des rémunérations de
dirigeants dépassant le million par an et des frais de représentation de PDG ?
Procurez-vous les rapports de la Cour des comptes sur l'UNEDIC et les ASSEDIC.
Heureusement que les chômeurs ne les ont pas lus au début de l'année !
Trouvez-vous normal que partout, le copinage et l'emploi fictif prolifèrent en toute
impunité, que les choix politiques et clientélaires remplacent toute évaluation
sérieuse de l'action menée et des résultats obtenus ? Je ne vais pas m'étendre
sur le sujet, vous êtes élus locaux et savez à quel point vous êtes tenus par ce
système associatif, qui est le biais de l'activité clientélaire.
Mais on ne peut continuer à entretenir un secteur pareil, exempté de tout contrôle,
de toute sanction. On ne peut pas laisser les partenaires sociaux et les associations
jouer ainsi avec des sommes pareilles d'argent public. Là encore, je voudrais un
contrôle rigoureux de la dépense publique. Je me fiche de savoir s'il y a 30 % ou
45 % de prélèvement obligatoire ; ce n'est pas mon problème. Ce
préalable civique est qu'il faut que ce soit bien géré.
Nous discuterons ensuite de la façon dont les sanctions doivent s'appliquer. Ce qu'on
ne veut plus, c'est entendre un Président de mutuelle répondre, à la question de savoir
s'il est normal de gagner cent mille francs par mois, qu'il n'est pas dans le secteur
public. D'un côté, ils disent être la mutuelle des étudiants, donc mettant bien haut
l'idée de dévouement, de solidarité, de générosité, et de l'autre, ils s'accordent
cent mille francs de salaire par mois car ils sont dans le privé ! Vous ne pouvez
plus continuer à laisser faire. Nettoyez les écuries d'Augias ! Ce serait rendre au
mouvement associatif sa dignité et sa noblesse qui sont absolument essentielles. Nous
avons besoin que l'administration soit relayée par un monde de bénévoles. Nous avons
besoin de pompiers. Le service de pompiers fonctionne parce qu'un noyau professionnel
administratif public est relayé par un bénévolat. Ce monde du bénévolat est
absolument essentiel. Je ne veux surtout pas que toutes les activités du tiers secteur
aujourd'hui soient demain reprises directement par l'administration. Ce serait un
cauchemar! Mais vous devez exercer un vrai contrôle là dessus.
Les critiques que j'ai énoncées auraient de quoi, comme disait Michel Rocard, faire
sauter trois gouvernements. Mais n'oublions pas que même si nous faisions cela, la lutte
ne serait pas finie. Il faudrait continuer le combat. Je ne prétends pas supprimer tout
gaspillage, celui-ci faisant partie de la gestion, de la démocratie, de la vie. J'aime,
dans la démocratie, qu'elle soit imparfaite, mais j'aime aussi qu'elle reconnaisse ses
imperfections et qu'elle lutte contre ses défauts en matière de gaspillage. Aujourd'hui,
ce n'est pas le cas.
M. le Président : Nous vous remercions. C'est tout à fait l'esprit dans lequel
nous travaillons dans cette démocratie imparfaite.
Vous nous aviez promis de tenir des propos horribles ; vous avez tenu vos
engagements. En même temps, beaucoup sont extrêmement stimulants et pertinents.
Mes collègues souhaitent vous poser des questions.
La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre Méhaignerie : Ceux qui se sont essayés à suivre les conseils de
François de Closets abandonnent à terme la partie parce que premièrement, et cela me
paraît essentiel, la dépense reste électoralement payante. Comment développer un vaste
mouvement culturel de contre-pouvoir ou de contre-culture dominante ?
Deuxièmement, je ne crois pas qu'une Cour de rationalisation auprès du Premier
ministre ne serait pas une structure supplémentaire. C'est la croissance zéro des
dépenses publiques pendant plusieurs années qui obligerait - ce qui ne peut être qu'une
décision volontairement politique - à faire de la rationalisation.
Comment le monde médiatique peut-il nous aider, non pas à rendre populaire la
dépense, mais impopulaire ? Personnellement, je pense que le niveau des salaires
pourrait être amélioré, particulièrement les bas salaires dans l'industrie et le
secteur privé, si lEtat était mieux géré et la dépense mieux maîtrisée. Notre
problème n'est pas l'objectif, mais le comment de cet objectif.
M. le Président : Je ferai deux remarques sur ce que vous avez dit, à partir de
ma pratique d'élu local.
Vous dites que la dépense est populaire. J'en conviens, mais, en même temps, je note
une évolution au moins sur le plan local. Il y a quelques années, quand on affichait au
niveau local des objectifs de dépenses, il y avait peu d'interrogations. Je constate
aujourd'hui dans ma circonscription - et je ne pense pas que ce soit simplement un
microclimat - une méfiance des administrés à l'égard de la dépense. Ils se disent, et
ils n'ont pas tort, que s'il y a une dépense d'un côté, il faudra bien une recette de
l'autre.
Vous dites que l'impôt est populaire. Non, il ne l'est pas. Il est même très
impopulaire. Mais votre démonstration allait plus loin. Je note là aussi une évolution
en raison d'excès commis. Je vois apparaître une réticence assez forte à l'égard de
la dépense, ce qui est nouveau et présente de bons, mais aussi de mauvais côtés, car
on ne peut pas être contre toutes les dépenses; certaines sont justifiées. On risque de
passer de l'autre côté par réaction contre une période durant laquelle la dépense
était trop lourde.
Les questions du Président Méhaignerie sont parfaitement pertinentes. Si vous aviez
la gentillesse de nous donner quelques lumières.
M. François de Closets : Je voulais justement prendre l'exemple local. Sur le plan
local, les gens payent leurs impôts de façon assez directe. On a pris l'habitude - il
faudrait l'imposer législativement - que nul ne paye l'impôt sans en connaître la
variation, augmentation ou diminution, par rapport aux années précédentes. Ils veulent
savoir ce que ça coûte à la commune et voir comment cela évolue. Cela doit apparaître
sur le même papier.
En un premier temps, après la décentralisation, les Français n'ont pas porté grande
attention à l'évolution des dépenses, mais depuis quelques années et grâce à cette
procédure, le fait de n'avoir pas ou très peu augmenté les dépenses locales, devient
le premier argument de réélection d'une municipalité. Il y a vingt ans, un maire était
jugé sur ses réalisations. Aujourd'hui, le préalable est de n'avoir pas trop augmenté
les impôts. C'est assez nouveau.
Cela prouve qu'une pédagogie peut et doit se faire à l'échelon national. Pour cela,
il ne faut pas la faire au nom de la gestion, mais de la justice. L'Europe nous y incite
puisque nous sommes l'exception - l'aberration, devrais-je dire - par la place si
restreinte que nous réservons à nos impôts directs sur le plan de la fiscalité
nationale. Il faut marteler et répéter que c'est anormal, que c'est injuste et que
l'Europe nécessite une certaine harmonisation fiscale. Ne pas faire payer d'impôts
directs aux smicards, c'est le meilleur moyen, en fin de compte, de leur faire payer plus
d'impôts. Il ne faut cesser de le répéter.
C'est par une volonté de justice qu'on doit en finir avec ces aberrations. Ces
dernières que constituent les exemptions d'impôts directs ont été le fait de la droite
comme de la gauche. Il s'agit d'un problème, nous en sommes d'accord, qui transcende le
choix politique que l'on peut faire quant à la place de la dépense publique dans la
société.
En tant que journaliste, je suis catastrophé de voir le relais que donne la presse à
l'attitude corporatiste qui consiste à réduire toujours les problèmes ; on le voit
bien encore en ce moment avec le conflit des lycéens qui ne fait que reprendre ce qui
s'était passé lors des conflits précédents. Ces braves lycéens traduisent de façon
symptomatique leurs problèmes : ils ne voient pas assez les profs, il leur en faut
davantage ; les lycées ne sont pas très beaux, il leur faut plus de crédits. Tous
les mouvements de lycéens débouchent inexorablement sur une augmentation des crédits et
des moyens. Il en est de même des mouvements de cheminots, d'agriculteurs, etc.
La presse est un relais d'une désespérante complaisance pour justifier la réponse
aux problèmes posés. Je vous accorde qu'un grand effort serait à faire du côté de la
presse pour expliquer que même si à tel endroit vous avez des classes surchargées, des
juridictions débordées, des effectifs de police insuffisants, cela ne prouve en rien
que, globalement, il faille augmenter le nombre de juges, de professeurs ou de policiers.
Il faut plutôt s'interroger sur la bonne utilisation, la bonne répartition, des
effectifs. Quand on voit la carte judiciaire et l'aberration des réglementations et des
législations qui multiplient les procédures, et les juges complètement débordés, on
se dit qu'il faudrait réfléchir et se demander si on ne pourrait pas commencer par
simplifier les procédures - c'est actuellement dans le projet de Mme Guigou -, revoir la
carte judiciaire pour répartir les juges en fonction de la nouvelle France avant de
penser à accroître la dépense publique. Peut-être des augmentations sont-elles à
faire, alors il faut les faire. Mais aujourd'hui, la dépense vient tout le temps a
priori. C'est désespérant.
On en vient à adopter la méthode " scrogneugneu " : stop, on
n'augmente plus, c'est fini ! Et c'est l'électrochoc. On veut être idiot pour
amener les gens à prendre conscience et devenir intelligents.
Je parlais de créer une Cour de rationalisation. Evidemment, il faudrait trouver une
meilleure appellation, mais il faut qu'une autorité indiscutable puisse dire dans ce pays
qu'il faut supprimer telle aide aux jeunes à la recherche d'emploi, telle aide agricole,
telle ou telle autre, etc. Elle doit avoir une indépendance absolue et un pouvoir
d'injonction tel que les responsables n'en tenant pas compte pourraient se retrouver en
Cour de discipline budgétaire et chassés de la fonction publique ou des fonctions
politiques. C'est brutal, mais c'est ainsi que j'imagine les choses.
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier Migaud, Rapporteur général de la Commission des finances : Je ne
suis pas sûr que pour arriver à l'intelligence, il faille obligatoirement en passer par
le niveau le plus bête, à savoir bloquer les choses de manière absolue.
Vous avez mis le doigt sur les choses qui font mal, sur des dysfonctionnements qui
apparaissent évidents. Vous faites des propositions à la fois de forme et de fond
- création d'une cour de rationalisation, amélioration de la Cour des comptes, de
la cour de discipline budgétaire -, des réformes de fond essentielles, basées sur un
impôt sur le revenu beaucoup plus juste. Mais je n'ai rien entendu sur la possibilité
pour les parlementaires de participer à ce processus de contrôle et de meilleure
efficacité. Vous nous reprochez beaucoup de choses, et à juste raison. Vous dites que
depuis trente ans, les parlementaires ne servent en fait à rien quant au vote du budget.
Mais dans toutes les propositions que vous formulez, pas une ne vise vraiment le Parlement
ou du moins intéresse celui-ci.
Vous avez présidé la Commission du Plan sur l'efficacité de lEtat. Vous êtes
rentré dans les procédures. Pourriez-vous nous apporter quelques réflexions sur les
moyens que nous pourrions mettre en oeuvre pour être plus efficaces dans ce qui doit
être une de nos fonctions premières, à savoir le contrôle de la dépense
publique ? Au-delà de ce que vous venez de nous dire, nous aimerions avoir quelques
propositions plus précises.
M. le Président : La parole est à M. de Closets.
M. François de Closets : Le fond du problème est que vous avez toute
possibilité, toute compétence. La règle du jeu telle qu'elle est vous permet à tout
moment de " saquer " un ministre qui vient vous présenter des projets
dispendieux et des dépenses mal justifiées. Vous me répondrez qu'ensuite, le
Gouvernement peut utiliser le 49.3, le vote bloqué, et que vous serez battus. J'en suis
d'accord, mais vous aurez livré bataille, alors que, à ce jour, vous ne l'avez jamais
livrée !
C'est à ce sujet qu'il faut s'interroger. Je suis parti de là en disant que c'était
parce que la dépense est populaire et qu'en vous opposant à des dépenses, vous vous
opposeriez finalement à vos électeurs. Le jeu de la démagogie étant ainsi, parce que
vous auriez fait preuve de détermination civique, vous risqueriez de vous faire battre
aux élections. Il faut dire les choses comme elles sont. Je ferais pareil !
M. le Président : L'intérêt collectif est fait de la somme des intérêts
particuliers.
M. François de Closets : Il faudrait que chaque député accroisse les dépenses
qui le concernent, mais qu'on se rattrape sur l'ensemble. (Sourires). C'est
difficile.
C'est la raison pour laquelle je suis parti très en amont, en disant qu'il faut
changer votre situation psychologique. C'est ce qui est bloqué. On a vu que même les
députés libéraux, pourtant partisans de réduire la dépense publique, ayant toute
possibilité de le faire en ayant une majorité écrasante au Parlement, ne le peuvent
pas. C'est donc un problème socioculturel : tout le monde doit faire son chèque au
Trésor et peut alors constater de combien les impôts ont été augmentés. Dans vos
circonscriptions, vous devez être interpellés et avoir à vous justifier sur le pourquoi
de l'augmentation de vos dépenses, de leur non diminution. Vous n'avez pas à vous
justifier sur ce que vous n'avez pas dépensé.
Nous pourrions augmenter les systèmes d'expertises à la disposition du Parlement. On
a commencé à faire des commissions d'évaluation. Si vous me le permettez, je vais être
brutal : dès que vous voulez évaluer quelque chose, vous cédez à la bonne manie
française de dire que vous allez demander aux gens compétents. Ceux-ci ne vous diront
jamais ce que vous devez savoir parce que la compétence est toujours liée. Le jour où
vous remettrez des organismes d'expertises sous la direction de gens incompétents - la
démocratie, c'est l'incompétence prenant le pas sur la compétence, autrement c'est la
technocratie - où vous ne demanderez pas aux parlementaires spatiocrates d'étudier le
budget de l'espace, aux parlementaires nucléocrates d'étudier le budget de la recherche
nucléaire, aux professeurs d'étudier le budget de léducation nationale, vous
aurez une vision plus juste des dépenses demandées.
M. le Président : La parole est à M. Carrez.
M. Gilles Carrez : Nous ne pouvons contester que nos concitoyens et nous-mêmes
vivons une sorte de paradoxe en étant plutôt favorables à la dépense publique, tout en
étant hostiles à l'augmentation des impôts.
De ce point de vue, l'exemple local est édifiant. Au plan local, en termes de
démocratie à la base, on commence à pouvoir juger de l'intérêt de la dépense. On
sent bien que nos administrés sont de plus en plus à même de juger de l'utilité, de
l'opportunité d'une dépense. Mais c'est surtout l'impôt local qui oblige, depuis un
certain nombre d'années, à cette prise de conscience, à cette appréciation de la
dépense car celui-ci a, d'une part, beaucoup augmenté et, d'autre part, est lisible. La
plupart de nos concitoyens le payent, en particulier la taxe d'habitation. Ils peuvent
comparer. Quelle que soit la complexité des feuilles d'impôts, un chiffre apparaît
clairement, celui de l'augmentation annuelle. Et, par exemple, en ce moment, tous les
maires reçoivent dans leur permanence des administrés venant demander des explications.
Je suis frappé de voir que, a contrario, le fait que la multiplication
d'exonérations ou d'exemptions, au cours des dix dernières années, notamment sur la
taxe d'habitation, commence à engendrer des contre-effets et une certaine
irresponsabilité. On l'observe au plan local parce qu'une partie de nos concitoyens
commencent, en apparence toujours, à ne plus payer l'impôt.
Nous devons être extrêmement vigilants lors des réformes à venir au nom de la
justice fiscale parce que si cela consiste à supprimer cet impôt local qu'est la taxe
d'habitation pour une partie de nos concitoyens, tout l'effort fait ces dernières années
dans le domaine des collectivités locales risque d'être anéanti. La réflexion est la
même, bien entendu, sur les réformes à venir en matière d'impôt sur le revenu.
Nous devons nous interroger, en termes de procédure, sur la manière de mieux faire
apparaître le coût de l'impôt auprès de nos concitoyens. Il reste là tout un travail
d'explications, de mises en évidence à faire en la matière. Il est certain que c'est
beaucoup difficile sur l'impôt indirect, mais il faut le faire.
Ma deuxième observation porte sur la question de la masse salariale des fonctions
publiques. Celle-ci représente plus de la moitié de l'ensemble de la dépense publique -
locale, dEtat et hospitalière. Il s'agit de dépenses de personnels. J'ai été
stupéfait d'un chiffre apparu dans l'un des excellents rapports de notre rapporteur
général : M. Migaud écrit qu'en l'an 2000, l'effet des accords qui ont été
négociés en trois heures avec les organisations syndicales sera, en année pleine, de 41
milliards de francs, soit un demi point de PIB ! Nous avons en France une procédure
assez extraordinaire où un ministre, tout seul face à des organisations syndicales, a la
capacité, sans aucun contrôle parlementaire, d'engager pour l'année en cours - ce qu'on
appelle l'effet année en cours - une somme en apparence réduite qui se transforme
en année pleine - pour reprendre les expressions des budgétaires - en un demi point de
PIB, parce que la décision concerne plus de deux millions de fonctionnaires dEtat,
un million cinq cent mille fonctionnaires de collectivités territoriales et huit cent
mille agents hospitaliers.
Il est frappant, dans ces négociations, de voir qu'on ne parle jamais en termes de
contrepartie de service.
On s'interroge sur ce qui s'est passé dans léducation nationale. Au cours des
dix dernières années, il y a juste eu une revalorisation de traitement qui, en année
pleine, représente un rebond de vingt milliards de francs pour ce seul département
ministériel ! Mais c'était nécessaire !
En revanche, on ne se pose jamais la question de savoir si en contrepartie de cet
effort demandé à la nation et aux contribuables - un demi point de PIB, c'est
considérable - la nation ne peut légitimement demander audits fonctionnaires, dans le
domaine de la police davantage d'heures sur le terrain, dans le domaine de l'enseignement
davantage d'heures dans les lycées ou dans les collèges, dans le domaine de la justice
davantage d'heures dans les tribunaux. Ce type de problématique n'est jamais posé.
Comment, en termes de procédures, pourrions-nous ériger des garde-fous par rapport à
des décisions aussi lourdes de conséquences ? Trois heures de négociations et un
demi de point de PIB !
M. le Président : La parole est à M. Goulard.
M. François Goulard : François de Closets a tout à fait raison de mettre au
centre des questions qui sont les nôtres la sensibilité à l'impôt. C'est déterminant
pour les réactions des contribuables qui sont aussi les électeurs.
Pensez-vous qu'un mouvement de contribuables est susceptible de naître ? Est-ce
une voie qui pourrait peser sur le débat public à venir, comme cela existe dans d'autres
pays ?
Ma deuxième question que le rapporteur général a évoquée concerne la Cour de
rationalisation à laquelle je ne crois pas personnellement dans la forme que vous avez
décrite, car des expériences ont déjà été faites en ce sens, qui n'ont pas réussi.
Ne serait-il pas plus efficace de la rattacher au Parlement qu'au Premier ministre ?
M. le Président : La parole est à M. de Closets pour conclure.
M. François de Closets : Premièrement, je voudrais évoquer l'anti-management de
la France. Gérer une entreprise, c'est avoir une vision prospective qui prend en compte
les dettes certaines auxquelles l'entreprise devra faire face et immédiatement prévoir
les provisions correspondantes. Gérer la France veut dire regarder les dettes immédiates
de celle-ci, les transformer en dettes certaines pour l'avenir et passer sans provision.
Voilà ce qui est fait en permanence. Il faut se décider à introduire l'idée de gestion
prévisionnelle et de provisions. Dès lors qu'il y a provisions et engagements de
l'avenir, il doit y avoir recours devant le Parlement. On sait très bien faire cela à la
télévision : on vous promet toutes sortes de belles choses et au moment où arrive
le contrat, on vous dit que le contrôleur dEtat n'est pas d'accord ! C'est
quand même le Parlement qui consent. Faire des provisions quand on engage l'avenir ne
peut se faire quavec laccord du Parlement.
Vous parliez d'un mouvement de contribuables. Je voudrais que ce soit un mouvement de
citoyens, mais c'est difficile, parce qu'un quart des Français touchent leur argent
directement de lEtat, ceux du tiers secteur vivent plus ou moins de systèmes
subventionnés par lEtat, ceux qui sont dans le système RMI, allocations et minima
sociaux, ont aussi le sentiment qu'ils touchent leur argent de lEtat et qu'ils ne
payent rien. Donc aujourd'hui, dans ce pays, une immense majorité pense avoir intérêt
à voir accroître la dépense. Les seuls qui ressentent vraiment l'impôt comme
intolérable sont ceux qui payent l'impôt sur le revenu et surtout ceux qui le payent
fortement. Or, vous savez à quel point cet impôt est concentré sur une petite partie de
la population. Je craindrais malheureusement qu'un tel mouvement ne soit immédiatement
qualifié comme un mouvement de riches qui ne veulent pas payer. Ce serait tout à fait
lamentable.
Je ne pense pas que lidée d'une Cour de rationalisation ait jamais existé. Je
vous rappelle le rapport d'Alain Gisserot et la panique qui s'en est suivie quand on a vu
tout ce que ces éminents inspecteurs des finances avaient désigné comme organismes à
supprimer. Je vous rappelle aussi que c'est un gouvernement libéral, celui de 1986-1988,
qui a étouffé ce rapport. C'est assez significatif. Quand j'ai voulu l'obtenir,
M. Gisserot, fonctionnaire très soucieux des règles, a refusé de me l'adresser,
comme si j'étais en train de lui demander le secret du code de la bombe atomique.
On n'a jamais eu le courage de créer une telle cour. Mais pensez-y, car aucun
organisme ne peut survivre en l'absence de toute fonction d'élimination. Un organe
assurant cette fonction nous manque. Toutes sortes de maladies surgissent justement de
cette perte de la fonction d'élimination. C'est le cas, en particulier, du cancer, ces
cellules qui devraient mourir et ne meurent plus. A ce moment-là, c'est l'organisme dans
son entier qui meurt.
Vous devez rendre à la société française sa fonction d'élimination qu'elle a
perdue. Je vous l'ai suggéré avec une très vague esquisse. Je ne suis pas un
spécialiste, mais des spécialistes devraient y réfléchir. A mon avis, le plus urgent
serait de recréer une gestion prévisionnelle de lEtat et une fonction
d'élimination des structures publiques.
M. le Président : Je me fais l'interprète de tous nos collègues pour vous
remercier de cet entretien très stimulant qui nous donnera encore plus de coeur à
l'ouvrage.
Audition de M. Jacques MÉRAUD,
Membre honoraire du Conseil économique et social
(extrait du procès-verbal de la séance du 22 octobre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : M. Méraud, que vous connaissez pour la plupart d'entre vous,
est un homme extrêmement brillant. Il a une expérience considérable de la statistique,
de l'économie, de la dépense publique. Il a, en particulier, présenté une étude sur la
dépense publique en France - évolution sur trente ans et comparaison internationale.
Comme nous nous préoccupons, monsieur Méraud, de ce sujet sous l'angle du contrôle
et de l'évaluation, nous avons souhaité vous entendre au début de nos travaux.
Nous cherchons, bien sûr, à partir de l'analyse, à être concrets, à faire des
propositions, à voir ce que nous pourrons faire face à une situation que vous allez nous
décrire et que nous connaissons déjà un peu.
Si vous pouviez nous indiquer des pistes auxquelles vous avez réfléchi pour que le
Parlement et le contrôle soient plus efficaces, cela nous aiderait beaucoup.
Je vous cède la parole.
M. Jacques Méraud : Je vous remercie. Je vais donc vous parler de
l'efficacité de la dépense publique. Pour cela, j'emprunterai à deux sources : la
première, que le Président Fabius vient de rappeler, est un rapport que j'ai fait pour
le Conseil économique et social sur ce thème de la dépense publique. Ce rapport date
maintenant de quatre ans, mais j'ai eu depuis l'occasion, pour un prolongement de cette
réflexion, de travailler plus spécialement sur le problème de la dépense des
collectivités locales. J'ai écrit un ouvrage intitulé Les collectivités locales et
léconomie nationale, ce sera ma deuxième source. Bien sûr, il s'agit d'abord
des collectivités locales, mais comme lun des objets de mon étude a été de
comparer les collectivités locales à l'Etat et aux administrations de sécurité
sociale, on retrouve la dépense publique dans son ensemble. Cela m'a permis de prolonger
dans le temps la première étude, de montrer et de constater qu'il n'y avait aucune
contradiction entre les conclusions auxquelles j'aboutissais alors et celles auxquelles on
peut aboutir aujourd'hui.
Ma première remarque portera sur le concept de dépense publique pris globalement.
Traditionnellement, on a l'habitude de juger les dépenses publiques en se référant au
produit intérieur brut. C'est le calcul du taux des dépenses publiques, ou la part des
dépenses publiques, dans le PIB. Cette façon de faire est devenue classique à
l'initiative de l'OCDE qui, en fait, avait pour but de situer les structures ou les
comportements des différents pays les uns par rapport aux autres, indépendamment de leur
taille. Le PIB était, et est resté, lindicateur de taille d'un pays.
Mais l'usage que l'on en fait est parfois ambigu.
Ainsi, en France, la dépense publique était, dans la première étude que j'ai faite,
de 53,5 % du PIB. Ce chiffre, on le voit dans beaucoup d'utilisations un peu
maladroites, est essentiellement perçu comme mesurant le prélèvement que la dépense
publique - c'est-à-dire l'activité publique - exerce sur la production du pays. C'est la
part ponctionnée au titre de la dépense publique. Cela ne rend pas compte de la part du
PIB, de la production, que sattribuent, en fait, les administrations publiques pour
assumer leurs fonctions de gestion administrative. C'est beaucoup plus large, puisque
près de la moitié des dépenses publiques sont des dépenses de transfert.
Les administrations publiques jouent en l'occurrence un rôle de redistributeur
institutionnel et non un rôle de consommateur pour une partie, bien sûr, de ce qu'elles
ont " prélevé ", mais elles ne prélèvent que pour rendre.
On peut aimer ou non le fait qu'il y ait intervention d'un organisme public dans cette
fonction redistributrice. Mais il faut se rappeler que quel que soit le redistributeur,
public ou privé, ce sont toujours les actifs, c'est-à-dire les producteurs, qui
fournissent en définitive la matière à redistribuer. Personne ne s'aviserait de dire
que les sociétés d'assurances par exemple, qui accomplissent une tâche tout à fait
fructueuse pour ceux qui ont recours à elles, ponctionnent le PIB parce qu'elles vont
ensuite redistribuer autrement la matière qu'elles auront pour un temps fait passer par
leurs mains. C'est un premier point très important.
Vous me demanderez en quoi il peut y avoir parfois ambiguïté. J'en donnerai un
exemple. Récemment, il m'a été donné de lire un travail, par ailleurs tout à fait
intéressant, dans lequel on comparait pour les sept pays du G7 les taux de dépense
publique dans le PIB. Pour la France, il était de 53,5 %. On hiérarchisait les sept
pays du G7 et la France, comme l'Italie, faisait partie des pays dans lesquels le poids
des dépenses publiques dans le PIB était particulièrement élevé.
Puis on mettait en parallèle la même hiérarchie, la même échelle en ce qui
concerne le taux de chômage. On constatait que léchelle était rigoureusement la
même. Et lon disait qu'il y avait là matière à tirer des conclusions bien
lourdes de conséquences quant à l'utilité ou à la perversité de la dépense publique.
Evidemment la hiérarchie était la même et lon disait - le technicien de la
statistique réagit - qu'il existait une corrélation forte entre le taux de chômage et
le poids des dépenses publiques dans la production nationale.
Le problème est celui du sens de la causalité. En effet, dans une corrélation, on
constate qu'il y a un lien. Mais on ne sait pas a priori, parmi les données
corrélées, laquelle cause l'autre. Quand on regarde d'un peu plus près, il est évident
que c'est plutôt le chômage qui provoque une dépense publique de redistribution et de
combat contre le chômage, ou de lutte pour l'emploi si l'on préfère être positif, et
que ce n'est pas la dépense publique qui provoque le chômage ! C'était pourtant
bien l'impression que le lecteur retirait à la lecture de tout cela.
Cela apparaît encore plus nettement quand on décompose la dépense publique en ses
principales composantes car, l'OCDE le fait au plan international et nous le faisons dans
la comptabilité nationale française, il existe, premièrement, des dépenses de
consommation des administrations, deuxièmement, des dépenses d'investissement conduites
par ces administrations et troisièmement, des dépenses de transfert.
Les intérêts liés à la dette ont une spécificité au sein des dépenses
publiques : suivant les cas, on les isole ou on les raccorde à la consommation des
administrations pour en faire ce qu'on appelle les dépenses de fonctionnement. Vous
connaissez cela.
Si l'on regarde plus avant, on constate que parmi les 53,5 % de tout à
lheure, la part de la consommation des administrations était de 18,6 %. Le
chiffre devient tout à fait différent. Les transferts sociaux étaient de 26,2 %,
soit la moitié de 53,5. Donc, la moitié des dépenses publiques est consacrée à des
transferts, à des opérations de redistribution. C'est la consommation des
administrations que l'on pourrait plus légitimement rapprocher éventuellement du taux de
chômage pour voir s'il existe quelque lien entre les deux. Or, quand on rapproche les
taux de chômage et les consommations des administrations, on ne trouve plus aucun
lien : l'échelle des sept pays n'est plus du tout la même. Si lon prend au
contraire les transferts sociaux - l'OCDE l'a fait -, on voit qu'il existe un lien très
fort entre la hiérarchie de pays à pays des transferts sociaux et la hiérarchie des
taux de chômage. Il ny a aucun doute quant à l'origine et au sens de la causalité
de la liaison qu'on observe. Sil y a corrélation, c'est bien parce que l'on est
amené, face à un chômage croissant, à intervenir davantage par l'intermédiaire de
transferts sociaux. Je prends cet exemple pour vous montrer qu'à partir d'un indicateur
apparemment innocent, on peut finir par laisser entendre des choses qui ne sont pas
nécessairement objectives.
Si l'on étudie de plus près le contenu du concept de " consommation des
administrations ", on y voit toutes les dépenses de personnel et les dépenses
que les comptables nationaux appellent " de consommation
intermédiaire ", c'est-à-dire les achats de biens et de services par ces
administrations publiques. Il est évident que dans cet ensemble, certaines
" consommations " sont source de véritables productions.
J'ai appartenu à la fonction publique. Il y a des
" consommations ", comme les dépenses d'éducation ou celles de
fonctionnement des hôpitaux, qui sont des productions de services ou même, à la limite,
dans le cas de l'éducation, un investissement immatériel. En mettant ces données sous
la rubrique " consommation des administrations ", on prend en compte
des choses qui sont porteuses de croissance et de progrès, alors que dans le même temps,
on peut discuter de la question de savoir si les administrations chargées à proprement
parler de gestion administrative sont fécondes en termes de croissance ou d'emplois
créés dans l'appareil productif.
Là-dessus, le débat peut exister. On peut défendre la thèse selon laquelle même
les administrations autres que celles de l'éducation, de la culture ou de la santé sont
des administrations productives. Néanmoins, prudemment, le comptable national et l'OCDE
mettent tout cela sous la rubrique " consommation des
administrations ", comme sil y avait vraiment là destruction, à la suite
de la ponction qui aurait été faite sur la production nationale. Vous voyez là le
débat qu'on peut faire naître et les problèmes qu'on soulève en décortiquant ce
concept de " consommation des administrations ".
Cet exemple visait à un peu de réflexion préalable.
Cela dit, le problème posé est que cette dépense publique soit efficace. Tant qu'on
restera au plan macro-économique, cest essentiellement en termes de croissance,
d'emploi ou de productivité que lon repérera le degré d'efficacité de telle ou
telle catégorie de dépenses. Lorsque l'on entre davantage dans le détail et la finesse
de l'analyse, par exemple quand on prend les dépenses d'éducation ou de santé, on peut
trouver quelques indicateurs plus concrets, moins abstraits que la croissance globale, qui
est déjà une abstraction même si elle est riche de composantes très concrètes. On
aura des indicateurs d'efficacité de l'éducation en observant les connaissances des
jeunes de tel ou tel âge dans les différents pays et en confrontant le niveau de ceux
qui ont reçu cette éducation à l'ampleur de la dépense correspondante. Des études sur
ce point ont été menées par l'OCDE au plan international qui ne sont pas dépourvues
d'intérêt et qui pourraient être des exemples à creuser. Nous y reviendrons.
Je vais d'abord regarder ce qu'est cette efficacité, comment on la voit ou non
apparaître dans le cas des dépenses publiques au plan macro-économique, en prenant les
dépenses publiques dans leur ensemble et en examinant, année par année, sur trente-cinq
ans, la liaison entre la variation de la dépense publique et le taux de croissance du
produit intérieur brut. Telle année a été une année de forte croissance de la
dépense publique, qu'en a-t-il été de la croissance du PIB ? Telle autre année,
la croissance de la dépense publique a été faible, qu'en a-t-il été de la croissance
du PIB ? Puis lon fait la synthèse de tous ces couples d'informations.
Jai ici un graphique qui montre le genre de résultat auquel on aboutit dans le
cas de la dépense des collectivités locales. Je l'ai emprunté à mon dernier livre. La
variation de la dépense locale totale se situe sur l'axe des abscisses de ce graphique et
la variation du PIB sur laxe des ordonnées. Parmi les trente-cinq points
correspondant aux trente-cinq années, les points situés en haut et à droite du
graphique indiquent les années où la dépense publique a été forte et le PIB en forte
croissance, et ceux situés en bas et à gauche sont signe de faible croissance de la
dépense publique ainsi que du PIB. On constate que se forme un nuage qui monte du bas à
gauche vers le haut à droite, ce qui veut dire que plus la dépense locale augmente, plus
la croissance du PIB a tendance à être forte. Il s'agit là de la dépense locale
totale. Quand on analyse un peu plus finement, on peut repérer la source du lien qui
apparaît.
Dans le cas de la dépense publique nationale, cest-à-dire toutes
administrations publiques réunies - Etat, collectivités locales et administrations de
sécurité sociale -, on constate aussi une corrélation positive. Cela veut dire qu'il
existe un lien positif entre la croissance de la dépense publique et la croissance du
PIB ; la corrélation est tout à fait significative.
On s'interroge alors sur la causalité, sur le sens dans lequel va le mouvement :
est-ce la croissance du PIB qui a une influence sur la dépense publique ou la dépense
publique qui a une influence sur le PIB ultérieur ?
En analysant les phénomènes de décalage, on voit dans quel sens joue la
causalité : on constate en effet que la liaison entre la variation de la dépense
publique d'une année et celle du PIB de l'année suivante est plus forte que la liaison
entre la variation du PIB d'une année et celle de la dépense publique de lannée
suivante. Linfluence stimulante de la dépense publique sur le PIB est donc
prépondérante par rapport à celle du PIB sur la dépense publique. Certes, à mesure
que le temps s'écoule, la dépense publique d'une année a de moins en moins d'influence
sur le PIB des années suivantes, mais elle continue à en avoir la deuxième
année ; cest seulement au bout de la troisième année que la liaison
disparaît. L'impact, la stimulation qui est née de cette dépense, a trouvé son terme.
On est entré, si lon peut dire, dans un régime de croisière.
Le même travail peut se faire au plan international. Je l'ai fait avec dix-neuf pays
de l'OCDE en comparant pour chacun d'eux l'évolution sur trente ans de ses dépenses
publiques en volume, c'est-à-dire à prix constants et le taux moyen de croissance du PIB
au cours de la même période. On constate une forte corrélation positive, c'est-à-dire
que plus les pays ont connu une croissance relativement forte de leurs dépenses
publiques, plus l'impact en termes de croissance a été stimulant.
Telles sont les conclusions auxquelles on aboutit. Je passe rapidement sur l'analyse un
peu plus poussée que j'ai été amené à faire. J'ai regardé en effet ce que cela
donnait quand on enlevait certains pays pour lesquels la hausse des dépenses publiques et
la croissance avaient été simultanément particulièrement fortes, en l'occurrence
quatre pays, le Japon, la Grèce, le Portugal et l'Espagne. Les quinze autres
constituaient un groupe plus homogène de taux de croissance des dépenses publiques comme
de taux de croissance du PIB. On trouve dans ces quinze autres pays une liaison un peu
moins forte entre ces deux données, mais qui reste toujours significative ; on
constate que les pays très proches les uns des autres appartenant à l'Union européenne
ont une certaine homogénéité quant aux taux de croissance, chaque taux restant
cependant lié à la spécificité de la dépense publique du pays considéré.
Quand on analyse un peu plus finement, en distinguant consommation, investissement et
transfert, certaines dépenses publiques apparaissent-elles plus efficaces que
d'autres ? Cette recherche peut se faire au plan global, toutes administrations
réunies - Etat, collectivités locales et sécurité sociale - en étudiant
alors les consommations, les investissements et les transferts auxquels elles se sont
livrées, ou bien en étudiant plus spécialement le cas de tels ou tels agents
économiques : on compare, par exemple, lefficacité de la dépense de
consommation ou d'investissement des collectivités locales à celle de la dépense de
consommation ou d'investissement de l'Etat.
Pour cela, il ne faut pas oublier que, selon la nature de la dépense, le
" poids " relatif de celle-ci dans le total des dépenses varie
fortement dune catégorie d'administrations à lautre. Ainsi 80 % des
dépenses publiques de sécurité sociale sont des transferts, contre 46 % des
dépenses de l'Etat et 16% de celles des collectivités locales.
Le poids relatif du fonctionnement, c'est-à-dire principalement de la consommation,
est faible dans le cas de la sécurité sociale : de lordre de 5 % du
total de ses dépenses. Dans le cas de l'Etat et des collectivités locales, le poids
correspondant est beaucoup plus élevé : 50 % pour l'Etat, 60 % pour les
collectivités locales.
La différence la plus significative concerne l'investissement. Celui-ci est
aujourd'hui largement concentré dans les collectivités locales. L'Etat ne fait plus
qu'une part faible des investissements publics : 24 % des dépenses des
collectivités locales sont de l'investissement, pour un peu plus de 2 % seulement
des dépenses de l'Etat ; c'est beaucoup moins. La sécurité sociale en fait peu par
rapport au total de ses dépenses ; elle contribue cependant au financement
hospitalier puisque, prises dans leur ensemble, les administrations de sécurité sociale
comprennent les hôpitaux publics.
Toujours dans le cas de la France, si l'on étudie alors le lien entre la variation du
volume des dépenses de fonctionnement des administrations locales et les variations
concomitantes du PIB, on constate une liaison pratiquement nulle. Au lieu d'avoir, comme
tout à l'heure, un nuage qui montait du bas à gauche vers le haut à droite, on a des
points dans toutes les directions. Pour une variation donnée des dépenses de
fonctionnement, on peut avoir n'importe quelle croissance du PIB. En sens inverse, avec
une croissance du PIB donnée, on peut avoir selon l'année considérée des variations
très différentes des dépenses de fonctionnement. On trouve également une liaison
pratiquement nulle pour les dépenses de fonctionnement de l'Etat. Il en est de même pour
la sécurité sociale. Cependant, en affinant lanalyse, dans le cas de l'Etat, on
trouve une légère corrélation positive entre les variations du volume du personnel
occupé et la croissance du PIB, la causalité de cette liaison jouant dans les deux sens.
De même, on constate une certaine corrélation entre les variations des frais financiers
de l'Etat et la croissance du PIB ; mais celle-ci est alors négative : moins le
PIB progresse, plus les frais financiers augmentent. Cette augmentation est la
conséquence de l'évolution du déficit des finances publiques.
En revanche, si vous prenez les transferts, vous trouvez une liaison forte pour la
sécurité sociale : on constate que de forts transferts sociaux par l'intermédiaire
des administrations de sécurité sociale s'accompagnent d'une croissance concomitante du
PIB relativement forte. En la matière, la liaison est à double sens : lorsque l'on
cherche le sens de la causalité et que l'on procède à des études avec décalage de
l'une des données par rapport à l'autre, on constate que la croissance du PIB permet le
financement des transferts sociaux et les stimule, et quen sens inverse, la
contribution apportée par ces transferts sociaux à la demande des ménages a un effet
stimulant ultérieur sur le PIB. Il se crée une dynamique dans laquelle la croissance
engendre les transferts et les transferts engendrent la croissance. Cependant, on peut
noter une prépondérance de l'impact des transferts sociaux sur la croissance du PIB par
rapport à l'impact de la croissance du PIB sur le financement des transferts sociaux
ultérieurs.
Le cas le plus intéressant est celui de l'investissement public. La liaison entre les
variations de l'investissement public et celles, concomitantes, de la croissance du PIB
sest révélée des plus fortes. On l'observe pour ce qui est des investissements
des administrations publiques prises dans leur globalité - Etat, collectivités locales
et sécurité sociale -, mais en fait, dans ce total, ce sont les investissements des
collectivités locales qui exercent l'action la plus stimulante sur la croissance
nationale. Les collectivités locales réalisent en effet aujourd'hui 72 % de
l'investissement civil public.
Il y a ainsi une hiérarchie des trois types d'activités des administrations
publiques, l'investissement public étant indiscutablement le plus stimulant en matière
de croissance et de la même manière en matière d'emplois.
Si lon enlève l'investissement de la dépense totale des administrations
publiques locales pour voir ce que devient alors le nuage de points, on fait presque
disparaître la corrélation avec la croissance du PIB qui apparaissait lorsqu'on prenait
l'ensemble de la dépense publique locale. C'est donc par l'intermédiaire de
l'investissement que cette dépense publique locale a un impact stimulant sur la
croissance de l'appareil productif, y compris sur la productivité et l'emploi dans le
secteur privé.
Lanalyse est la même au plan international lorsque lon recherche quel est
l'impact d'une forte ou d'une faible croissance des transferts sociaux d'un pays sur la
croissance de son PIB et l'impact des investissements publics sur la croissance de son
PIB. On constate le même phénomène, analogue à ce qu'on a appelé " la
croissance endogène " dans certaines études, notamment celles faites aux
Etats-Unis visant à examiner l'impact des dépenses d'infrastructure sur la productivité
et la croissance du secteur privé.
Quelques travaux plus " pointus " ont été faits pour le Conseil
économique et social et concernent deux fonctions particulières nourries par la dépense
publique : l'enseignement et la santé. Ce sont les deux " plus gros
morceaux " de la dépense publique, l'une, l'enseignement, étant assumée
principalement par l'Etat, mais aussi par les collectivités locales ; l'autre, la santé,
étant principalement assumée par les administrations de sécurité sociale, quelques
compléments venant des deux autres catégories d'administrations.
On dispose en particulier dindicateurs spécifiques pour faire des mesures
adaptées au problème de l'enseignement. La France, parmi les seize pays de l'OCDE pris
en considération dans le cadre de la dépense d'enseignement, se classait au huitième
rang pour la part des dépenses publiques d'enseignement dans le PIB. Mais parmi les pays
du G7, elle était seconde, seul le Canada ayant des dépenses plus importantes. La France
a été l'un des rares pays où la part de l'enseignement dans le PIB a eu tendance à
augmenter depuis 1975. Le fait que la démographie a moins mal évolué en France que chez
la plupart de ses partenaires européens en est une cause. Le classement de la France qui
apparaissait relativement bon lorsque l'on prenait le volume global des dépenses
d'enseignement, le devient beaucoup moins quand on prend les dépenses d'enseignement par
habitant. Seul le Japon est après elle dans le G7. En fait, le classement en question est
moins mauvais qu'il ny paraît pour les classes maternelles et secondaires - on peut
arriver à analyser relativement finement ces dossiers - et il est médiocre dans le cas
des classes primaires et des universités.
Lanalyse des tests passés par les conscrits depuis une vingtaine d'années a
permis de mettre en évidence l'évolution des résultats de ces tests en fonction de
l'évolution de la dépense publique d'enseignement. De même on a pu comparer à distance
le niveau des sorties du système éducatif. On constate une certaine amélioration.
Des enquêtes conduites par des universités américaines ou par l'OCDE sur des
échantillons de jeunes ont montré que les jeunes Français étaient, par exemple, bien
classés pour les mathématiques abstraites et pour la lecture et la compréhension de
textes, mais quils étaient moins brillants en géométrie ou en physique, en
sciences naturelles et en géographie. Je dis cela pour vous montrer le type d'analyses
que l'on peut faire à l'heure actuelle grâce à une information relativement
homogénéisée en divers pays de niveau de vie assez voisin appartenant à l'OCDE.
Dautres travaux ont été aussi menés dans le cas du secteur de la santé par
EUROSTAT ou les services d'analyses de l'OCDE, visant à repérer l'impact des dépenses
de santé sur la qualité de la santé observée dans les différents pays appartenant
soit à la CEE, soit à l'OCDE.
Je men tiendrai là car je vois bien que lheure avance, mais beaucoup de
choses seraient encore à dire.
M. le Président : Chacun d'entre nous a entendu notamment un chiffre, la part de
l'investissement dans les dépenses de l'Etat.
La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre Méhaignerie : Je croyais que l'efficacité de la dépense publique
était le thème de notre débat. Nous avons été plusieurs à être surpris de votre
exposé parce que lon pourrait aussi démontrer la corrélation entre la progression
du PIB et la conversion à l'Islam, comme me disait mon voisin. Tout est possible.
Quand on regarde votre carte, monsieur Méraud, on s'aperçoit que la croissance a
été plus forte dans les années 1960-1970. On pourrait estimer que la croissance de la
dépense publique forte est sur le court terme positive, mais peut, sur le moyen et le
long terme, être négative.
Comment expliquez-vous que jusque dans les années 1978, la croissance du PIB en France
ait été en moyenne supérieure dun demi-point à la croissance des pays de l'OCDE
et qu'aujourd'hui, nous soyons à un demi-point en-dessous de la moyenne de la
croissance ?
M. le Président : La parole est à M. Méraud.
M. Jacques Méraud : Il y a eu effectivement des différences
entre les rythmes de croissance. Seulement, quand vous regardez la croissance des
dépenses publiques, ce genre de comparaison invite plutôt à conclure dans l'autre sens.
En effet, la croissance de la dépense publique en volume, cest-à-dire corrigée de
la hausse des prix, jusqu'en 1974 surtout, et à la rigueur jusqu'en 1983, a été forte
dans la première période, et plutôt forte, en particulier par rapport à d'autres
pays ; et elle s'est accompagnée effectivement d'une croissance un peu plus forte du
PIB français.
Dans la période récente, la croissance de la dépense publique pèse, bien entendu,
plus lourdement sur ceux qui sont amenés à la financer, parce que la croissance de leurs
revenus, de leurs moyens, est plus faible qu'avant. Mais l'accroissement annuel moyen de
la dépense publique a été relativement faible au cours des années récentes.
L'évolution en longue période de la dépense publique de l'Etat, et même des
collectivités locales bien qu'elles aient mieux résisté, a la forme d'une parabole qui
s'écrase et finit par aboutir presque à une stabilisation.
La croissance de la dépense publique en France était très forte par rapport à celle
de certains de nos partenaires. Elle était de l'ordre de 8 % par an en francs
constants dans les années 1960 et au début des années 1970. Aujourd'hui, elle est
tombée à 1,2 %. La tendance est plutôt au fléchissement du rythme de croissance
de la dépense publique. Cela est peut-être mal perçu parce que le niveau de la dépense
est évidemment aujourd'hui plus fort, mais l'impact provoqué d'une année sur
lautre par l'évolution de la dépense publique est aujourd'hui plus modéré, de
même que le rythme de croissance. C'est tout à fait dans la ligne de ce que je disais
tout à l'heure. On pourrait en conclure, sommairement, que quand la croissance de la
dépense publique est forte, la croissance du PIB est forte. C'était le cas avant 1974 et
surtout avant 1984. Depuis, un très fort ralentissement de la dépense publique a eu
lieu, et les taux de croissance ont été en moyenne faibles.
Nos partenaires ont connu des phénomènes assez voisins. Si on veut faire des
comparaisons avec eux, il faut prendre une période suffisamment longue pour qu'il n'y ait
pas de décalage dans les cycles de croissance. Si vous prenez par exemple le trio des
années 1987, 1988, 1989 qui furent de très bonnes années de croissance, et si vous
comparez cette période aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et dans l'Europe continentale,
vous aboutissez à des résultats qui ne sont pas significatifs, parce que la brièveté
de la période et le décalage entre les fluctuations cycliques de la croissance font que
les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qui sont très liés dans leur conjoncture, ont
connu une reprise puis un fléchissement et une récession les uns et les autres décalés
par rapport aux pays d'Europe continentale, et à la France en particulier.
Pour conclure sur ce point, il me semble que, si lon veut chercher dautres
explications aux différences dun ½ point entre la
croissance française et celle de nos partenaires, dabord en plus, ensuite en moins,
il vaudrait peut-être mieux les chercher du côté de la politique monétaire,
dabord plus expansive chez nous que chez eux, ensuite plus restrictive.
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier Migaud, Rapporteur général de la Commission des finances : Vous
semblez avoir analysé l'efficacité de la dépense par rapport à ses conséquences. Vous
êtes-vous intéressé également à l'efficacité de la dépense par rapport à son
coût ? En clair, peut-on dépenser moins en étant tout aussi efficace ?
M. le Président : La parole est à M. Méraud.
M. Jacques Méraud : L'étude que j'ai faite est essentiellement macro-économique,
même quand elle descend à des composantes de la dépense publique. Ce nest pas à
partir d'analyses macro-économiques qu'on peut faire le type détude dont vous
parlez. Il faudrait entrer plus avant dans des détails physiques précis quant au coût
de telle ou telle opération et quant à l'intérêt qu'elle a présenté pour les
bénéficiaires. Mais cela demande un autre type d'étude. Je suis resté dans un univers
d'analyse statistique qu'il faut compléter pour repérer l'absence ou, au contraire,
l'existence d'une mauvaise utilisation ou la possibilité dune meilleure utilisation
des fonds mis à la disposition de tel secteur ou de telle administration. Il faut une
étude beaucoup plus micro-économique ; ce n'est pas la nature de mes travaux.
M. le Président : La parole est à M. Fuchs.
M. Gérard Fuchs : Ma remarque portera sur la méthode. Lorsque vous
parlez du PIB, sachant qu'on est en économie ouverte, il y a toute une série de facteurs
d'influence extérieure. Aussi je voudrais savoir si vous avez essayé, dans votre
méthodologie, de dissocier la part de croissance ou de décroissance du PIB liée à
l'extérieur, de façon à avoir des corrélations qui soient tout à fait fondées.
Je retiens le fait qu'effectivement, dans les dépenses publiques, il est important de
distinguer clairement des catégories et des acteurs. Si lon prend, par exemple, la
fonction transfert, qui, pour l'acteur sécurité sociale, représente 5 % de coût
de gestion, cest à la fois un petit chiffre et une centaine de milliards de francs,
donc beaucoup ; il serait intéressant pour notre groupe de travail de savoir si cela
a un sens de comparer cela avec le système d'assurance maladie américain qui pèse plus
lourd dans le PIB. Peut-on comparer ces 5 % français à un pourcentage de gestion
d'un autre pays, sachant bien sûr qu'un tri des gens pris en charge est effectué et que
la dimension de service public n'est pas la même ? Ce genre de comparaison a-t-il
été fait par vous-même ou par d'autres ?
M. le Président : La parole est à M. Méraud.
M. Jacques Méraud : Dans le cas de la CEE, des travaux ont été faits par
EUROSTAT pour mesurer - mais cela reste encore assez macro-économique - autant que
possible de la même manière les coûts de gestion de la sécurité sociale en France, en
Allemagne, etc... C'est, semble-t-il, ce qui a été fait de plus sérieux au sein de la
Communauté. Nous semblons nous trouver dans une position assez moyenne. La tendance a
plutôt été à la baisse relative du poids des dépenses de gestion dans le total des
dépenses de la sécurité sociale au cours des dix ou quinze dernières années. De
même, il ressort de ces travaux que les effectifs de la sécurité sociale, au moins pour
le régime général, ont été en baisse, accompagnée d'un accroissement du nombre des
dossiers traités. Cela implique un certain progrès de productivité.
Il nest pas facile darriver à faire les comparaisons de pays à pays. J'ai
lu, par exemple, des analyses sur le poids relatif des transferts sociaux en France, en
Italie et en Allemagne, transferts résultant de l'activité des administrations
publiques. Or, en Italie, les transferts sociaux sont largement remplacés par le travail
au noir. C'est la conclusion à laquelle on aboutit. Il y a moins de transferts sociaux en
Italie que chez nous, mais il existe une économie souterraine qui se substitue aux moyens
de financement, qui en donne d'autres aux personnes qui, chez nous, reçoivent des
transferts par le canal d'administrations.
Autre exemple, en Allemagne, le rôle joué par les entreprises dans le financement de
ce qui, chez nous, est pris en charge par des transferts sociaux est important. Les
mutuelles d'entreprises jouent un rôle important dans ce pays.
On entre là dans des analyses de nature monographique ou micro-économique.
Le bilan regroupant la gestion des mutuelles d'entreprises allemandes et les gestions
des dépenses publiques des transferts sociaux allemands n'a pas, à ma connaissance,
été fait.
Prenons les effectifs dans la fonction publique. Quand on compare la France et
l'Allemagne, on trouve, en Allemagne, moins de dépenses en personnels, mais plus de
dépenses en consommations intermédiaires, c'est-à-dire plus de recours à des services
ou des biens extérieurs. La raison est quil y a une forte sous-traitance, notamment
par les Länder, de certaines tâches à des activités classées, par les
fournisseurs d'informations que sont les comptables nationaux, parmi les entreprises. Le
classement de linformation en tant que dépense publique ou en tant que dépenses
d'entreprises crée une difficulté si l'on se contente de prendre les données de
comptabilité nationale. Il faudra donc faire des analyses plus spécifiques, qui
nécessiteront le recours à une information également spécifique.
M. le Président : Merci beaucoup, monsieur Méraud. Tout cela a été fort
utile pour situer le débat.
Audition de M. Jean-Claude THNIG,
Président du Conseil scientifique de lévaluation
(extrait du procès-verbal de la séance du 22 octobre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Je remercie M. Jean-Claude Thnig, directeur de recherches
au CNRS et Président du Conseil scientifique de l'évaluation, d'avoir eu la gentillesse
de venir.
Vous connaissez, monsieur Thnig, le sujet qui nous préoccupe. Nous sommes
sensibles aux questions d'évaluation. Vous navez peut-être pas eu témoignage de
cela, mais nous cherchons à éviter la langue de bois, puisque nous souhaitons déboucher
sur des conclusions concrètes. Il y a beaucoup de dépenses publiques en France. Cela
fonctionne-t-il bien ? Quel rôle pourrait jouer le Parlement pour un meilleur
fonctionnement ?
Il existe des institutions dévaluation, vous êtes mieux placé que quiconque
pour le savoir. De nombreux travaux très intéressants sont faits, mais jai le
sentiment que l'impact de ceux-ci sur les décisions que nous prenons, pour employer un
euphémisme, est faible.
Je vous donne la parole pour un exposé liminaire avant que nous vous posions des
questions.
M. Jean-Claude Thnig : Après avoir rappelé ce dont on parle quand on
évoque l'évaluation, je dresserai un bilan rapide de la situation française, pour faire
une suggestion liée davantage à vos préoccupations en tant que parlementaires.
Lévaluation est une méthodologie qui vise à énoncer un jugement sur une
politique ou un programme spécifique - nous ne sommes pas dans le macro, mais sur une
politique ou un programme défini -, un jugement basé sur de la connaissance
rigoureusement collectée.
L'évaluation n'est pas du tout de la RCB (rationalisation des choix budgétaires), ni
de l'évaluation " ex-ante " cest-à-dire de l'aide à la
décision s'agissant d'un projet défini que l'on veut entreprendre, comme, par exemple,
relier de manière optimale deux villes entre elles par un système de transport.
Lévaluation est bien plus un travail portant sur ce qui se passe réellement
lorsqu'une autorité publique applique une politique dans un domaine ciblé.
S'agissant du rôle du Parlement, je rappelle aussi que l'évaluation peut avoir des
éclairages très divers. Elle peut mettre l'accent sur tel ou tel aspect. Pour
simplifier, je dirai quelle peut être davantage intéressée à examiner
l'efficience, à poser des problèmes de productivité, de coût ou de qualité de ce qui
est fourni par les services publics à travers une politique définie. Elle peut être
intéressée aussi par l'efficacité, par la " value for money " :
étant données les ressources financières engagées pour un programme particulier,
quen est-il du résultat observable? Elle peut être intéressée encore par
l'impact de l'intervention ou de la non intervention d'une autorité publique dans un
domaine donné. Quels effets celle-ci provoque-t-elle, au sens large, dans le tissu social
ou physique sur lequel on intervient ? Enfin, et c'est un point clé,
lévaluation est aussi sensible et peut être davantage centrée sur les conditions
de mise en oeuvre; la question est alors de savoir si les dispositifs publics ou privés
répondent à la mise en oeuvre d'une politique, en particulier d'efficacité et
d'efficience des services administratifs, de leur conformité, de leur capacité à mettre
en oeuvre concrètement les objectifs que les politiques leur confient.
Du point de vue du contrôle parlementaire, ou des soucis d'une autorité publique, des
accents différents peuvent être mis sur le choix des outils, sur le point de savoir s'il
fallait intervenir dans telle politique plutôt par la distribution d'argent ou autre. Les
moyens mis en oeuvre sont-ils mobilisés et aptes à servir ? Le problème était-il
bien posé ? C'est souvent quelque chose que l'on rencontre dans le cas des politiques
publiques. L'horizon en termes de temps était-il le bon ? etc...
Voilà une vue un peu réaliste des choses.
Un point clé est de faire le bilan aujourd'hui sur la situation de l'évaluation, non
pas parce que c'est la question essentielle, mais parce quelle nous permettra de
poser davantage le problème du contrôle parlementaire.
J'aurai deux observations à faire, sachant que j'essaie toujours de voir
comparativement, implicitement et explicitement, la situation française par rapport à
celle d'autres démocraties européennes.
Nous avons connu un développement de l'évaluation, assez informel mais réel, au
cours des années 1980. Son point d'orgue fut le décret du 22 janvier 1990, qui installe
au niveau de l'Etat la procédure d'évaluation dite CIME-CSE - Comité interministériel
de l'évaluation-Conseil scientifique de l'évaluation. Depuis, au niveau de l'Etat et du
Gouvernement en particulier, les dernières années ont coïncidé avec une relative mise
en sommeil de l'intérêt et de l'alimentation de cette procédure.
Au total, seize politiques fort variées se sont vues confiées à cette procédure.
J'aimerais attirer votre attention sur deux cas de figure intéressants : d'une part,
l'évaluation de la loi dite " Giraud ", qui a introduit une
obligation d'évaluation au bout de deux ans avec information du Parlement; d'autre part
la loi dite " Evin ", qui a introduit l'obligation d'une évaluation
au bout de cinq ans, évaluation encore en cours. Nous pourrons y revenir pour juger de
l'apport aval de ce genre de travail.
J'aimerais aussi insister sur le fait que ce dispositif n'a plus été alimenté avec
beaucoup de vigueur depuis trois ou quatre ans.
J'insisterai également sur le fait que de nombreuses évaluations existent au sein de
secteurs ou de ministères, dans le domaine du travail et de l'emploi notamment, le
ministère disposant dune capacité autonome pour faire ce genre d'évaluation. Elle
a eu une existence forte aussi au ministère de l'Education nationale, mais semble avoir
été mise quelque peu en sommeil.
J'aimerais rappeler ce qui s'est passé autour de la réforme et de la modernisation du
ministère de l'équipement.
Par ailleurs, ce n'est pas un hasard si, en France, dans les secteurs dits sociaux
- santé, éducation - nous avons une évaluation. Nous retrouvons cela dans les
pays étrangers avec lesquels nous sommes liés à travers l'Union européenne. Des
dispositifs d'évaluation fonctionnent çà et là plus ou moins bien, dans le domaine du
médicament et autres.
Deux points me paraissent intéressants à souligner. Depuis quelques temps, des
initiatives ont eu lieu au niveau subnational. Trois régions ont manifesté aujourd'hui
la volonté d'avancer et de se doter de pratiques et d'une capacité interne à le
faire : Nord Pas-de-Calais, Bretagne et Rhône-Alpes. Cette dernière s'est lancée
dans l'évaluation avant que ne se manifeste la forte pression pour lévaluation des
contrats de programmes Etat-Région. Par ailleurs, la Commission de Bruxelles développe
cela dans le cadre des fonds structurels.
Aujourd'hui, l'évaluation se développe - nous le voyons dans toute l'Europe - par les
dialogues, informels ou formels, entre Bruxelles et les régions. Paradoxalement, depuis
quelques années, on constate une relative apathie, voire une mise en sommeil, de
l'intérêt plus général de l'Etat au niveau national pour l'évaluation. Cela peut
poser quelques questions intéressantes. Je pourrai, si vous le souhaitez, revenir sur les
raisons pour lesquelles la vitesse, qui semblait acquise dès 1990 en France, s'est
ralentie.
Chacun s'accorde, quil sagisse dévaluateurs ou de responsables
gouvernementaux dans le cadre d'institutions diverses - OCDE, etc... - à dire que
l'évaluation a fortement décollé dans nombre de pays européens. Ce n'est pas le fruit
du hasard. Je ne mentionnerai pas les Etats-Unis ni le Canada. En France, nous avons connu
un ralentissement.
Puisque lon regarde la situation dans d'autres pays, je me permets de verser au
dossier l'expérience britannique. Je ne pense pas qu'il existe de modèle idéal en
soi ; néanmoins, on s'aperçoit parfois que ce qui paraît impossible dans notre
pays se fait dans d'autres.
Par exemple, en Grande-Bretagne, il existe un National Audit Office (NAO)
qui fut créé en 1983. Sa mission est de renforcer le contrôle parlementaire sur
l'utilisation des fonds publics. Il sagit dun organisme autonome, dans les
mains du Parlement, et dont le mandat est clair : examiner l'activité des
départements ministériels et des organismes publics, au sens britannique, sous l'angle
de l'économie, de l'efficience et de l'efficacité. En moyenne, chaque année, le NAO
transmet cinquante rapports de type Value for money au Parlement britannique.
Concrètement, on constate trois types d'orientation dans les commandes.
Premièrement, les audits de performance. Ce sont les plus classiques. La question est
de savoir si cela fonctionne bien ou non, si le travail mené est approprié à cette
organisation, si celle-ci respecte les règles. Ces audits peuvent faire des
recommandations en vue de l'amélioration des procédures.
Deuxièmement, des examens spéciaux. Ce sont des études plus courtes, destinées à
analyser un dysfonctionnement particulier ressenti par le Parlement ou à préciser un
problème mal identifié.
Troisièmement, des évaluations au sens impact et efficacité, par exemple, des
évaluations de programmes qui tentent de définir si telle organisation ou tel programme
dans le domaine scolaire, urbain, etc., atteint ses objectifs et ce que cela génère
comme conséquences.
Mon propos nest pas didéaliser le cas de la Grande-Bretagne, mais de
montrer en contraste avec la situation française que dans la plupart des pays avancés,
on n'a pas attendu de définir une règle unique et officielle ou une architecture unique
pour l'évaluation au niveau national. On est dans du pluralisme, non pas au sens
idéologique, mais au sens institutionnel.
La vigueur de l'évaluation en Grande-Bretagne est liée au fait que le Parlement, mais
aussi le Gouvernement - cabinet et Premier ministre, et départements ministériels - font
de l'évaluation parce qu'ils en ressentent le besoin et qu'ils peuvent le faire.
Il ny a pas de règle unique. Le mode d'entrée est diversifié : soit
lefficacité de telle et telle mesure, soit lefficience, soit le repérage des
impacts et effets.
La procédure en France reste marquée par une extrême centralisation. Nous sommes un
cas unique en Europe. Nous sommes les seuls à avoir une espèce de chapeau officiel
national dont une des représentations est le CIME. Cest l'Etat qui fait de
l'évaluation. On peut aussi se demander si cette centralisation, je dirai presque cette
exclusivité de l'exécutif en matière de légitimité d'évaluation, est une bonne chose
quant à la diffusion de celle-ci. La question reste ouverte.
Il est important qu'il y ait des clients ; l'évaluation n'a de sens que si elle a
un client, un organisme qui souhaite faire de l'évaluation. Certes - et ce fut un grand
progrès -, nous avons fait en sorte en 1990 qu'en France, les résultats de l'évaluation
soient mis à disposition du Parlement et du public par des publications officielles. Mais
quel usage en est-il fait ? Même si du point de vue de la démocratie, il est bon et
juste que les résultats d'une évaluation soient mis sur la place publique, cela ne
garantit pas l'intérêt de l'exécutif ou du législatif pour l'usage de la connaissance
que l'évaluation génère.
Ce sont là deux ou trois points dordre général que je voulais dire sur
l'évaluation aujourdhui. Je tiens, pour conclure ce bref exposé liminaire, à dire
que si nous continuons à ne pas nous intéresser à l'évaluation, d'autres s'y
intéresseront pour nous. La pression est très forte au niveau européen de considérer
l'évaluation comme un mécanisme de conformité des dépenses. Nous avons, en France, du
point de vue du contrôle de la légalité des procédures, tout ce qu'il faut. En
revanche, du point de vue des résultats, de ce que nous apprenons à travers cela pour
pouvoir corriger et améliorer des politiques et des programmes, le champ est largement
ouvert.
M. le Président : Votre exposé introductif répondait à nos
préoccupations. Vous avez fait preuve de mesure dans votre expression, mais nous avons
bien senti ce qu'il y avait derrière.
Pourriez-vous nous dire :
1°- D'après votre connaissance de ses mécanismes, le NAO est-il ou non adaptable en
France ? Qu'est-ce que cela pourrait donner ?
2°- A votre avis, la Cour des comptes pourrait-elle remplir un autre rôle sur le plan
de l'évaluation ou pensez-vous, compte tenu des tâches qu'elle a déjà à assumer et
des membres qui la composent, quil faudrait travailler autrement ?
M. Jean-Claude Thnig : Je ne sais si le modèle NAO est exportable. Chaque
pays trouve sa propre expression.
En revanche, le fait qu'un Parlement se dote d'une volonté de regarder les dépenses
publiques de manière pas simplement macro, mais précise et rigoureuse, dans tel et tel
secteur, est une volonté politique qui est, à mon avis, parfaitement exportable.
Lessentiel est qu'une institution publique politique ait sa propre expertise. Je
ne dis pas qu'il faut qu'elle embauche des évaluateurs, mais qu'elle ait un minimum de
supports, de soutien de la part d'un service qui sache ce qu'est le métier et l'utilité
de l'évaluation.
L'exemple classique est le General Accounting Office (GAO) aux Etats-Unis. Les
Britanniques ont repris un peu cette idée. La décision de créer le NAO date de 1983.
Cétait dans un contexte politique précis. Il est intéressant de voir quà
partir du moment où le client de l'évaluation se rend compte qu'il apprend quelque chose
à coût faible, quelles que soient les orientations générales d'un Gouvernement - Mme
Thatcher ou autre -, il continue à l'utiliser, parce que cela rend des services. En fait,
il faut être très pragmatique.
Votre deuxième question, monsieur le Président, est un long débat. On en a beaucoup
parlé avec la Cour des comptes vers la fin des années 1980 et le début des années
1990. Là encore, ma réponse est simple : il ne faut pas de monopole officiel ou
semi-officiel d'une fonction d'évaluation. Nous ne sommes pas dans un système où il y a
à faire un contrôle de conformité. Il est donc souhaitable que la Cour émette de temps
en temps des jugements raisonnés sur une connaissance rigoureuse.
Je ferai référence à l'expérience néerlandaise : aux Pays-Bas, l'équivalent de la
Cour des comptes s'est lancé dans l'évaluation. Elle l'a fait à deux conditions. La
première était de créer, à l'intérieur de l'institution, un secteur d'activités et
de professionnels qui ne font que cela. Ne mélangeons pas les rôles. Il faut une
expertise. La seconde est qu'il n'y ait pas de monopole de fait ou de droit.
Ma réponse est pratique.
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier Migaud, Rapporteur général de la Commission des finances :
Monsieur le Président, vous présidez le Conseil scientifique de l'évaluation. Avez-vous
des exemples en France quune évaluation ait permis des remises en cause ?
Autrement dit, avez-vous le sentiment de servir à quelque chose ?
L'évaluation est souvent décalée de toute procédure budgétaire. Connaissez-vous
des exemples étrangers où une décision budgétaire n'est prise qu'en fonction d'une
évaluation préalable ? Ce serait tout à fait révolutionnaire en France.
Que pensez-vous des outils mis à la disposition du Parlement - y en a-t-il
dailleurs ? - pour évaluer et laider à prendre des décisions ou à
apprécier les propositions émanant du Gouvernement ? La France n'est-elle pas dans cette
situation un peu particulière davoir le seul Parlement au monde à ne pas disposer
d'outils d'évaluation ?
M. le Président : La parole est à M. Baert.
M. Dominique BAERT : Mes questions rejoignent celle de M. le Rapporteur
général.
Ma première est de savoir quelles sont les traces concrètes, que vous identifiez
éventuellement, des évaluations qui ont pu être conduites dans les inflexions des
politiques publiques.
J'ai participé il y a quelques années à des réunions interministérielles où
précisément on faisait le choix des différents publics qu'on souhaitait évaluer. J'en
ai retenu l'impression curieuse que les différentes administrations, accompagnées de
leur cabinet, formulaient des propositions dévaluation des politiques publiques les
moins dérangeantes pour elles. J'ai le sentiment, mais vous pourrez peut-être l'infirmer
que lon travaillait, au contraire, sur le marginal, sur les aspects où lon
devinait que si les personnalités extérieures se mettaient à se préoccuper de ces
politiques et souhaitaient les infléchir, cela n'aurait quune portée limitée.
Avez-vous toujours ce sentiment ? Fait-on toujours une évaluation a minima et
sur les politiques qui ne touchent pas les socles des actions des ministères ?
Ma deuxième question concerne la méthodologie et le fonctionnement administratif de
ce couple CIME-CSE. Javais remarqué que lorsque lon souhaitait faire évaluer
ces politiques, on savait qu'on s'engageait dans des processus longs, alourdis encore par
les différents appels d'offres. Puis on attendait les résultats trois ou quatre ans
après leur lancement, c'est-à-dire à une période où les hommes politiques qui avaient
lancé le désir de la procédure n'étaient plus ceux qui en recevaient le résultat.
Donc, si à un moment donné, une priorité politique de révision de la politique
publique était envisagée, on n'était pas certain que trois ou quatre ans après, la
même volonté politique de révision de celle-ci prévaudrait. Cette question reprend,
sous un autre angle, celle du Rapporteur général sur la portée de l'action
d'évaluation.
Nous sommes, avec ces deux questions, au coeur du sujet.
M. Jean-Claude Thnig : Je vous ferai part de deux exemples réconfortants.
Si je prends le RMI et les lois Giraud, je les classe plutôt dans la catégorie
" relativement satisfaisant ".
Premièrement, une raison technique, le mandat d'évaluation fixé était court : deux
ans.
Deuxièmement, vous vous en souvenez, les lois Giraud mettaient en place un dispositif
extraordinairement peu homogène brassant divers produits ou diverses mesures très
hétérogènes, qui engendraient un désir de comprendre ce qu'on lançait. Il y avait
l idée " découter lexpérience ", de savoir
ce qui se passait vraiment, et, en même temps, lidée de pouvoir intervenir très
rapidement. Il y a eu des inflexions fortes, certaines visibles et d'autres moins.
Un des aspects forts qui ressort de l'évaluation des lois Giraud est notamment le
problème des dispositifs institutionnels et administratifs chargés de conduire certaines
opérations. En d'autres termes, il y a eu un effet incontestable quant à l'opinion
publique administrative et aux échelons de direction administrative. Par-delà les
divisions partisanes, nous avons observé que nous étions dans un système beaucoup trop
centralisé administrativement et l'ouverture vers des inflexions par des initiatives,
notamment des régions, mais aussi par une implication plus grande d'acteurs secondaires,
était une très bonne chose. Donc, cela donne des résultats.
J'ai, à titre personnel, pris l'initiative d'aller alerter Matignon sur l'errance dans
laquelle nous étions. Je suis très réaliste. Si j'ai l'impression que nous ne servons
plus à grand-chose, il faut arrêter. Cela pose la question de l'aval et de l'amont.
En amont, nous ne sommes plus alimentés. Nous savons tous que le pouvoir politique n'a
pas le temps et que, parfois, l'annonce d'une décision compte plus que son
efficacité.
En aval, la situation est qu'il n'y avait plus de suivi, en partie parce que le
dispositif lui-même était angélique, en ce sens que les délais étaient absents. C'est
la raison pour laquelle jinsiste beaucoup sur l'idée de poser des contraintes,
parfois déjà dans les lois, en imposant une évaluation au bout de deux ans et en
précisant, par exemple, que celle-ci devra être fournie au Parlement et au Gouvernement
dans un délai de six mois. Ce serait réaliste, c'est ce que font les autres pays.
Ensuite, nos mécanismes d'instances ne sont pas parfaits. Souvent, c'est par des choix
techniques micro que vous cassez de bonnes volontés macro. Les instances avaient la
volonté, tout à fait justifiée, de mettre autour d'une table, dans un travail
d'évaluation, les responsables de divers secteurs touchés par les politiques. Je
rappelle que les politiques mises sur l'agenda de la procédure CIME sont des politiques
interministérielles, qui font donc intervenir plusieurs départements. Ce nest
vraiment pas le plus simple. Nous souffrons dun déficit de coordination.
L'évaluation peut-elle en même temps suppléer une carence et les difficultés du
cloisonnement interministériel ? C'est charger le bateau. Ces instances posent un
problème. De plus, elles n'étaient pas formées d'un noyau professionnel d'évaluateurs.
Lors dun colloque franco-britannique, consacré à lévaluation des
politiques publiques, jai été énormément frappé par la modestie de la
professionnalisme en France, comparée à la professionnalisme en Grande-Bretagne. C'est
un point clé. En Grande-Bretagne, l'évaluation n'est pas uniquement fournie par des
professionnels du système public. Les ministères ont la liberté de choisir des
évaluateurs. Il en est de même à Bruxelles. Les évaluateurs peuvent être des
entreprises privées. Après tout, les capacités d'évaluation peuvent aussi bien être
fournies par des entreprises privées que par des instituts universitaires. On est dans le
pluralisme.
En France, on a toujours eu cette idée que c'est, d'abord et avant tout, dans le
secteur administratif quon trouve ces capacités. La question du Président est donc
tout à fait classique : Cour des comptes ou inspection des finances ? Je
caricature, mais à peine !
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier Migaud, Rapporteur général de la Commission des finances : Sur la
première question : " Avez-vous des exemples d'évaluations qui ont permis des
remises en cause de certains problèmes en France ? ", je n'ai pas
été complètement convaincu par votre réponse. Si vous pouviez illustrer davantage, ce
pourrait être utile.
Ma deuxième question était qu'on lie beaucoup évaluation à contrôle. Mais dans
d'autres pays, n'existe-t-il pas plus de liens entre l'évaluation et la décision
budgétaire ? Cela ne devrait-il pas être plus systématisé ?
Ma troisième question concernait les outils mis à la disposition du Parlement.
M. le Président : La parole est à M. Thnig.
M. Jean-Claude Thnig : Je ne cherchais pas à vous convaincre, mais
simplement à montrer effectivement que l'aval est faible. S'il est faible, c'est que
l'approche générale pose problème. Soyons clairs, nous sommes aussi réalistes et
intelligents pris individuellement que nos collègues d'autres pays. Le problème tient
plus profondément à une philosophie que j'ai essayé de résumer sous huit ou neuf
points. Je tiens à votre disposition un papier comparatif entre ce que je vois dans
d'autres pays et la France, mais jai dit l'essentiel en vous répondant, monsieur.
Néanmoins, dans certaines régions que j'ai mentionnées, auxquelles je pourrais
rajouter le département de l'Hérault qui a été aussi un peu pilote, si vous prenez
l'évaluation de programmes liés, par exemple, au fonds structurel, on commence à avoir
des remises en cause, même si, pour l'essentiel, elles sopèrent sur des
opérations relativement identifiées, micro, non sur le principe même. Oui, il y a des
remises en cause, oui il y a des choix de réorientation, oui il y a des redéploiements.
Le fait d'avoir installé telle aide dans telle partie de telle région, oui des
Présidents de région ont fait des petites évaluations. Je pense à la région Limousin
et à l'action du Président Savy.
Deux évaluations interministérielles ont eu une dimension budgétaire beaucoup plus
précise.
L'évaluation sur l'informatique fut une des premières évaluations lancées, sinon la
première fournie. Les budgétaires disaient quils mettaient de largent et
quil ne se passait rien. Or, les réponses montrent clairement qu'il se passe
quelque chose, le fait de pouvoir donner corps à une analyse précise est une bonne
chose. Nous avons identifié les raisons pour lesquelles l'argent ne donnait pas les
résultats escomptés en matière d'informatique : trop de complexité technique et
procédurale, détournements de gains de productivité en partie par les personnels,
détournement de gains de productivité parce qu'entre temps, le Gouvernement a changé de
normes en matière d'achat. C'est clair.
Lévaluation sur la maîtrise de l'énergie ne fut pas, au départ, issue d'une
volonté du CIME, simplement le souhait dun ministre de l'industrie. Elle montre
très clairement qu'une politique de maîtrise d'énergie, quoi que l'on dépense, est
tributaire des choix que peut par ailleurs faire l'autorité gouvernementale sur des
problèmes marginaux ou conjoncturels, par exemple, tout ce qui concerne la fiscalité sur
le pétrole.
Les évaluations les plus fructueuses sont les petites évaluations. Faut-il lier cela
ou non à la préparation budgétaire ? Ma réponse sera positive, car une préparation
budgétaire est aussi une discussion portant sur la question de savoir si les outils
utilisés pour intervenir dans tel secteur sont les bons. La discussion budgétaire est,
dune certaine manière, une discussion instrumentale; elle n'est pas que politique
ou idéologique. De ce point de vue, en France, le bilan est modeste et limité parce
qu'on ne s'est pas vraiment donné les moyens de réussir. Il est plus sensible si vous
prenez la maîtrise par un ministère de sa politique interne.
Nous avons un cas tout à fait remarquable, celui de la continuation et le relatif
succès qu'a eu le ministère de l'équipement dans son redéploiement de modernisation et
de gestion interne. Même si le Parlement n'a pas toujours été conscient ou capable de
comprendre ce qui se passait, il est incontestable quun pilotage a permis,
premièrement, des gains de productivité, deuxièmement, des gains de qualification et
troisièmement, une redéfinition des services et des produits d'une administration
placée dans une situation d'incertitude liée à la décentralisation. Soyons
attentifs !
M. le Président : La parole est à M. Bonrepaux, Président de la Commission des
finances.
M. Augustin Bonrepaux, Président de la Commission des finances : Vous
avez souligné que les évaluations ne doivent pas se faire uniquement a posteriori.
Comment faire pour que les évaluations se fassent davantage au moment de mettre en oeuvre
les politiques ? De quels moyens peut-on disposer, aussi bien au Parlement qu'au
Gouvernement, pour évaluer ce que l'on va mettre en oeuvre ?
On se rend compte souvent qu'une politique mise en oeuvre doit être corrigée parce
qu'elle ne répond pas aux effets attendus. Quelles suggestions pouvez-vous nous
faire ?
M. le Président : La parole est à M. Thnig.
M. Jean-Claude Thnig : Si j'ai bien compris, monsieur, votre question
était : " En quoi pouvons-nous bénéficier de
l'évaluation ? " Je vais répondre de deux manières.
Techniquement d'abord, il est clair que lon ne peut avoir de connaissances
rigoureuses et donc se forger un jugement lorsque lon na pas de système
d'information adapté à la politique en question. En d'autres termes, que ce soient les
critères ou la nomenclature en matière de dépenses, que ce soient les nomenclatures
administratives en matière de fournitures, de biens et de services, ou les typologies
statistiques utilisées pour voir si telle politique a donné sur telle population tels
effets, ils ne sont pas toujours adaptés. La RCB posait déjà certaines questions à
l'époque.
Ensuite, en tant que Parlement, vous avez aujourd'hui les moyens dapprendre
d'études passées des choses qui peuvent vous éclairer sur l'avenir. Il ne sagit
pas de devenir un partisan inflationniste de l'évaluation. Il existe du savoir dans
certains secteurs, comme dans celui de l'Education nationale, où un formidable travail a
été fait en matière d'évaluation sur un certain nombre de paramètres. Cela ne veut
pas dire non plus qu'on n'arrête pas de commander.
Par conséquent, le staff ne doit pas être important. Je rappelle qu'au GAO,
même si les chiffres ont l'air absolument faramineux pour nous, simplement 1/5ème des
cadres travaille sur l'évaluation, non seulement en faisant de l'évaluation pure et
dure, mais aussi en essayant de rassembler les données dont on dispose.
Nous disposons aujourd'hui de nombreuses études; l'administration française est
productrice d'études, de même que les organismes périphériques. Si dans une cellule
parlementaire une dizaine de personnes surveillait d'un peu plus près toute la
connaissance fournie soit par les économistes, soit par les sociologues, on avancerait un
peu. On serait capable de baliser les paramètres à surveiller.
M. le Président : Merci beaucoup, monsieur Thnig. Vous avez parlé
dune note qui nous serait utile.
Audition de M. Guy CARCASSONNE,
Professeur à lUniversité de Nanterre-Paris X
(extrait du procès-verbal de la séance du 29 octobre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui
M. Carcassonne, professeur de droit à l'université de Nanterre-Paris X.
Monsieur Carcassonne, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir accepté
notre invitation. Je vous laisse sans plus attendre la parole, puis nous vous poserons un
certain nombre de questions.
M. Guy CARCASSONNE : Monsieur le Président, c'est toujours un plaisir de venir à
l'Assemblée, et c'est pour moi un honneur d'être auditionné par ce groupe de travail.
La matière budgétaire est effectivement l'une des douleurs taraudantes du Parlement,
et pas seulement sous la Vème République. Lorsqu'on se replace dans une perspective
historique, il est indubitable que les principes issus de la Déclaration de 1789,
énoncés à une période où les représentants du peuple avaient affaire à un pouvoir
exécutif extraordinairement dépensier, ont connu un basculement au fur et à mesure des
progrès du suffrage universel à l'issue duquel le législatif est finalement apparu
comme plus suspect de mauvaise gestion que l'exécutif.
De sorte que ce phénomène, qui n'est certes pas purement français, s'est traduit
dans tous les parlements démocratiques par une primauté du pouvoir exécutif dans la
décision budgétaire ; primauté qui, dans certains pays, et notamment le nôtre, est
allée jusqu'à devenir une quasi-exclusivité. C'est sans doute à cela qu'il
conviendrait de remédier.
Personnellement, j'ai le sentiment que le rôle du Parlement français dans la
décision budgétaire n'est pas moins important, dans sa définition, que celui des
parlements étrangers. A peu près partout, et pour des raisons bien connues, c'est à
l'exécutif qu'il revient - dans l'usage qui est fait du budget comme d'un instrument
avant tout économique - de définir les grands équilibres, et ensuite de veiller, dans
toute la mesure du possible, à leur respect. Le législateur ayant alors beaucoup plus un
rôle d'influence que décisif.
Si, selon moi, la définition des pouvoirs est à peu près équivalente dans les
parlements européens, en revanche, la manière dont les pouvoirs en question sont
utilisés laisse beaucoup à désirer en France. Et ce pour deux raisons : d'une part,
parce qu'un certain nombre d'éléments techniques ont renforcé abusivement le poids du
Gouvernement, et, d'autre part, parce qu'un certain nombre d'éléments politiques ont
affaibli artificiellement le rôle du Parlement.
Premièrement, l'affaiblissement artificiel du rôle du Parlement.
Peut-être connaissez-vous ma phobie à l'égard du cumul des mandats : je pense que
quels que soient les pouvoirs dont le Parlement est doté, s'il n'y a pas de
parlementaires en nombre suffisant pour les exercer, cela ne sert à rien.
Fondamentalement, l'un des problèmes de base se trouve ici, même si je sais qu'un grand
nombre d'hommes politiques cumulant les mandats sont par ailleurs d'excellents
parlementaires. Il n'en demeure pas moins que lorsque quelques parlementaires, si
compétents, si disponibles soient-ils, sont confrontés à une équipe gouvernementale
soudée et nombreuse en séance, ils ont beaucoup plus de difficulté à faire entendre
leur voix et éventuellement à imposer leurs vues que s'ils étaient incomparablement
plus nombreux - ils exercent, à ce titre, un pouvoir de résistance beaucoup plus grand.
De surcroît, l'essentiel, et j'y viendrai dans un instant, en ce qui concerne le rôle
des parlementaires en matière budgétaire, doit être bien davantage dans le versant
contrôle que dans le versant législation. Qu'on le veuille ou non, il est effectivement
difficile, dans les régimes modernes, d'envisager que le Parlement puisse fabriquer une
loi de finances de A à Z ; en revanche, il n'est pas inimaginable que le Parlement ait un
rôle irremplaçable à jouer en matière de contrôle de la dépense budgétaire.
Cependant, ce rôle de contrôle exige une disponibilité non seulement soutenue, mais
constante. A partir du moment où le contrôle ne s'exercerait que de manière
parfaitement sporadique à l'occasion, soit de l'examen d'un fascicule budgétaire ou de
la loi de finances, soit d'un coup politique, il est clair que la fonction de contrôle ne
peut pas jouer pleinement son rôle. L'efficacité et l'impact de l'exercice de la
fonction de contrôle sont subordonnés à la constance de celui-ci.
L'affaiblissement du Parlement français me semble donc artificiel, la cause la plus
profonde étant l'indisponibilité massive - malgré les efforts des uns et des autres -
de trop nombreux parlementaires.
Techniquement, il existe cependant des dysfonctionnements propres à la France. Le plus
évident et le plus spectaculaire est, non pas le faible impact apparent de la décision
parlementaire sur la décision budgétaire - le niveau global du budget n'a pas véritable
signification, du point de vue de l'élaboration de la décision -, mais la part mobile.
Cette part mobile est extrêmement réduite, non seulement pour le Gouvernement, mais
encore plus pour le Parlement. Lorsqu'on confronte la réalité de la loi de finances à
la part mobile, qui peut se prêter à une décision politique, on constate que les marges
de manoeuvre sont relativement réduites ; il conviendrait donc d'envisager un
rééquilibrage dans leur utilisation entre Parlement et Gouvernement.
Lorsque je parle de dysfonctionnements spectaculaires, je veux notamment parler du
parfait mépris, voire du cynisme stupéfiant avec lequel le Gouvernement pratique cet
exercice que l'on appelle la régulation.
Il y a quelque chose de parfaitement indécent, non seulement à ce que, l'encre de la
loi de finances étant à peine sèche, elle soit déjà substantiellement modifiée, mais
aussi à ce que, en cours d'année, des sommes extrêmement significatives se promènent
à travers des virements, des transferts, des décrets d'avance ou des annulations.
Il existe une disproportion frappante entre le débat budgétaire, à l'occasion duquel
peuvent se nouer des conflits politiques, des débats très vifs sur l'affectation de un,
deux ou trois milliards de francs, et le fait que plus tard dans l'année, un trait de
plume et deux signatures permettront de déplacer cinq, dix ou vingt milliards de francs
au titre de la régulation budgétaire. Naturellement, il ne s'agit pas d'en nier la
nécessité occasionnelle, conjoncturelle, mais de s'étonner des conditions dans
lesquelles elles sont accomplies.
Par ailleurs, j'ai le sentiment que le Parlement n'exerce que très moyennement, et de
très loin, les pouvoirs qui sont les siens en matière de contrôle. Une fois encore, il
n'y a pas de véritable suivi tout au long de l'année de l'utilisation des crédits par
les divers ministères. Et lorsque parfois les rapporteurs, et notamment ceux de la
Commission des finances, songent à utiliser leur pouvoir de contrôle sur pièces et sur
place, c'est un exercice toujours intéressant, mais généralement sans lendemain.
En outre, la Commission des finances et les autres commissions disposent de toutes
sortes de capacités que l'usage a créées, notamment à travers des missions
d'information qui pourraient être utilement développées pour donner plus de substance
à l'exercice de ce pouvoir de contrôle.
Enfin, j'ajoute que les relations que le Parlement entretient avec la Cour des comptes
n'ont jamais été totalement satisfaisantes, même si chacun sait qu'elles se sont
plutôt améliorées.
Passons rapidement sur ces éléments de constat que tout le monde connaît, et
envisageons plutôt ce qui pourrait être fait.
On peut intervenir à tous les niveaux de la hiérarchie des normes. On peut
évidemment songer au grand soir budgétaire que serait une révision constitutionnelle
touchant aux articles 40 et 47 de la Constitution. Personnellement, non pas que j'y sois
hostile, mais je ne suis pas sûr d'en percevoir la nécessité. Au nom des éléments que
j'évoquais, je souhaiterais m'assurer d'abord de la motivation réelle des parlementaires
à investir le sujet - ou plus exactement un nombre suffisant de parlementaires -,
avant de nous lancer dans des révisions constitutionnelles.
Deuxièmement, on peut songer à toucher à l'ordonnance du 2 janvier 1959. Il est vrai
que celle-ci est devenue un texte hallucinant : tous les textes depuis 1958, Constitution
incluse, ayant beaucoup bougé, il est devenu une sorte de tabou. Les gouvernements
eux-mêmes reconnaissent qu'il est assez mal composé, souvent incomplet et obscur.
Cependant, on le considère comme intouchable par crainte de ne plus maîtriser ce qui en
ressortirait. Or il me semble que des discussions sages entre parlementaires et
Gouvernement devraient permettre, s'il y a lieu, de moderniser ce texte et de lui apporter
quelques améliorations. Fondamentalement, celles-ci devraient, soit dans l'ordonnance
organique, soit plus vraisemblablement dans les décrets sur la comptabilité publique,
aboutir à éliminer quelques scories.
Ce que je disais tout à l'heure, à propos de la régulation budgétaire, me semble
appeler des remèdes relativement aisés. Il ne serait pas indécent - mais au contraire
hautement recommandable - non pas d'interdire la régulation budgétaire, mais de
subordonner son exercice à un certain nombre de conditions qui pourraient varier avec les
quantum considérés. En d'autres termes, on pourrait exiger, au minimum, que tout
exercice de régulation budgétaire fasse l'objet d'une communication préalable aux
commissions des finances des deux assemblées et, pourquoi pas, que ces textes
réglementaires soient pris sur avis du Conseil d'Etat - mais je ne suis pas certain que
cela corresponde à l'objet de ce que devraient être des modifications à ce titre. Ou
exiger, au maximum, que lorsque la régulation budgétaire porte sur des sommes
supérieures à X milliards de francs - en valeur absolue -, ou sur un pourcentage du
budget de l'Etat, elle doit explicitement faire l'objet d'un vote en séance publique.
Autant l'on pouvait comprendre que la régulation budgétaire se fasse en dehors de
toute intervention parlementaire lorsque le Parlement siégeait deux fois trois mois,
autant avec la session unique, il n'y a plus la moindre justification. Au demeurant,
l'été, curieusement et paradoxalement, n'est pas une période favorite pour la
régulation budgétaire. En règle générale, elle se fait plutôt au cours des périodes
non estivales, ce qui rend d'autant moins compréhensible le fait que le Parlement en soit
totalement exclu.
On aurait pu songer aussi que ces régulations budgétaires relèvent d'un contrôle
juridictionnel, à défaut de contrôle politique. En vérité, chacun sait que le Conseil
d'Etat esquive cette possibilité et ne l'utilise pas réellement. Le résultat étant
qu'il n'y a ni contrôle juridictionnel ni véritable contrôle politique, car on
n'imagine mal, quelque mauvaise humeur que puisse susciter un exercice de régulation
budgétaire, qu'il aille jusqu'à se traduire dans un Parlement moderne par la mise en
cause de la responsabilité du Gouvernement au titre de l'article 49-2.
Au-delà de ce problème de régulation budgétaire, j'insisterai sur la fonction
d'évaluation et de contrôle. J'ai toujours été frappé, et votre collègue M. Dominati
en faisait état dans son rapport, du mode de fonctionnement de l'équivalent britannique
de la Commission des finances, depuis le milieu des années quatre-vingt. Il s'agit d'un
mode de fonctionnement que je considère comme exemplaire.
Quels en sont les principes ? Ils sont assez simples. Les parlementaires de la
majorité et de l'opposition ont compris une fois pour toutes que le contrôle budgétaire
ne pourrait servir à des fins partisanes. C'est l'évidence, et il faut s'y résigner. Il
est bien évident que dans un parlementarisme moderne, la majorité fera rempart contre ce
qui, de la part de l'opposition, pourrait être une espèce de manoeuvre pour essayer de
mettre le Gouvernement en difficulté.
A partir du moment où l'on a renoncé à vouloir faire une utilisation partisane des
pouvoirs de contrôle, on est en présence de parlementaires qui, comptables politiquement
de l'utilisation des fonds publics - " suivre l'emploi de la contribution
publique ", comme dit la Déclaration de 1789 -, vont essayer non pas de mettre
le Gouvernement en difficulté, mais de traquer la dépense inutile, la mauvaise gestion.
Sans pour autant qu'il s'agisse de mettre en cause tel ou tel ministre ; il s'agit, en
France, des établissements publics ou des politiques transversales qui, en vérité, ne
relèvent de la décision d'aucun ministre à titre individuel.
Le résultat est bien connu : chaque année, ce comité parvient à identifier un
certain nombre de dysfonctionnements budgétaires et, assez rapidement, à en tirer toutes
sortes de conséquences allant généralement dans le sens d'économies substantielles.
Il me semble que le Parlement français, singulièrement ici l'Assemblée nationale,
s'honorerait de ce type de fonctionnement qui, effectivement, ne correspond pas à nos
habitudes, ne serait-ce que dans la qualité de la relation entre la majorité et
l'opposition. Pourtant, ce fonctionnement correspond à ce que devrait être un contrôle
budgétaire moderne.
Naturellement, il ne s'agit là que d'une idée et d'une piste parmi tant d'autres. Si,
de fait, des parlementaires résolus exerçaient un contrôle tout au long de l'année, du
1er janvier au 31 décembre, sur la gestion des ministères, dont ils sont théoriquement
responsables, celui-ci aurait déjà une allure complètement différente que lorsqu'il
n'est qu'épisodique.
On pourrait aussi, s'il se trouvait un parlementaire talentueux, accrocheur et ayant
une vocation particulière pour le contrôle, recréer ce qui existait jadis, à savoir un
rapporteur " voies et moyens " auquel cette qualification permettrait
d'aller absolument partout.
Toutes sortes de possibilités existent, mais elles ne prendront de véritable sens
qu'à deux conditions : d'une part, une condition de clarification, et, d'autre part, une
condition de volonté.
Premièrement, la clarification. La place faite à l'opposition dans le système
français est extrêmement insatisfaisante, et la fonction de Président de la Commission
des finances devrait revenir naturellement, selon moi - et je me fonde sur les systèmes
anglais et allemand -, à un député de l'opposition. Je ne parle là que de la
Commission des finances, mais je pense que la moitié des commissions permanentes devrait
être présidée par des députés de l'opposition. Pourquoi ? Non pas par angélisme, ni
pour créer des difficultés au Gouvernement. Soit un Président de commission préside de
manière totalement loyale et alors il a l'ascendant sur ses collègues qui lui permet de
le faire dans de bonnes conditions ; soit il exerce une présidence partisane, orientée,
systématique et sectaire, et, en vérité, ne dispose d'aucune espèce d'autorité.
Je serais d'ailleurs tenté de rappeler l'expérience que l'on peut tirer des
vice-présidents de l'Assemblée nationale. Lorsqu'au perchoir c'est un vice-président de
l'opposition qui préside loyalement, il a de l'autorité. C'est en confiant des
responsabilités à l'opposition qu'on la rend responsable, et je ne crois pas que ce
serait un risque pour le Gouvernement - pour les législatures futures - de confier la
présidence de la Commission des finances à un député de l'opposition. Ce serait même
une garantie pour tous, conforme à l'intérêt de tous. La simple présence d'un député
de l'opposition à la tête de la Commission des finances serait, non pas un gage absolu
de la sincérité des chiffres budgétaires, mais une garantie supplémentaire
extrêmement significative qui épurerait le débat de toute querelle sur ce registre.
Enfin, la volonté. Tout ce que l'on peut envisager comme mesures n'aura qu'un effet
proportionné à l'intérêt qu'y porteront leurs bénéficiaires. S'il se trouve
suffisamment de parlementaires décidés à utiliser les pouvoirs, il est bon de leur en
donner. Si l'on devait assister de nouveau au spectacle que nous avons malheureusement
connu, celui où des parlementaires réclament longtemps un pouvoir nouveau qui cesse de
les intéresser le jour même où ils le reçoivent, alors je constaterai avec vous, et à
regret, que ce groupe de travail n'aura malheureusement pas eu beaucoup plus de lendemain
que celui qui avait été créé par Edgar Faure en 1975.
M. le Président : Monsieur Carcassonne, je vous remercie pour cet exposé très
complet et qui répond totalement à nos attentes.
La parole est à M. Jégou.
M. Jean-Jacques JÉGOU : Monsieur Carcassonne, je vous remercie pour ce brillant
exposé qui donne envie de continuer cette discussion. Je ne reviendrai pas sur le cumul
des mandats, car s'il est vrai que les députés survolent beaucoup de sujets, je ne pense
pas, en revanche, que le cumul en soit l'unique raison.
Dans le déroulement et les dysfonctionnements techniques que vous nous avez indiqués,
j'ai un peu le sentiment que vous ne nous avez pas tout dit. Vous avez parlé du
contrôle, mais pas suffisamment de l'évaluation qui peut pourtant aller jusqu'à la
discussion des niveaux de dépense. Je pense par exemple à la progression de certaines
dépenses du titre III ou des investissements du titre V. Nous devons, certes, contrôler
la dépense, mais également son efficacité. Je vous rappelle d'ailleurs que le titre de
notre commission est précis : groupe de travail sur le contrôle parlementaire et
l'efficacité de la dépense publique.
Lorsque des dépenses sont effectuées, soit par habitude budgétaire, soit par
volonté politique, le Parlement doit s'interroger sur leur efficacité. Il doit, non pas
faire des propositions systématiques, mais évaluer, si je puis me permettre, le
" rapport qualité-prix " de la dépense.
Ma seconde question sera plus politique. La Constitution de la Vème République et le
fait majoritaire ne sont-ils pas responsables de l'affaiblissement du débat à
l'Assemblée nationale ? En effet, la majorité défend systématiquement les projets du
Gouvernement qui sont rejetés par l'opposition.
Je suis très intéressé par le système britannique où les députés sont
parlementaires avant d'être membres de la majorité ou de l'opposition ; ils assument
ainsi mieux leur fonction concernant le contrôle et l'efficacité de la dépense
publique.
En France, on est avant tout de l'opposition ou de la majorité, et je constate que
cette situation s'accentue au fur et à mesure des alternances. Cette situation
relève-t-elle de la responsabilité de nos institutions ?
M. Guy CARCASSONNE : Je ferai tout d'abord une remarque. Je vous parlais tout à
l'heure de la faiblesse relative de la part mobile dans le budget de l'Etat - qui est tout
de même, en valeur absolue, considérable. Cependant, l'affectation de dizaines de
milliards de francs peut bouger ! Or il s'agit d'un enjeu tel qu'il n'est pas question
d'en sous-estimer l'importance.
Je répondrai maintenant à votre première question concernant l'évaluation. Je suis
tout à l'heure tombé dans un travers que j'essaie de dénoncer chaque fois que je le
peux, qui est celui de la dissociation excessive entre les fonctions de législation et
les fonctions de contrôle. Bien sûr, elles sont d'une nature différente. Mais en
vérité, elles se nourrissent mutuellement, elles sont interactives. L'exercice de la
fonction de contrôle me paraît d'autant plus vital qu'il va nourrir la fonction
législative.
Il y a quelque chose d'un peu désincarné dans la discussion qui entoure les divers
fascicules budgétaires - même avec des procédures améliorées. On pourrait normalement
attendre que des parlementaires ayant continûment suivi, contrôlé et évalué tel ou
tel aspect de la politique publique profitent de la discussion budgétaire pour avoir, sur
ces sujets, un véritable échange avec le Gouvernement ; échange au cours duquel ce
dernier ne sera pas forcément en situation défensive, mais en situation constructive.
Jen viens à l'autre versant - l'évaluation - l'expression que vous avez
employée, à savoir le rapport " qualité-prix ", ne me choque pas du
tout lorsque la qualité est celle de la gestion de l'Etat et que le prix est celui payé
par les contribuables.
En quoi consiste l'évaluation ? Il s'agit de rechercher si un service accomplit les
missions qui lui sont confiées et s'il le fait au meilleur coût. A ce titre, tous les
services de l'Etat devraient être évalués, et certains plus rapidement que d'autres.
J'ai toujours été choqué de l'espèce d'impunité dont bénéficie le ministère des
finances à l'égard du pouvoir de contrôle. Finalement, voilà une structure qui,
périodiquement, annuellement, vient donner toutes sortes de leçons - par définition
utiles - à tout le monde, et notamment aux parlementaires, mais qui elle-même est en
situation de travailler tranquillement dans son coin, sans que personne ne vienne jamais
se pencher par-dessus son épaule.
Après tout - et il m'est arrivé d'en discuter avec un certain nombre de vos
collègues - il ne serait pas absurde d'évaluer, peut-être pas le travail de la
direction du Trésor, mais l'efficacité de la direction du budget. Il serait intéressant
de prendre quelques exemples de désaccords passés entre le législative et l'exécutif -
désaccords par hypothèse tranchés au profit de l'exécutif -, afin de voir ce qu'il en
est advenu. Si les résultats ont été excellents, très bien, il faut en donner acte à
la direction du budget ; mais si d'aventure on découvrait que les parlementaires avaient
raison, ce serait un élément d'évaluation de l'efficacité de cette direction qu'il
serait utile de connaître.
Enfin, dernière point, je ne crois pas que la Constitution ait une responsabilité
dans le comportement des parlementaires. Vous avez raison de signaler l'impact du fait
majoritaire, cependant il n'est pas propre à la France. Il fonctionne souvent avec au
moins autant de rigueur en Grande-Bretagne ou en Espagne - et il existe également en
Allemagne, même si le cas est un peu différent, compte tenu de la tradition
consensuelle.
Ce n'est donc pas le fait majoritaire en lui-même qui est en cause, mais la pratique
française d'un phénomène qui est par ailleurs européen. La vivacité des discussions
à la Chambre des communes n'a rien à envier à ce qui se passe à l'Assemblée
nationale. Le niveau de conflit est souvent extrêmement élevé. Simplement, il y a un
moment où l'on change de registre, ou l'on s'adresse à un autre type d'exercice et où,
naturellement, la manière dont on le conduit va varier.
Je crois que c'est cela que le Parlement français n'a pas intégré. Nous connaissons
tous la différence d'atmosphère qui existe entre une séance de contrôle et une séance
de législation. On s'invective beaucoup dans la séance de contrôle, puis, quand on
passe à la séance législative, le type de relation, de discours, de débat, devient
d'une autre nature, généralement plus apaisée.
En fait, il convient d'aller au bout de cette logique : puisqu'il y a des temps
différents dans la vie parlementaire, le temps du combat politique - nécessaire,
indispensable - et le temps où l'on peut travailler en commun, il faut tirer toutes les
conséquences de l'existence du second. On en a souvent tiré les conséquences en
matière législative : il est très fréquent que des sujets qui ne sont pas des enjeux
politiques violents donnent lieu à de véritables échanges entre parlementaires de la
majorité et de l'opposition qui, tous ensemble, essaient de faire la meilleure loi
possible. Mais curieusement, cela ne se fait pas dans l'exercice du contrôle. Or le
contrôle budgétaire et l'évaluation de la dépense publique devraient normalement être
des domaines privilégiés de ce type de fonctionnement, sans qu'il faille incriminer la
Constitution.
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Je
partage un certain nombre de points de vue exprimés par M. Carcassonne.
Effectivement, l'accent doit être mis sur le contrôle, même si l'Assemblée nationale
et le Sénat ne doivent pas être des chambres d'enregistrement en ce qui concerne le vote
du budget. Je suis également d'accord avec vous, monsieur Carcassonne, quand vous dites
que réformer la Constitution n'aurait pas obligatoirement de grande signification ni de
grandes conséquences.
Cela étant dit, l'Assemblée nationale et le Sénat interprètent différemment
l'article 40. Considérez-vous que l'interprétation très stricte faite par l'Assemblée
nationale est pertinente ?
En ce qui concerne l'ordonnance de 1959, au-delà de la proposition que vous avez
formulée sur la régulation - sa soumission préalable aux commissions des finances -,
d'autres dispositions vous paraissent-elles être de nature à renforcer les pouvoirs du
Parlement dans le contrôle ?
Un certain nombre de rapporteurs spéciaux essaient de remplir leur rôle, mais ils
sont limités dans l'exercice de leurs prérogatives ; seuls face à une administration,
ils n'ont pas toujours la capacité d'être aidés. Avez-vous des propositions à formuler
pour renforcer les pouvoirs réels du Rapporteur général et des rapporteurs spéciaux ?
Je trouve l'exemple du parlement britannique très intéressant. J'ai eu l'occasion de
participer avec le Président Bonrepaux à une réunion du Public account committee,
et cela a été très instructif. Cependant, cette commission est non seulement présidée
par un membre de l'opposition - bien que cela ne me semble pas aussi important que vous le
dites -, mais les auditions se font sur rapport d'un organisme qui est à sa
disposition, ce qui n'existe pas en France. La Cour des comptes pourrait-elle jouer ce
rôle ?
Cela nous amène aux moyens dont dispose le Parlement dans les sources d'information.
En France, toutes les sources d'information sont dépendantes du Gouvernement. Bien sûr,
nous avons créé un office Parlementaire d'évaluation des politiques publiques, mais je
considère que c'est un " machin " supplémentaire, puisqu'il réunit
des députés et des sénateurs qui ne disposent d'aucun moyen supplémentaire réel par
rapport à leur capacité de contrôle budgétaire. Ce travail pourrait donc parfaitement
être réalisé dans le cadre des pouvoirs propres des commissions des finances de
l'Assemblée nationale et du Sénat, sans avoir la lourdeur d'une commission mixte.
Est-il envisageable que des organismes tels que LINSEE ou le commissariat au Plan
puissent être à la disposition du Parlement, comme c'est le cas dans un certain nombre
de pays ? Avez-vous des exemples concrets, comme aux Etats-Unis, en Allemagne ou en
Grande-Bretagne ?
M. Guy CARCASSONNE : S'agissant de l'article 40, j'ai toujours été choqué par
l'interprétation sénatoriale et renversé par l'authentification de celle-ci, de sorte
qu'aujourd'hui le décalage existant entre l'Assemblée nationale et le Sénat est devenu
totalement incompréhensible. J'espérais qu'il serait réduit dans le sens de la vertu de
l'Assemblée nationale, mais puisque ce n'est pas le cas, alors il vous faudra le réduire
dans le sens du vice du Sénat - comprenez bien que j'utilise ces mots comme une boutade.
L'article 40 a des vertus indubitables, mais, naturellement, il pose des problèmes. La
non-compensation en matière de création ou d'aggravation de charges, ou l'impossibilité
même en compensant de prendre des initiatives de ce type est une contrainte extrêmement
lourde. Aussitôt, on songe à la possibilité d'autoriser, en matière de charges, ce qui
existe déjà en matière de ressources : la compensation. Pourquoi pas. Mais, je dois
vous avouer que cela me laisse assez circonspect. Nous savons tous que les gages prévus
dans les amendements visant à diminuer les recettes de l'Etat sont souvent
" farfelus ", sans véritable signification ; si l'on imposait des
gages en matière de charges, il se produirait la même chose.
La réalité, c'est l'objet du débat. Quel est le problème que pose l'article
40 ? Ce n'est pas l'interdiction de mettre aux voix tel ou tel amendement, car de
deux choses l'une, ou il y a un accord entre le Gouvernement et sa majorité et la
décision pourra être prise, ou l'accord n'existe pas et la mise aux voix de l'amendement
n'apportera pas grand-chose. Le problème n'est donc pas tant celui du vote des
amendements que celui de la discussion sur le fond. Ce qui est désolant dans l'usage
rigide de l'article 40, c'est l'impossibilité de débattre d'une initiative à partir
d'une proposition précise - parce que l'amendement est d'entrée déclaré irrecevable.
Il faut reconnaître que le système retenu par le Sénat, beaucoup moins rigoureux que
celui de l'Assemblée nationale, permet la discussion, même pour des propositions
irrecevables, sachant qu'on ne les mettra pas aux voix. Si, sans modifier quoi que ce soit
dudit article 40, l'Assemblée nationale était conduite à suivre l'exemple du Sénat,
personnellement, je n'en ferais pas un drame. En revanche, je ne suis pas certain qu'il
faille aller au-delà.
En ce qui concerne les rapporteurs spéciaux, vous avez tout à fait raison : un
parlementaire isolé se présentant dans un ministère pour contrôler, par les seules
vertus de son titre et des pouvoirs qui lui sont conférés, l'ensemble de celui-ci, ce
n'est pas raisonnable. Cependant, on ne peut pas non plus imaginer des brigades de
parlementaires composées de quinze ou vingt élus.
En revanche, rien n'interdit que les modifications appropriées des textes, notamment
d'un texte qui n'est pas organique, l'ordonnance 58-1100, étoffent les capacités
parlementaires. Après tout, il n'existe aucun interdit constitutionnel - et je n'imagine
pas d'interdit organique - qui s'oppose, par exemple, à ce que des pouvoirs équivalents
soient donnés aux rapporteurs pour avis. Auquel cas, s'ils pouvaient se rendre à deux au
ministère, cela doublerait la force de travail.
Pour aller plus loin, je trouve, sans que ceci exige la moindre réforme du moindre
texte, que l'on devrait instituer ici, à l'Assemblée nationale, la règle selon laquelle
lorsque le rapporteur spécial est de la majorité, le rapporteur pour avis est de
l'opposition et vice-versa. Je sais que le Président Fabius a évoqué la possibilité
d'avoir des contre-rapporteurs ; personnellement, je suis plus réservé, sachant que les
contre-rapporteurs devront s'appuyer sur les mêmes moyens intellectuels et matériels que
les rapporteurs spéciaux. En effet, j'ai peur que cela aboutisse à une espèce de
concurrence dans l'utilisation des moyens, et à un approfondissement grave de la
schizophrénie fonctionnelle à laquelle leur statut contraint les administrateurs !
C'est la raison pour laquelle l'idée de dissocier les rapporteurs pourrait être plus
fructueuse. Si en plus, on admettait que le rapporteur pour avis puisse disposer des
mêmes pouvoirs que le rapporteur spécial, imaginez l'effet que produirait l'arrivée
simultanée de deux rapporteurs au lieu d'un, et qui plus est, l'un de la majorité,
l'autre de l'opposition ! Si, de surcroît, il est admis qu'ils puissent se faire
accompagner par des fonctionnaires parlementaires, alors se constituera une force de
frappe susceptible d'être véritablement efficace.
Cela nous amène à votre troisième question, monsieur le Rapporteur général. Oui,
bien évidemment, dans le système britannique, le travail d'une autre structure précède
celui du comité. Oui, la Cour des comptes, en France, en a constitutionnellement la
compétence et le rôle. Et nous savons que l'actuel Premier Président de la Cour des
comptes est tout à fait disposé à valoriser la coopération entre la Cour et le
Parlement.
Je pense simplement que les insuffisances de cette coopération tiennent à des causes
strictement matérielles. La Cour des comptes est naturellement jalouse de son
indépendance et ne voudrait pas se trouver assujettie à des demandes permanentes en
provenance du Parlement. Pour autant, il me paraît parfaitement imaginable que d'un
commun accord, Cour des comptes et Parlement puissent convenir d'une méthode de
planification du travail. En d'autres termes, non pas qu'il y ait forcément un droit de
tirage pour X ou Y - enquêtes ou contrôles pour les assemblées qui pourraient les
commander à la Cour des comptes -, mais que des réunions régulières aient lieu,
essentiellement entre la Commission des finances et la Cour des comptes, pour que cette
dernière puisse informer les commissions du programme des rapports qu'elle entend
préparer. Les commissions pourraient ainsi discuter sur ce programme et faire part de
leur souhaits ou de leurs priorités. La Cour des comptes, qui songeait à faire tel
contrôle, pourrait le reporter à l'année suivante, s'il n'y a pas urgence, pour laisser
la place à une enquête ou un rapport demandé par le Parlement sur un sujet qui lui
tient à coeur.
Je crois que cela relève tout simplement d'éléments parfaitement informels que de
nouvelles habitudes de travail en commun permettraient de rendre rapidement efficace.
Quant à la question de savoir s'il existe d'autres instruments, tels que lINSEE
ou le commissariat au Plan, mis à la disposition des parlements étrangers, vous me posez
là une colle, monsieur le rapporteur ! En Grande-Bretagne, tous les organismes
d'évaluation sont placés sous la tutelle du Parlement. Il en va formellement de même en
Allemagne, sauf erreur de ma part. Je ne suis pas sûr que la question de la tutelle soit
essentielle, le problème étant davantage celui du droit de tirage, c'est-à-dire de la
possibilité " de faire appel à ". Je ne ferai pas à lINSEE
l'insulte de penser que ses chiffres seraient différents selon qu'ils lui sont commandés
par le Gouvernement ou par le Parlement ; en revanche, je regrette que le Parlement ne
puisse pas lui commander telle ou telle étude sur un sujet qui lui tient à coeur. Mais
il s'agit d'une question qui pourrait assez aisément trouver une solution.
M. le Président : La parole est à M. Baert.
M. Dominique BAERT : Monsieur le professeur, je vous ai trouvé un peu pessimiste
tout à l'heure, mais malgré tout assez réaliste, en ce qui concerne la capacité
d'initiative parlementaire dans la fonction d'élaboration budgétaire.
De ma courte expérience de parlementaire, je voudrais vous faire une confidence :
ce que je supporte le moins, dans cette fonction d'initiative parlementaire, c'est la
possibilité pour le Gouvernement de pouvoir pratiquer, après une première lecture de la
loi de finances, une seconde délibération. Pensez-vous qu'il puisse y avoir une réelle
capacité d'initiative parlementaire lorsqu'on admet une telle pratique, alors même qu'il
existe, par ailleurs, des garde-fous tels que l'article 40 ou le fait majoritaire ?
Pouvez-vous nous dire ce qu'il existe à l'étranger dans ce domaine ? En tout état de
cause, il me semble qu'il y a là une restriction assez forte à l'initiative
parlementaire dans sa capacité d'élaboration de la loi de finances.
M. Guy CARCASSONNE : Il n'y a qu'en France que l'on a besoin de ceintures,
bretelles et ceintures de sécurité, plus quelques fouets à portée de main du
Gouvernement ! A l'étranger, les choses se passent beaucoup plus naturellement, mais
aboutissent cependant au même résultat.
Le problème de la seconde délibération en fin de première partie ou au moment du
vote sur l'ensemble - couplé avec un 44-3 pour faire bonne mesure - a, il est vrai,
quelque chose qui heurte l'esprit. On discute pendant des jours, des nuits, des semaines
sur tel ou tel amendement, et en quelques minutes tout est balayé : seconde
délibération, article 44-3, voici la liste des amendements que le Gouvernement accepte,
c'est à prendre ou à laisser, et naturellement c'est à prendre - du fait de la
discipline majoritaire.
Mais sachez que, par des voies différentes, le résultat est à peu près le même
ailleurs. En Allemagne, la pratique du consensus législatif ne supprime pas les conflits,
notamment sur les aspects budgétaires, mais ce consensus est recherché par tous les
groupes sous l'autorité du Gouvernement. Les parlementaires, à l'intérieur de chaque
groupe, sont soumis à une discipline rigide.
En Angleterre, la discipline de vote est bien pire que celle qui pèse sur vous,
messieurs les députés français. On accepte quelques votes dissidents de backbenchers,
parce que cela fait partie de la tradition et qu'il s'agit d'un thermomètre parlementaire
intéressant, mais pour le reste, les députés marchent à la baguette. En France, on
profite de la seconde délibération pour éliminer les amendements adoptés contre le
voeu du Gouvernement. En Grande-Bretagne, il n'y a pas d'amendements adoptés contre le
voeu du Gouvernement. Evidemment, cela paraît choquant dans la manière de faire, mais le
résultat et le même : une stricte subordination de la majorité à l'égard du
Gouvernement.
M. le Président : La parole est à M. Bonrepaux, Président de la Commission des
finances.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Monsieur
Carcassonne, s'agissant de l'article 40, nous sommes fortement incités, par nos
collègues, à appliquer les méthodes du Sénat. Ne serait-il pas plus intelligent
d'avoir une attitude homogène dans les deux assemblées ? Car lorsqu'un parlementaire ne
peut déposer un amendement à l'Assemblée du fait de l'article 40, il fait appel à l'un
de ses collègues du Sénat pour le déposer à sa place.
Par ailleurs, vous avez formulé de nombreuses propositions, notamment sur le rôle du
Président de la Commission des finances et le fait qu'il devrait être de l'opposition.
Personnellement, je n'en vois pas l'utilité. Le climat en commission est tout à fait
différent qu'en séance publique. J'ai vécu une période dans l'opposition et je n'ai
jamais eu l'impression d'être rejeté par les présidents de la majorité. Au contraire,
il y a toujours eu un échange de vues, une possibilité de s'exprimer et de travailler.
J'espère d'ailleurs qu'il en de même actuellement.
Quelles propositions concrètes formuleriez-vous pour que, immédiatement, elles
puissent se traduire dans les faits ?
En réalité, et il faut bien le reconnaître, nous n'effectuons aucun contrôle.
Après avoir voté le budget, notre principale activité est de préparer le suivant. Or
son élaboration serait fortement améliorée si l'on avait une meilleure connaissance des
dossiers en s'investissant dans la partie contrôle.
M. Guy CARCASSONNE : Monsieur Bonrepaux, je sais bien que le Président de la
Commission des finances ne maltraite pas les membres de l'opposition et que le climat de
travail est notoirement différent de celui qui peut exister en séance. Si j'évoque la
nécessité de confier des présidences de commissions à l'opposition, et singulièrement
celle de la Commission des finances, ce n'est pas du tout pour améliorer la qualité du
travail à l'intérieur de la commission, mais pour reconnaître très clairement et
publiquement que l'opposition a un rôle particulier à jouer et que, de surcroît, la
présence - même si nous pouvons convenir entre nous que sur le fond cela ne changera pas
grand-chose - d'un président de l'opposition à la tête de la Commission des finances
est une garantie de la sincérité des chiffres budgétaires. Mais je n'en attends pas
plus et je ne veux pas en exagérer l'importance.
S'agissant des propositions concrètes à mettre en oeuvre immédiatement, vous me
prenez un peu au dépourvu. Cela dit, ma première proposition consisterait, et cela
relève avant tout de la décision de votre groupe de travail, à constituer au moins une
mission d'information - peut-être plusieurs - pour travailler sur des sujets d'intérêt
commun.
Sur quel sujet constituer une mission d'information ? On n'a que l'embarras du choix.
Cependant, j'ai toujours pensé qu'effectuer un travail sur la préparation de la loi de
règlement serait utile. Nous vivons dans un mécanisme absolument hallucinant, dans
lequel l'Etat est la seule personne en France qui solde ses comptes quand elle a le temps,
quelques années plus tard, et de préférence de manière très cavalière.
Le Parlement vote un budget dont la réalité de l'application ne le mobilise -
quelques années après - que peu de temps et hâtivement, ce qui rend l'exercice
inintéressant, sans substance.
Pourtant, rien n'interdit à un certain nombre de commissaires aux finances de se
pencher sur le futur projet de loi de règlement pour 1997, et sur l'évaluation de
l'écart existant entre la loi de finances initiale et le budget exécuté. Cela
fournirait matière à d'intéressants débats en séance publique.
L'autre type d'initiative qu'il est possible de prendre rapidement, est de franchir un
petit pas supplémentaire du côté des commissions d'enquête. La matière ne manque pas
pour se livrer à des enquêtes approfondies et à des évaluations intéressantes à
vocation budgétaire. Je citais tout à l'heure l'évaluation de la direction du budget,
mais on peut parfaitement aussi prendre un os et le ronger, en sélectionnant un type de
politique publique déterminé, restreint, sur lequel se fera un travail très approfondi
- ce qui n'a pas été fait jusqu'à présent.
Le contrôle par la voie de la commission d'enquête, clairement et officiellement
institué, me paraît donc une excellente chose. Plus on s'habituera à ce que le
Parlement utilise ces pouvoirs-là, plus il les utilisera efficacement.
M. le Président : Monsieur Carcassonne, je vous remercie. Peut-être aurons-nous
de nouveau recours à vos lumières lorsque nous rédigerons nos conclusions.
Intervention de M. Laurent DOMINATI,
Député,
Président de la mission dinformation commune
sur les moyens dinformation des parlements étrangers
en matière économique et sociale (septembre 1994-mai 1995)
(extrait du procès-verbal de la séance du 29 octobre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Monsieur le député, il conviendrait que vous
rappeliez à nos collègues l'essentiel de vos propositions issues de la mission
d'information commune sur les moyens d'information des parlements étrangers en matière
économique et sociale, celles qui ont été reprises et celles qui ne le furent pas, afin
que nous avancions sur la détermination des sujets importants.
M. Laurent DOMINATI : Je crains de lasser ceux de nos collègues qui ont déjà
entendu ces propositions et qui ont participé aux débats de la mission d'information
commune sur les moyens d'information des parlements étrangers en matière économique et
sociale, que j'avais l'honneur de présider lors de la précédente législature, ou aux
débats parlementaires tenus sur la révision du règlement de l'Assemblée ou l'adoption
de modifications législatives, notamment en vue de la création de l'Office parlementaire
déjà évoqué par notre rapporteur.
Les remarques de M. Carcassonne me paraissent judicieuses et je me réjouis qu'elles
semblent recevoir l'approbation des membres de la mission, d'autant que plusieurs
figuraient dans le rapport que j'avais rédigé.
Un certain nombre des propositions alors émises ont été retenues. Le souci qui vous
anime aujourd'hui d'assurer un meilleur contrôle de l'action du Gouvernement par le
Parlement était déjà celui de votre prédécesseur qui a amorcé plusieurs réformes
importantes. Au surplus, le Président de la République lui-même, dès sa prise de
fonctions, avait, dans son message au Parlement, indiqué quil lui semblait
essentiel de procéder à un audit des finances publiques. C'est dans cet esprit
d'ailleurs que nous avions engagé un travail parlementaire, lequel avait débouché sur
29 propositions.
Avant de les reprendre, je souhaiterais confirmer les propos de Guy Carcassonne sur le
renforcement des pouvoirs du Parlement. Il y a, d'un côté, la possibilité de donner
plus de pouvoirs à l'opposition, mais là n'est pas le cur du débat qui consiste
à donner plus de pouvoir à la majorité par rapport à " son "
gouvernement. Le renforcement du contrôle n'est pas tant une arme pour l'opposition que
pour les parlementaires de la majorité et peut-être même, si tout le dispositif est
bien compris et bien bâti, pour le Gouvernement lui-même vis-à-vis des administrations
qu'il dirige et contrôle.
En ce sens, majorité et opposition peuvent travailler en commun, car le projet en
réalité a renforcé le rôle des politiques par rapport aux habitudes et aux lourdeurs,
qui ne tiennent pas à un défaut de qualité des hommes de la fonction publique, mais au
système administratif qui vit de sa belle vie.
Les propositions figurent à la page 59 du rapport n° 2065, intitulé " De
l'information du Parlement au contrôle du Gouvernement ".
La première proposition vise l'établissement d'une session annuelle unique. La
réforme constitutionnelle a été réalisée. Cela étant, a-t-elle produit tous ses
effets, alors que subsistent des séances de nuit et qu'elle ne s'applique pas à l'examen
du budget ? Si l'on considère que le contrôle doit avant tout porter sur la matière
budgétaire, on peut penser que cette session unique connaît une application encore
imparfaite, même si l'on peut remarquer que les sessions extraordinaires ont été, du
moins cette année, considérablement diminuées.
La deuxième proposition veut augmenter le nombre des commissions permanentes. De tous
les états démocratiques, la France, avec six commissions, est celui qui compte le nombre
le plus faible de commissions permanentes, suivie du Portugal, avec douze commissions,
mais la moyenne se situe au-delà de vingt pour les pays qui nous sont comparables du
point de vue de leur système parlementaire. L'Allemagne compte vingt-trois commissions.
La proposition consistant à porter le nombre à neuf ou dix nous laisserait encore parmi
les pays les plus " chiches " en la matière.
La troisième proposition, la création d'un Office parlementaire d'évaluation a vu le
jour. De nombreux débats, à l'Assemblée comme au Sénat, ont présidé à sa naissance.
Le Rapporteur, tout à l'heure, a précisé qu'il s'agissait d'un " machin
supplémentaire " ; je crois, en effet, qu'il ne fonctionne pas je
le dis en toute humilité. Peut-être n'a-t-il pas été suffisamment bien
conçu encore quil comptait beaucoup de parrains et de marraines à la
fin des débats parlementaires en tout cas, il résulte d'un long travail.
Peut-être, n'avons-nous pas été suffisamment audacieux à l'époque, mais je soutiens,
pour ma part, que l'Office pourrait fonctionner si ceux qui en ont la responsabilité
je pense au Président de la Commission des finances et à son prédécesseur
voulaient le faire fonctionner. Ceux qui exercent la responsabilité la plus
éminente ne le souhaitent pas pour des raisons politiques. C'est bien le cur de
notre discussion et de nos problèmes. Je l'ai déjà indiqué il y a dix jours. Le
Président de cet organisme, M. Bonrepaux, a été saisi d'une demande écrite par mon
Président de groupe, à laquelle il n'a pas encore répondu. De même, lorsque le
Rapporteur précise que le Parlement ne peut réaliser de véritables évaluations
autonomes, je lui réponds que la loi, très simple, qui institue l'Office le permet dès
lors qu'est avérée la volonté de son Président, qui peut, par exemple, engager un
certain nombre d'agents permanents, ce qui n'a jamais encore été fait depuis la
création de cet Office. Si l'Office ne correspond pas à lorganisme souhaité,
c'est que l'on na pas voulu quil en soit ainsi, alors même que la loi le
permet. Cette responsabilité est partagée avec le Sénat, mais elle est ici importante.
Si la loi est insuffisante pour doter l'Office de véritables moyens, il n'y aurait nul
inconvénient à la revoir. Je ne crois cependant pas que tel soit le cas, puisque
l'intitulé de la loi porte sur la création d'une délégation parlementaire ; à partir
de là rien n'est interdit.
La quatrième proposition tend à évaluer les effets financiers des projets de loi. En
Italie, comme en Grèce, un service du ministère du budget établit une évaluation
systématique des projets de loi de finances, et, au surplus, donne un avis sur la
méthodologie employée par les services du Gouvernement. En France, lors de la
présentation de la loi de finances, nous ne mesurons pas ou peu l'impact de tel ou tel
amendement ou proposition. Plus exactement, nous lapprenons par le Gouvernement
quand il a la bonté de nous en tenir informés. Nous ne disposons guère de moyens, même
si la Commission des finances est constituée de personnes qui savent travailler, et nous
sommes largement tenus de croire le Gouvernement sur parole sans même connaître la
méthodologie de ses services, car le ministre répond ou non. En Italie, un service
annexe à tout projet de loi de finances une note sur la méthodologie de la direction du
budget. Vous mobjecterez que du contrôle budgétaire à la mesure de
lefficacité de la dépense publique il y a un monde, tant nous sommes incertains de
devoir prendre lItalie pour un modèle defficacité budgétaire, encore que,
au cours des années récentes, leffort italien en ce qui concerne le contrôle des
dépenses publiques est bien supérieur à ce quil a été en France.
La cinquième proposition envisage le suivi de la loi. Un Office parlementaire a été
créé, mais l'idée est ici un peu différente, il s'agit de créer, comme nous le fîmes
à l'occasion de la loi Giraud, une mission parlementaire spécifique pour suivre les
effets d'une loi votée et pour vérifier si son application correspondait à l'exposé
des motifs et au débat parlementaire qui avait présidé à son adoption. Ce fut
réalisé par la majorité précédente au travers de la mission Péricard-Novelli ; ce
pourrait être réalisé sur la loi sur les trente-cinq heures. Encore une fois, ce n'est
pas donner des pouvoirs à l'opposition, mais permettre à la majorité de se doter des
moyens de suivre concrètement l'application d'une loi et d'en mesurer les effets en
rapport avec les annonces faites par le Gouvernement. Pour les 35 heures, je rappelle que
le Gouvernement a produit plusieurs études relatives à des créations d'emplois. Mon
propos ne peut donc paraître polémique.
La sixième proposition vise l'organisation de débats publics sur le résultat du
contrôle des commissions d'enquête et des missions d'information. Il existe des
commissions d'enquête. On pourrait, Guy Carcassonne l'indiquait, en créer davantage,
mais aucune séance publique ne se tient sur les rapports remis par ces commissions. Or,
vous savez mieux que moi que l'intérêt des médias et de l'opinion publique se porte
davantage sur les propos échangés en séance publique, moment privilégié du débat
politique. Alors, certes, la remise du rapport permet une annonce, mais il manque une
confrontation, un débat public, avec toute la solennité voulue.
La septième proposition a été concrétisée en permettant aux commissions de
procéder à toutes les auditions qu'elles estiment nécessaires.
La huitième proposition a été refusée à l'époque du débat sur la création de
l'Office parlementaire. Elle visait à doter les rapporteurs pour avis de pouvoirs
comparables à ceux des rapporteurs spéciaux. Guy Carcassonne la relancée, en
indiquant qu'il serait intéressant de compter un rapporteur issu de la majorité et un
autre issu de l'opposition ; j'y souscris tout à fait et je souhaite que votre commission
y souscrive tout autant.
La neuvième proposition voulait que le Parlement soit informé préalablement de
toutes modifications apportées à l'emploi des crédits en cours d'année, afin de
résoudre la question de la régulation budgétaire. Je rappelle qu'en Allemagne, le
ministre des finances ne peut pas procéder à un changement d'affectation budgétaire
sans venir devant la Commission des finances pour la tenir informée. Certes, la
commission ne peut empêcher le transfert des crédits, son vote n'étant que pour avis ;
mais le ministre est tenu de s'en expliquer. Cela corrige les propos du professeur
Carcassonne sur la loi de règlement, car, sil y avait un suivi continu de
l'application de la loi budgétaire, la loi de règlement n'aurait plus la même
importance, importance, dailleurs, quelle n'a pas en réalité.
La dixième proposition avait pour objet dallonger la durée des débats relatifs
à la première partie de la loi de finances dans le cadre d'un réaménagement des
durées d'examen consacrées respectivement aux première et seconde partie de la loi de
finances. Il me semble qu'une certaine disproportion subsiste entre la première partie de
la loi de finances et la seconde, peut-être moins importante. En tout cas, c'est là le
jugement des Anglais qui allongent la première partie. Il est toujours malsain d'entendre
que des amendements ont été adoptés en séance de nuit en présence de quelques
députés seulement et, disant cela, je sais que je m'adresse à des
"marathoniens" du débat budgétaire !
Imposer à chaque administration centrale un rapport annuel, comme au Royaume-Uni,
obligerait chaque ministère à une réflexion stratégique et permettrait un meilleur
contrôle. C'est là une onzième proposition qui pourrait être liée à celle visant un
bilan des rapports devant être présentés par le Gouvernement au Parlement aux termes
des lois qui le prévoient. Rarement ces rapports sont présentés, plus rarement encore
ils sont débattus.
La douzième proposition a pour objet l'engagement d'une réflexion sur la limitation
par le Parlement des dépenses et de l'endettement des collectivités locales. C'est une
réflexion que vous avez faite vous-même il y a quelques jours ; j'y souscris, mais rien
encore n'a été entrepris.
Organiser un débat au printemps sur les grandes orientations du budget : cette
treizième proposition a déjà abouti.
La quatorzième est partiellement réalisée à l'instigation du Président de la
Commission des finances. Elle prévoyait de réunir, en commission, les différents
instituts de conjoncture pour confronter leurs prévisions économiques.
Améliorer la lisibilité des fascicules budgétaires a été entamé et pourra être
poursuivi. Les députés travaillent dans l'urgence, ils manquent d'une certaine grille de
lecture des projets gouvernementaux. Aussi ai-je proposé que soit présenté aux
députés, avant examen en commission des projets et propositions, un pré-rapport
d'analyse technique des articles. Cest là le sens de la proposition 17. En effet,
l'analyse du Rapporteur ne vient qu'après le travail de la commission. Pour enrichir le
débat de commission, chaque député devrait disposer au préalable d'une analyse
juridique, et même au-delà, des différents projets de loi. Nous travaillons à
l'envers : nous travaillons bien mieux après la publication du rapport du
Rapporteur, c'est-à-dire essentiellement en séance plénière. Il faudrait donc que
cette préparation du travail parlementaire ait lieu avant la réunion des commissions.
Permettre l'examen des propositions de loi co-signées par un nombre significatif de
députés constitue la proposition 16. Cela n'a pas été fait, mais une fenêtre, encore
très modeste, est ouverte pour chaque groupe parlementaire.
Une série de cinq propositions porte sur l'assistance de la Cour des comptes. Je
signale que le premier Président était tout à fait d'accord avec celles-ci. Vous avez
décidé de l'entendre, il pourra donner son sentiment. J'en rappelle un certain nombre :
Soumettre les projets de loi de finances à l'avis de la Cour des comptes.
Le Conseil d'Etat examine tout projet de loi du Gouvernement et délivre, y compris sur la
loi de finances, un avis juridique. La Cour des comptes pourrait donner un avis
particulier sur la sincérité des chiffres présentés.
Organiser, comme aux Pays-Bas, un débat en séance publique sur le rapport
annuel de la Cour. Chacun parle de ce rapport et en critique le manque de suivi.
Organiser, comme au Royaume-Uni, un examen systématique des rapports
particuliers de la Cour des comptes par les commissions compétentes.
Etendre à l'ensemble des commissions permanentes la possibilité,
aujourd'hui réservée aux commissions des finances, de demander des études à la Cour
des comptes - encore que les études demandées soient peu nombreuses.
Communiquer les référés de la Cour aux Présidents et Rapporteurs
généraux des commissions des finances. Charles de Courson avait déposé en ce sens un
amendement à la loi de règlement qui, d'ailleurs, a été adopté.
Enfin, restent sept propositions sur le fonctionnement interne de l'Assemblée :
Communiquer aux députés qui en font la demande les comptes rendus des
travaux de la commission des comptes et des budgets économiques de la Nation. La
proposition 23 est réalisée.
Allouer un crédit annuel aux commissions permanentes pour commander des
études ou passer des contrats avec des organismes extérieurs ou des universités.
Lallocation est inscrite, mais je n'en connais pas l'emploi. C'est là le moyen de
disposer de sources d'informations autonomes, comme le Rapporteur en émettait le souhait.
Mettre en place une antenne de l'Insee à l'Assemblée nationale, à
l'instar de ce qui existe au Conseil économique et social. La proposition émane de
lInstitut national lui-même, elle est assez simple.
Appliquer l'article 28 de notre règlement, prévoyant que les députés
représentant l'Assemblée nationale dans un organisme extraparlementaire présentent,
chaque année, un rapport d'activité.
Dresser le bilan des rapports demandés par le Parlement au Gouvernement en
vertu d'une disposition législative. C'est la vingt-septième proposition ; elle est
banale.
Donner accès aux députés, à la demande des Présidents des commissions,
aux services d'expertise des ministères. Dans d'autres pays, les commissions ont accès
aux banques de données du ministère du budget. L'obtenir constituerait une réforme
fondamentale pour le contrôle budgétaire.
Enfin, monsieur le Président, la dernière proposition, en forme de
sourire, était adressée à votre prédécesseur ; je vous la renvoie : mener des
enquêtes de satisfaction périodique auprès des députés !
J'en ai terminé avec le rappel des conclusions de cette mission d'information, et je
dois vous dire que mon expérience m'a conduit depuis à préciser d'autres propositions.
M. le Président : Merci beaucoup. Les enquêtes périodiques de satisfaction
auprès des électeurs, quant à elles, se nomment élections !
Même si le champ d'investigation parcouru par M. Dominati n'est pas exactement celui
de notre travail, ils se recouvrent largement, d'où l'intérêt de son intervention, car
il nest jamais nécessaire de réinventer le fil à couper le beurre. Cette remise
en mémoire est un excellent exercice ; elle permet de constater qu'un certain nombre de
points ont été acquis depuis, contrairement à dautres.
Mettons à part la question de l'Office sur lequel nous nous pencherons lors d'une
réunion spécifique le 10 décembre avec M. Bonrepaux. Certaines propositions sont
désormais acquises, mais, pour autant, ne fonctionnent pas. Il faut s'interroger sur les
raisons de ces blocages qui peuvent recouvrir des bonnes ou des mauvaises pistes. J'ouvre
le débat sur ces propositions.
La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Les propositions sont remarquables. Je trouve votre
initiative intéressante, mais, dans le même temps et comme beaucoup d'autres, je suis un
peu découragé.
Nous pouvions espérer disposer de la simulation du ministère des finances avant le
vote de la réforme de la taxe professionnelle. J'avais, à cette fin, posé quelques
questions. Nous ne l'avons pas eue et nous avons voté d'un seul cur. Cela signifie
que nous ne nous réformons pas nous-mêmes, alors que les solutions sont en nous-mêmes.
Un débat de grande qualité s'est déroulé au sein du Gouvernement sur l'alternative
" baisse de la taxe professionnelle " ou " poursuite de lallégement
des charges sociales sur les bas salaires ", sans quil ne sinstaure au
Parlement ! Quelle voie était la plus juste, la plus efficace économiquement et la plus
responsabilisante pour les collectivités ? D'où une vraie interrogation. Les mécanismes
que nous mettrons en place n'aboutiront à rien s'ils ne s'accompagnent pas d'une volonté
des parlementaires eux-mêmes. Guy Carcassonne résumait en aparté d'une formule une
idée que je crois juste : La dépense reste électoralement payante, alors que
l'impôt n'est pas électoralement pénalisant excepté aux yeux des
responsables de PME.
La moitié des personnes ne paie pas l'impôt sur le revenu et, la taxe d'habitation
étant bloquée, les collectivités qui dépensent beaucoup voient leurs dépenses prises
en charge par l'Etat. LAssemblée a encore voté cette année deux mesures qui vont
dans cette direction. Les collectivités dont la taxe professionnelle se situe en dessous
de la moyenne verront doubler la taxe de péréquation ; elles seront découragées de
procéder à des économies. Inversement, l'Etat prend en charge tout ce qui sera
au-dessus d'une certaine somme.
On parle, on avance des propositions, mais, comme les solutions sont en nous-mêmes et
que nous ne voulons nous en saisir, que l'on soit dans l'opposition ou dans la majorité,
la question essentielle reste pendante : La dépense savère électoralement
payante, on ne l'évaluera donc jamais , alors que l'impôt n'est pas
électoralement pénalisant rien ne se fera.
M. le Président : Merci beaucoup.
Deux observations sur vos propos pour faire avancer la discussion. La simulation en
matière d'impôt constitue un débat récurrent qui progresse peu. Je suis choqué par
cette affaire et je souhaite que nous puissions en débattre sur le fond et émettre des
propositions, car la question ne dépend vraiment que de nous. Vous avez cité la taxe
professionnelle ; cet exemple concerne aussi bien la majorité que l'opposition, car nul
n'est fondé à voter les yeux fermés. Il n'est pas raisonnable dagir ainsi
et ces pratiques ne s'arrêtent pas à la taxe professionnelle !Une réforme de la taxe
d'habitation se prépare ; or, nous n'arrivons pas à disposer des simulations sur des
données précises, seulement sur des ordres de grandeur. Elles sont commentées par des
formules du type : " Les locataires des hlm vont payer moins ; ceux qui
habitent en logement privé vont payer plus ". Mais tout
cela ne représente que des moyennes et certaines augmentations qui paraissent faibles en
valeur absolue s'avèrent élevées pour un certain nombre de personnes.
Dans ces domaines de la fiscalité locale, notre regretté collègue André Boulloche
insistait beaucoup sur l'idée que l'on ne devait pas prendre de mesures touchant à la
fiscalité locale sans qu'elles soient assorties de simulations précises. On ne peut s'en
tenir à des simulations générales, car l'impôt touche chaque personne, chaque
entreprise qui le paye. Il faut nous mettre d'accord sur une proposition ; elle ne sera
pas forcément " parole d'évangile ", mais sera
dotée d'un certain poids eu égard aux responsabilités éminentes des membres de notre
commission issus de plusieurs horizons politiques.
Seconde remarque. Vous déclarez : " La dépense n'est pas pénalisante ".
Je crois cependant que la question évolue. Certes, nous n'avons pas de manifestations
dans les rues sur le thème " Non à la construction de l'hôpital ! " ou "
Surtout pas un lycée supplémentaire ! " Néanmoins, les élus locaux présents ici
constatent une attention portée à la dépense, car les gens réalisent que la dépense
d'un côté appelle sans doute l'impôt de l'autre. Cette préoccupation n'existait pas il
y a quinze ou vingt ans. Cela transparaît aussi dans les enquêtes d'opinion, où le
thème de la limitation des dépenses est beaucoup plus populaire qu'alors.
(Cette appréciation traduit aussi la difficulté du passage du particulier au
général. Les gens de votre circonscription, qu'ils votent ou non pour vous, estiment que
vous êtes très bien et que vous faites parfaitement votre travail. Dans le même temps,
ils jugent que l'ensemble des députés forme un groupe de paresseux !).
Quant à la question de l'impôt, les gens sont réticents à l'idée de son
augmentation. C'est là une des raisons de la création du présent groupe de travail. Une
évolution de l'opinion publique est à l'uvre ; elle correspond à une évolution
économique : il y a aujourdhui plus de méfiance que par le passé envers la
dépense publique.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Les gens sont certes hostiles à l'impôt, mais celui-ci
est loin, et, localement, ils demandent des équipements et des services. Prenons
l'exemple du suréquipement du parc scolaire. On demande des lycées, des équipements qui
fonctionnent 140 jours ; il en est de même des universités. Aux Etats-Unis ou en
Allemagne, les universités sont ouvertes l'été et le soir jusqu'à 22 heures 30, pour
permettre la promotion de l'ouvrier en technicien et du technicien en ingénieur. La
surcapacité est avérée ; pourtant, chacun redemande un équipement.
M. le Président : Vous avez raison, mais la faute incombe pour partie aux
responsables politiques, qui ne savent pas présenter un choix aux électeurs.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Les gens ne réalisent pas quils paient une TVA. Il
en irait différemment sils payaient sous forme dIRPP après péréquation,
pour prendre en compte les richesses relatives de chaque secteur.
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Le rapport
de notre collègue est le fruit dun important travail. Il est d'autant plus
intéressant que nous pouvons le considérer en vertu de l'expérience acquise par la mise
en application d'un certain nombre de propositions.
Je partage le point de vue de Pierre Méhaignerie : une partie des solutions se trouve
en nous-mêmes. Parmi les propositions que nous pourrons avancer à notre tour, certaines
relèveront de pratiques quotidiennes et n'appelleront pas de modifications législatives,
contrairement à d'autres, car des textes, telle l'ordonnance de 1959, organisent nos
travaux.
Pour les propositions dordre pratique, je pense que le renforcement de la
capacité de contrôle de la Commission des finances, à partir de rapports préalables de
la Cour des comptes ou en liaison étroite avec ses travaux, s'avère possible à mettre
en place. Je sais que le Président y réfléchit. Des propositions seront présentées de
manière très concrète.
Sur le rapport du Rapporteur général du budget, je suis prêt à modifier la
pratique, dès lors que le Gouvernement aura arrêté en Conseil des ministres le projet
de budget plus tôt. Le commentaire du Rapporteur général pourrait être présenté au
moment du travail en commission ; cela paraît plus intéressant et plus pertinent,
même si un second rapport ex post doit rendre compte comme aujourdhui des
travaux de la commission et des amendements déposés.
À propos du déroulement des débats, nous pourrions engager une réflexion sur
l'efficacité de la parole en séance plénière. Je crois que la session unique a
constitué un progrès, mais la façon dont elle est organisée vide tout l'intérêt de
la réforme. Ayant connu les deux modes de fonctionnement, je pense que nous fonctionnons
encore moins bien qu'avant et, moins bien qu'avant, nous exerçons notre mission de
contrôle. Nous siégeons trop en séance publique ; de nombreuses questions devraient
pouvoir relever des commissions permanentes. La litanie de présentation des budgets en
séance publique n'a strictement aucun sens. D'autres sujets encore peuvent être traités
en commissions, à la condition que celles-ci soient rendues publiques. Nous pourrions
ainsi gagner énormément de temps en séance publique.
L'Office parlementaire d'évaluation : je tiens l'idée pour intéressante
j'étais pour , mais je suis de plus en plus convaincu qu'il ne sert à rien. C'est
un " machin " supplémentaire que nous avons créé. Pourquoi demander
à un Office parlementaire réunissant l'Assemblée nationale et le Sénat ce que nous
pourrions assurer nous-mêmes par lintermédiaire de la Commission des finances, que
rien n'empêche de faire réaliser une enquête ou une mission d'évaluation ?
Loutil mis en place se révèle d'une lourdeur et, partant, d'une inefficacité
formidable. Il faut, certes, examiner la façon dont le dispositif a fonctionné au cours
des deux dernières années, mais je ne crois pas que l'on puisse trouver d'autres
responsabilités que celles liées à la lourdeur excessive de cet organisme.
D'autres propositions plus législatives ou réglementaires doivent être conduites. Je
suis vraiment favorable à ce que le Rapporteur général, les rapporteurs spéciaux et
pour avis disposent, en permanence, des pouvoirs des rapporteurs des commissions
d'enquête, pour que les gouvernements ou les ministères ne puissent leur opposer tel
secret ou telle confidentialité. Un certain nombre de propositions dépendent donc de
notre volonté à renforcer le rôle du Parlement. La question ne se pose pas en termes
majorité - opposition, c'est un problème institutionnel entre le Gouvernement
et le Parlement ; nous devrions nous doter dune capacité à mieux exercer nos
missions de législateur et de contrôle.
M. le Président : Profitons de notre groupe de travail pour parler librement du
déroulement du débat budgétaire.
Je suis, par expérience, d'accord avec vous. Toute une partie du débat ne sert à
rien et pourrait être supprimée, afin que le temps rendu disponible serve à autre
chose. Un seul point mérite l'attention, et ce afin de ne pas procéder à des réformes
artificielles. Le débat budgétaire reste, pour certains collègues, la seule occasion
d'intervention. Dès lors - je schématise -, deux voies s'ouvrent à nous : soit l'on accepte que le député intervienne
en commission et que son propos soit publié au Journal officiel, ce serait
l'idéal, même si cela mettait à mal la sacro-sainte montée à la tribune ! Sur
cette question, il conviendrait que vous sondiez vos Présidents de groupe. Soit, si cette
voie savérait impraticable, il faudrait admettre le maintien de la séance
publique. Pour autant, l'observation n'est pas valable pour les rapports multiples
dénués de tout intérêt et qui pourraient être lus en commission ou simplement
publiés au Journal officiel. Les rapporteurs spéciaux ou pour avis sont des élus
jouissant d'une bonne pratique et d'une certaine notoriété ; ils ne sont pas à la
recherche d'une intervention à la tribune. Si vous en êtes d'accord, je souhaite que
notre groupe avance sur ce thème.
La parole est à M. Jégou.
M. Jean-Jacques JÉGOU : Je partage tout à fait, avec l'expérience qui est la
mienne, les propos tenus. Je ne suis pas un fanatique de la réforme de la session unique.
Nous travaillons aujourdhui dans des conditions beaucoup moins bonnes. Je suis
désolé de devoir le dire. Le rythme de travail n'est pas adapté et l'on oublie souvent
notre circonscription. J'ai été frappé des propos de Guy Carcassonne, rejoint par
Didier Migaud et le Président Méhaignerie, sur l'idée de volonté : beaucoup de choses
viendront par nous-mêmes. Trouverons-nous cependant suffisamment de collègues
intéressés par nos propositions ? J'ai toujours siégé à la Commission des finances,
mais je constate que nous sommes un peu isolés, apparaissant parfois telles des bêtes
curieuses, même aux yeux de nos collègues de groupes. Souvent, une incompréhension nous
sépare des autres qui nous croient faits d'un autre bois, qui estiment que nous avançons
à contretemps de l'actualité politique et qui, au global, sont persuadés que nous
restons très ennuyeux ! Il y a beaucoup à faire passer auprès de nos collègues sur le
thème de l'optimisation de la dépense publique ou de son contrôle.
L'on peut déduire de cet état de fait que la période très courte au cours de
laquelle nous devons discuter de choses importantes est dune brièveté surprenante.
Il y a des périodes de stand by, que nous pourrions utiliser à traiter des
affaires très utiles. Je crois beaucoup à la nécessité de réformer l'ordonnance de
1959 que l'on peut juger désuète, sinon totalement inadaptée. Un exemple, pour relancer
les propositions de Laurent Dominati. Je siège, au titre de la Commission des finances,
dans une délégation que je considère passionnante et importante, sous la direction du
Président Balligand, à la Caisse des dépôts. Je trouve incroyable qu'une fois l'an, le
Président et le directeur viennent, devant deux députés seulement, présenter leur
action, alors même que l'activité de la Caisse est liée à de très nombreuses actions
gouvernementales, que ce soit le logement social, la politique de la ville, le capital
risque, la création de nouvelles entreprises
tout sujet qui marque notre vie
quotidienne. Or, nul n'en parle. Lorsque nous votons nuitamment, dans l'article
d'équilibre, les 20 ou 25 milliards prélevés sur les fonds d'épargne, quelques
députés, le Président, les rapporteurs, les délégués à la Caisse des dépôts
savent ce geste important, qui témoigne de la voracité des gouvernements à prélever
des sommes élevées sur l'épargne.
En résumé, nous réussirons un beau travail si nous réussissons la nécessaire
réforme de nos mentalités et l'urgente modernisation de l'ordonnance de 1959.
M. le Président : La parole est à M. Bonrepaux, Président de la Commission des
finances.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Je voudrais
revenir sur les propos de M. Méhaignerie qui éclairent ce que nous avons de plus
urgent à entreprendre. Nous avons débattu de la taxe professionnelle sans avoir pu
procéder aux simulations et investigations nécessaires, parce que notre commission n'en
a pas les moyens. Cela est vrai et aucun groupe d'élus n'a pointé du doigt les
véritables problèmes.
Le Président Méhaignerie souligne que nous n'avons pu choisir entre allégement de la
taxe professionnelle ou baisse des charges ; mais nul n'ignore que nous avons engagé une
étude au travers de l'Office d'évaluation, pour connaître l'efficacité relative des
mesures prises jusqu'à présent en matière d'emploi. Cela souligne les propos de notre
Rapporteur sur la difficulté à faire fonctionner cette office. Nous avons pris la
décision d'engager létude en bureau de la Commission des finances au mois de mars.
Avant que l'Office choisisse le bureau d'études, il a fallu organiser une réunion
spéciale à la fin juillet. Ainsi seulement, létude a-t-elle pu débuter le
premier septembre. Il était, dès lors, difficile de disposer de ses conclusions le 1er
octobre pour fonder des choix sur une question assez controversée ! L'Office est
très lourd à faire fonctionner, tant il est vrai que l'on ne peut guère engager un
travail suivi quand on change chaque année de Président ! Beaucoup de choses sont à
revoir.
M. le Président : Je vous remercie.
Audition de M. Jean-Claude TRICHET,
Gouverneur de la Banque de France
(extrait du procès-verbal de la séance du 29 octobre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Monsieur le Gouverneur, merci davoir eu la
gentillesse de répondre à notre invitation. Notre groupe de travail nest ni une
commission denquête ni une mission solennelle au titre de laquelle il vous est
demandé de prêter serment. Nous avons décidé de nous pencher sur la question des
dépenses publiques, de leur efficacité et du contrôle parlementaire.
Je vous laisse la parole pour un exposé, à la suite duquel nous vous interrogerons,
profitant de vos fonctions, de votre expérience de la réalité des questions
financières et de vos relations avec le Parlement.
M. Jean-Claude TRICHET : Monsieur le Président, merci de mavoir
invité. Je profite de ma présence pour vous exprimer à nouveau la disponibilité
complète de la Banque de France. Nous entretenons des relations très étroites avec la
Commission des finances de lAssemblée nationale ainsi quavec la délégation
pour lUnion européenne. La Banque de France et son Gouverneur sont à la
disposition du Parlement chaque fois que vous le souhaiterez, monsieur le Président.
Le sujet que vous vous êtes proposé dapprofondir est central. Dans la mesure
où les questions que vous poserez et les réponses que je pourrai vous apporter sont
certainement plus importantes à vos yeux quun exposé liminaire, je me concentrerai
en introduction sur un double constat qui touche au niveau des dépenses publiques dans
notre pays et au principe même de gestion des dépenses publiques dans lensemble de
la zone euro et de lEurope.
La logique et lefficacité du contrôle du Parlement découlent naturellement des
observations que je voudrais vous soumettre.
Notre pays se situe à un niveau de dépenses publiques en proportion du PIB
réellement élevé au sein des pays industrialisés. Cest une constatation faite
par le Conseil de la politique monétaire de la Banque de France.
Depuis le début des années quatre-vingt, la dépense publique en proportion du PIB
est constamment supérieure à 50 % et ce poids relatif est estimé, en 1997, par
lOCDE, à 54,1 %, soit 4,6 points au-dessus de la moyenne des onze pays de
la zone euro, la moyenne se situant à 49,5 - juste en dessous de 50 - et près de 6
points au-dessus de la moyenne des quinze pays de lUnion européenne qui se situe à
48,3 %.
Au sein de lEurope des quinze, seuls les pays scandinaves la Suède, le
Danemark et la Finlande enregistrent des dépenses publiques supérieures aux
nôtres en proportion du PIB. Au sein du G7, le poids moyen de la dépense publique ne
représente que 38,5 % du PIB. Avec 54,1 %, nous sommes donc très au-dessus de
la moyenne du G7, ce qui mérite dêtre souligné. De même, sur la période
courant de 1990 à 1997, le poids de la dépense publique sest accru de plus de
quatre points en France contre moins de 1 point en moyenne dans les pays du G7 ou
dans lensemble de lOCDE. Une telle tendance fut donc nettement plus marquée
en France sur la décennie.
Jobserve également que, sur la même période, la part dans le total des
dépenses publiques des transferts à destination des ménages a progressé de
2,5 points, de 42,5 % à 45 %, celle des transferts au secteur productif de
0,8 point, de 3,1 % à 3,9 %. En revanche, en dépit du fait que la
dépense publique elle-même a augmenté substantiellement en proportion du PIB, la part
de linvestissement public dans la dépense publique a reculé dun point sur la
période en passant de 6,5 % à 5,4 %. Nous observons avec une certaine
appréhension que, entre 1990 et 1997, la progression de linvestissement public en
volume ne sest élevé quà 0,3 %, alors que le PIB, quant à lui,
heureusement, progressait plus fortement.
Cest dire que nous sommes face à un élément de transformation structurelle de
la dépense publique, qui est inquiétant, puisque les dépenses récurrentes ne cessent
daugmenter au détriment de linvestissement, et donc de la préparation de
lavenir.
Dans une perspective de moyen terme, laction à entreprendre nous paraît devoir
associer une réduction substantielle, progressive, ordonnée du poids de la dépense
publique dans le PIB à un réexamen sérieux de la structure de la dépense. De ce point
de vue, je note que, durant la période 1993-1997, la dépense publique en proportion du
PIB a diminué de 1 %. Nous avons atteint un pic, puis sommes passés de 55 % à
54,1 %. Je rappelle que le Conseil de la politique monétaire, peu de temps après sa
création, avait suggéré de se fixer comme premier objectif de repasser en dessous de
50 % pour revenir dans la moyenne des pays membres de la zone euro, qui
sétablit à 49,5 %. Il y a un grand intérêt, me semble-t-il, dans ce
domaine, à se fixer des objectifs chiffrés aussi clairs que possible.
Une autre considération mériterait sans doute dêtre exposée à titre
liminaire : linteraction entre la gestion de la dépense publique et le bon
fonctionnement de la zone euro.
Des critiques, parfois très sévères, venant doutre-Atlantique, ont été
prononcées contre le principe de la monnaie unique. Elles sarticulaient très
souvent sur les observations suivantes.
Premièrement : " Vous vous dotez dune monnaie unique, mais vous
navez ni gouvernement fédéral ni budget fédéral. Vous navez donc pas les
moyens dun " policy mix " équilibré, un dosage des
politiques économiques équilibré entre la politique monétaire et la politique
budgétaire ou les finances publiques en général. Nayant pas les moyens politiques
de garantir cet équilibre, vous allez mettre la zone euro en difficulté, puisque le
dosage des politiques économiques sera en quelque sorte laissé au hasard des décisions
nationales. "
Deuxième critique assez fréquemment formulée : " Vous ne disposez pas
des moyens budgétaires dune stabilisation automatique en cas de choc asymétrique.
En dautres termes, 1,27 % de dépenses de lUnion européenne en
proportion du PIB nest pas un instrument budgétaire suffisant qui puisse se
comparer au budget fédéral des Etats-Unis. Ensuite, en Europe, au contraire des
Etats-Unis, si un Etat membre de lUnion connaît des difficultés particulières
ignorées des autres économies, il ne bénéficiera pas dun transfert automatique
de lensemble de lUnion alors que si la Californie connaît le même problème,
les dépenses fédérales continueront au même niveau, les recettes diminueront du fait
de la baisse du produit intérieur brut de la Californie, et la différence entre les
dépenses et les recettes fera apparaître un solde positif en faveur de la
Californie. " Cest ce que les économistes appellent le transfert
automatique des ressources, par le canal budgétaire de la fédération envers un Etat
membre particulier. Il est vrai que nous navons pas en Europe léquivalent
dun tel système puisque nous navons pas de budget fédéral substantiel. En
revanche, on peut dire que, avec en particulier le pacte de stabilité et de croissance,
les Européens, se sont dotés dun système de pilotage des politiques budgétaires
permettant de réfuter ces deux critiques que je disais venir doutre-Atlantique.
A la première, on peut répondre que, nayant pas de budget fédéral et pas plus
de 1,27 % du produit intérieur brut de lUnion européenne à la disposition
des autorités centrales, les Européens ont été contraints de considérer que chacun
des budgets nationaux était lui-même un point dapplication de la politique
budgétaire au niveau de lensemble de la zone euro. Cest la somme des budgets
nationaux qui est léquivalent du budget fédéral des Etats-Unis. Doù
lintérêt dune coordination et dune concertation étroite des
politiques budgétaires au sein de la zone euro, dans le cadre du pacte de stabilité et
de croissance afin datteindre un bon équilibre et une bonne rationalité de
linstrument politique budgétaire.
Jappelle votre attention sur un paradoxe et qui démontre à quel point les
Européens ont traité sérieusement cette question. Le Conseil des ministres en Europe,
autrement dit le collège des gouvernements membres de lUnion, a finalement plus de
pouvoir sur les budgets de chacun des Etats composant lUnion monétaire que
Washington nen a sur la Californie, la Floride ou le Massachusetts. Il nest
pas possible à Washington de faire remarquer à tel ou tel Etat, membre de lUnion
américaine, que se pose un problème au niveau de sa politique budgétaire. Au contraire,
les différents Etats membres de lUnion européenne en collège ce nest
donc pas une autorité fédérale qui en décide, mais le collège des autorités
démocratiques légitimes de chacun des Etats concernés ont la capacité
dindiquer à tel ou tel Etat de ne pas se comporter ainsi quil le fait, parce
que son attitude pose un problème à lensemble de lUnion. Cela est
nécessité, non seulement par lobligation de répondre de manière convaincante à
la critique relative à la cohérence du " policy mix ", du
dosage des politiques économiques en Europe, mais aussi pour éviter quune mauvaise
gestion dun seul pays en particulier ne porte préjudice à tous les autres en
imposant des primes de risques sur les taux dintérêt qui seraient parfaitement
illégitimes au niveau des autres Etats ou des autres économies. On perçoit la logique
de cette coopération étroite des politiques de finances publiques des différents Etats
membres de lUnion.
Un élément important du dispositif européen réfute la seconde critique portant sur
labsence de résistance à des chocs asymétriques : les Européens se sont
fixés comme objectif de moyen terme, en période normale, un budget proche de
léquilibre ou en excédent. Dès lors quun pays en particulier serait soumis
à un choc asymétrique, à un choc interne ou externe, se traduisant par des difficultés
économiques considérables et une baisse forte de son produit intérieur brut, il aurait
lui-même la capacité de faire jouer ses propres stabilisateurs automatiques. En
situation de finances publiques proche de léquilibre ou en excédent, la
possibilité dune résistance à des chocs asymétriques par le canal budgétaire
existerait, non par le truchement dune subvention fédérale, comme en Californie,
mais par le jeu de la stabilisation automatique nationale. Un tel système de
stabilisation était, je crois, précisément visé par les Européens lorsquils se
sont dotés des règles du pacte de stabilité et de croissance.
Pour les Etats Unis, le transfert de stabilisation est réalisé par la Fédération à
titre définitif alors que, dans le cas européen, le pays considéré devra ensuite
rembourser le déficit supplémentaire correspondant au jeu de ses stabilisateurs
automatiques. Mais notons quen outre, la monnaie unique apporte à un pays qui
subirait un choc asymétrique des atouts non négligeables, car elle lui permettrait de
conserver, le cas échéant, sa propre stabilité sur les taux dintérêt ; il
ne serait pas perturbé contrairement à un pays qui nappartiendrait pas à la zone
euro et qui, devant enregistrer une augmentation de son déficit budgétaire, ne
manquerait pas de connaître des problèmes sur ses comptes extérieurs, sur ses taux
dintérêts, sur les coûts de refinancement de manière générale dans
léconomie.
On voit bien que tout en ne répondant pas de la même manière quaux Etats Unis
à la remarque sur les chocs asymétriques, il y a - heureusement pour la cohérence
de la zone euro ! - une réponse européenne que je crois cohérente. Bien
entendu, une telle réponse, pour être totalement cohérente, suppose une bonne
application des règles définies au niveau européen, autrement dit une bonne application
du traité lui-même, de ses dispositions et de celles du pacte de stabilité et de
croissance, ce qui rejoint votre propre observation, monsieur le Président : comment
le Parlement peut-il optimiser son action, puisque, en dernière analyse, cest lui
qui décide du budget ? Je vous remercie.
M. le Président : Merci, monsieur Trichet.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances :
Monsieur le Gouverneur, aujourdhui, en Europe, particulièrement en France, chacun
affirme la priorité de relancer la croissance, tout en évitant de creuser les déficits.
Des propositions sont avancées. Quel est lavis du Gouverneur de la Banque de France
sur la nécessité dune relance sans que cela ait des conséquences sur le niveau
des déficits publics ? Que pensez-vous de la proposition de lancien Président
du Conseil italien dutiliser des réserves importantes des banques centrales pour
faciliter cette relance ?
Notre mission est le contrôle parlementaire. Pensez-vous utile que le Conseil
politique monétaire soit contrôlé, au-delà même de la question de son indépendance,
dès lors que cest le Parlement qui doit décider ? Or, des paramètres
échappent aux parlementaires, à commencer par les taux dintérêt qui produisent
un effet sur la politique budgétaire et sur le niveau dendettement de la France.
Imaginons un instant que vous deveniez parlementaire. Quelles sont les propositions que
vous formuleriez pour que le Parlement, afin de renforcer la légitimité même du Conseil
de la politique monétaire, exerce un meilleur contrôle sur ce Conseil ?
M. Jean-Claude TRICHET : Sur les réserves de change et leur utilisation
éventuelle, je ne vous cache pas que toutes les banques centrales européennes, sans
exception, et la Banque centrale européenne elle-même, sont hostiles à la formule
préconisée par M. Prodi pour une raison simple : nous pensons que leuro
a besoin dêtre crédible. Un haut niveau de crédibilité et de confiance
monétaire est très important si nous voulons, en particulier, de bas taux
dintérêt de marché, ce qui est, jai cru le comprendre, un objectif assez
fortement souhaité dans un certain nombre de pays. Il ne faut donc pas commencer par
déclarer que les réserves qui garantissaient la crédibilité des monnaies composantes
seraient devenues inutiles ; leuro étant uniquement garanti par un montant
minuscule de réserve de change. Je crois nécessaire de faire très attention à cela,
précisément dans le but de préserver la confiance et la crédibilité de leuro.
Voilà pour ma première remarque.
La seconde, cest que monétariser les réserves de change équivaut sur le plan
économique à une augmentation du déficit budgétaire. En termes économiques, cela
accréditerait lidée que nous nous engageons finalement dans une autre voie que
celle que nous avons retenue et qui nous permet, en ce moment même - le processus
sera achevé en fin dannée - de mettre lensemble des taux
dintérêt de la zone euro au niveau des taux dintérêt les plus bas,
cest-à-dire ceux que nous avons en France et ceux qui existent en Allemagne, aux
Pays-Bas, en Belgique et dans quelques autres pays. Cest une opération jugée
impossible il y a encore quelques mois. Que nous disait-on alors ? Vous allez avoir
en Europe, progressivement, une convergence des taux dintérêt vers une moyenne
arithmétique pondérée des taux dintérêt qui existent dans les différents pays
en France, en Italie, en Allemagne, en Espagne, au Portugal, aux Pays-Bas, en
Belgique et dans les autres pays. La théorie de la moyenne arithmétique pondérée
na jamais correspondu à ce que la Banque de France souhaitait pour sa part. Nous
avons affirmé à plusieurs reprises - et je crois que le marché, progressivement,
la bien compris - que la convergence ne sorganisait pas vers la moyenne
des crédibilités, la moyenne des confiances, donc la moyenne des taux dintérêt,
mais bien vers les meilleurs : meilleure crédibilité, meilleur niveau de confiance,
meilleure solidité, si je puis dire, donc plus bas taux dintérêt directeurs et
plus bas taux dintérêt de marché dans la zone. Voilà lobjectif que nous
allons atteindre. Au reste, plus personne ne conteste, je crois, que telle était la bonne
approche. Encore ne fallait-il pas du tout donner au marché le sentiment que la
transition à leuro pourrait engendrer un affaiblissement de la confiance. Si le
sentiment que nous étions en train de revoir notre sérieux budgétaire avait prévalu,
un affaiblissement de la confiance se serait dessiné, engendrant les effets négatifs que
nous voulons précisément éviter.
Voilà quelques données générales que je vous soumets, monsieur le Rapporteur
général.
Pour ce qui est de la question que vous mavez posée, me demandant de
mimaginer à la place dun parlementaire, ce qui pour moi nest guère
aisé, jai presque envie de vous répondre : que diriez-vous vous-même si vous
étiez membre du Conseil de la politique monétaire ? (Rires).
Les choses sont très claires en France et ce de par la volonté même du
Parlement : il existe une loi fixant lindépendance de la Banque de France.
Elle est intervenue après modification de la Constitution de la Vème République, votée
à la majorité des trois cinquièmes par le Congrès à Versailles pour permettre
lindépendance de la Banque centrale nationale et, le moment venu, son indépendance
dans le contexte de la Banque centrale européenne et du Système européen de banques
centrales. Le Traité de Maastricht, ratifié en France par voie de référendum, prévoit
également lindépendance de la Banque centrale nationale et de la Banque centrale
européenne.
Vous avez exercé le contrôle parlementaire depuis les cinq ans dindépendance
de la Banque centrale en demandant régulièrement à auditionner la Banque de France, qui
est à la disposition de la Commission des finances de lAssemblée nationale ;
nous avons déféré à vos convocations une vingtaine de fois sur la période. Nous avons
eu des échanges très approfondis ; jai moi-même répondu à beaucoup de
questions extrêmement pertinentes et parfois incisives de la Commission des finances et
de vous-même, monsieur le Rapporteur général. Et cest bien ainsi. Cest
exactement ce que le législateur a voulu. Je crois, du reste, quil souhaite un
dispositif identique au niveau européen, puisque le même type de relations lie la Banque
centrale et le Parlement européen. Le législateur a voulu cette disponibilité
totale ; en effet, le Gouverneur est, à tout moment, à la disposition de la
Commission des finances de lAssemblée. Je vous exprime régulièrement ma
disponibilité totale. Nous faisons rapport au Président de la République, au Président
de lAssemblée nationale et au Président du Sénat une fois par an conformément à
la loi. Ce sera également le cas au niveau de la Banque centrale européenne. On peut
imaginer des relations plus fréquentes, voire publiques. Je me permets de le souligner,
car il est parfois fait état, en France, de léloignement de la Banque centrale par
rapport aux institutions démocratiques, notamment par rapport au Parlement, contrairement
aux Etats Unis où prévaudrait une grande proximité. A y bien regarder, il ny a
aucune différence entre la France et les Etats-Unis. La seule petite différence réside,
ce que je ne sollicite pas, dans le fait que, lorsque M. Greenspan se présente devant la
Commission des finances de lAssemblée, la télévision est présente ! Il y a
forcément un aspect plus public à cette prestation. Lorsque, monsieur le Rapporteur
général, vous me demandez de venir à la Commission des finances, la règle nest
pas de convoquer journalistes et télévision. La différence réside dans une question de
communication externe. Je crois que lon peut dire que nous avons exactement le même
type de relations à Paris que celles qui prévalent au plan américain entre la Federal
reserve et le Parlement américain.
M. le Président : Vous avez cité des chiffres qui situent la dépense
publique française par rapport à dautres pays comparables, à la moyenne des Pays
européens, du G7, etc... Les chiffres indiqués révèlent une certaine spécificité
française. Quelle est votre analyse sur les causes de cette spécificité ?
Pourriez-vous fixer quelques propositions pour réduire - si jai bien compris,
tel est votre souhait implicite - en tout cas améliorer lefficacité de nos
dépenses publiques ?
M. Jean-Claude TRICHET : Je crois, en effet, que nous connaissons une
situation spécifique. Dune manière générale, nous éprouvons une certaine
difficulté conceptuelle - je le constate dans ma propre maison -
à remettre en cause les structures dans le secteur public. A cela plusieurs raisons que
jai pu constater. Je citerai un exemple, certes modeste, mais qui a intéressé de
très près le Parlement. La Banque de France compte un certain nombre de succursales, de
caisses institutionnelles, de caisses allégées. Nous avons tenté de démontrer aux
parlementaires quil était finalement dans lintérêt de tous de
sefforcer de réaliser des économies, modestes, bien entendu, sur ce réseau. Je me
représente ce que doit être la situation de beaucoup dautres institutions ou de
services publics. Jai compris combien la représentation parlementaire était
attachée à une présence de la Banque de France partout en France. Alors même
quelle peut parfaitement sexpliquer et se justifier par des considérations
daménagement du territoire et déquilibre sur lensemble du territoire
français, une telle présence lest beaucoup moins sous langle de
loptimisation de la gestion et de la réduction de la dépense publique. Je ne parle
pas uniquement pour la Banque de France, car je pense quun même phénomène
sattache à beaucoup dinstitutions, notamment lorsquil sagit de
procéder à des restructurations, considérées opportunes sous langle de la
gestion prise isolément, mais considérées comme posant problème par exemple,
sous langle de laménagement du territoire ou de léquilibre général
du pays. Cest un exemple que je vous livre, mais cest un des aspects qui
caractérise la spécificité française par rapport à ce que lon observe dans
dautres pays. La spécificité française est probablement liée à la beauté et à
lagrément de la douce France, mais cest un élément qui pèse
incontestablement et qui rend délicate loptimisation dun réseau comme le
nôtre. Le Parlement a joué un rôle important dans cette affaire en nous envoyant des
signaux, reçus naturellement par la Banque de France comme très importants. Nous avons
là un élément qui fait partie dune spécificité française. Il y en aurait
beaucoup dautres ; je vous soumets simplement celui-ci à titre
dillustration.
M. le Président : La parole est à M. Fuchs.
M. Gérard FUCHS : Je souhaiterais revenir, monsieur le Gouverneur, sur
votre comparaison entre la Banque centrale européenne et la Federal reserve en
restant dans le cadre de notre exercice daujourdhui, cest-à-dire les
questions du contrôle parlementaire.
Lorsque lon élabore un projet de budget, on est obligé de dresser des
hypothèses, notamment sur deux points, évoqués précédemment par M. Fabius :
lhypothèse de taux dintérêt et une hypothèse de cours du dollar. Ce sont
là deux variables sur lesquelles le Parlement, dans le nouveau système de la Banque
centrale européenne ou du système européen de Banques centrales, na plus guère
de capacité de peser. Jétablis une relation entre le niveau des taux
dintérêt à terme et les conséquences sur le taux de change demain de leuro
par rapport au dollar.
Je suis quelque peu étonné, monsieur le Gouverneur, que vous réduisiez la
différence entre le contrôle qui sexercera sur la BCE et sur la FED à une simple
question de publicité de débats et dauditions. Je vois, pour ma part, deux
différences : dune part, au niveau des objectifs, le système américain
donnant une plus large part à tout ce qui concerne la croissance, lemploi, par
rapport à la défense de la valeur de la monnaie. Dautre part, quand le Congrès
auditionne le Président de la FED, jai le sentiment que cest une incitation
assez forte pour lui jignore comment cela se passera demain avec le Parlement
européen à prendre en compte un certain nombre dobjectifs de politique
économique générale.
Jai voté le traité de Maastricht ; je lai voté parce que je pensais
que cétait le point de passage obligé pour obtenir leuro. Nous avons
aujourdhui leuro. Jimagine que dautres traités européens
interviendront dans les temps qui viennent et que nous pourrons reposer des questions, y
compris - pourquoi pas ? - celle des modalités de contrôle démocratiques
de la Banque centrale européenne de demain.
Pourriez-vous être un peu plus précis sur les différences entre le système
européen à partir du 1er janvier 1999 et le système américain ?
Daprès votre expérience, que vous paraît-il susceptible dêtre modifié
dans le système européen, afin de donner aux Parlements - je ne précise pas le
niveau européen ou le niveau national ; cest un autre débat - un pouvoir
dinfluence un peu plus élevé ? La BCE, dans la gamme des contrôles
démocratiques qui sexercent sur les banques dans le monde, se situe
aujourdhui à un extrême du panel existant.
M. le Président : LAssemblée nationale, je crois à
linitiative du Président Giscard dEstaing, il y a quelques mois, a voté un
amendement prévoyant lexamen dun mécanisme aussi souple que possible sur
lequel à la fois des représentants du Parlement européen et quelques représentants de
parlements nationaux pourraient dialoguer avec la Banque centrale européenne. Cest
loccasion de vous en parler, den saisir le Gouverneur de la Banque centrale
européenne. Je comprends les problèmes que cela pose par rapport aux prérogatives du
Parlement européen, mais on voit bien que pour nombre dEuropéens, on ne peut
construire lEurope sans les parlements nationaux. Largument consistant à
opposer lexistence dun Parlement européen est quelque peu rhétorique,
celui-ci nétant pas léquivalent des parlements nationaux. Vous voyez la
difficulté, le sentiment de beaucoup de nos collègues ici et dans dautres pays.
Pourriez-vous avancer quelques observations à ce sujet ?
M. Jean-Claude TRICHET : Pour la première question de M. Fuchs,
personnellement, je ne perçois pas de différence de substance entre le système qui
prévalait avant leuro et celui qui prévaudra avec leuro sagissant de
la difficulté que je ne méconnais pas détablir un projet de budget
et de voter un budget sur la base de paramètres comme les taux dintérêt ou le
cours des devises. On parle toujours du dollar, il faut aussi mentionner le yen et les
autres devises qui constituent des variables non fixes. Nous connaissions le problème
auparavant et la difficulté reste grande. Dans beaucoup de domaines, nous devrions
rechercher des plages de variation, une " espérance mathématique ",
et dire comme le font les météorologues aux Etats-Unis : " Il y a tant de
chances sur cent pour que nous soyons à tel niveau et tant de chances sur cent pour que
nous soyons à tel autre. " Bref, nous sommes dans un univers imprévisible,
voire très imprévisible dans certains cas. Lune des difficultés principales de la
confection du budget est précisément de devoir fixer des chiffres alors que lon se
meut dans un univers largement imprévisible. Nous connaîtrons encore la même situation
demain avec, toutefois, la réalité de la zone euro. Cest dire que toutes sortes de
variables, aléatoires auparavant, deviennent non aléatoires, à savoir celles internes
à lEurope, la zone euro représentant un ensemble économique presque de la taille
des Etats-Unis dAmérique - comptant 290 millions dhabitants,
soit un nombre un peu supérieur à celui des Etats-Unis -, donc avec une dépendance
vis-à-vis de lextérieur du même ordre de grandeur, le commerce extérieur
représentant un peu plus de 10 % du produit intérieur brut de lensemble de la
zone euro.
Ce sont là des éléments qui vont dans le sens souhaité par M. Fuchs, celui
dune plus grande prévisibilité due à larrimage de lensemble des
économies dEurope continentale, plus intime encore quauparavant.
En ce qui concerne la distinction à laquelle a procédé M. Fuchs entre la FED et
la Banque centrale européenne ou la Banque de France dailleurs, je suis frappé de
constater que la représentation nationale a parfois tendance à critiquer la loi
quelle a elle-même élaborée. Vous me dites en substance que la loi est quelque
peu imparfaite et devrait être plus complète.
M. Gérard FUCHS : Si vous le permettez, monsieur le Gouverneur, et avec
la permission de M. le Président, juste une phrase : nous savons bien que pour
avoir leuro, qui nous paraissait un objectif utile, nous avons dû négocier avec
des partenaires, un en particulier, vis-à-vis duquel il y avait un prix à payer. Cela ne
signifie pas nécessairement que nous étions satisfaits de ce prix.
M. Jean-Claude TRICHET : En tant que citoyen, je trouve que votre loi est
bonne, messieurs les parlementaires, et que le traité voté par le peuple français est
pareillement bon, puisquil dit la même chose que la loi. Il ny a pas de
contradiction entre une politique monétaire de crédibilité, de sérieux, de confiance
et ce que vous souhaitez, autrement dit les meilleures conditions possibles pour la
croissance et la création demplois. Dans notre interprétation de la loi et du
traité, nous ne percevons pas de contradiction entre les principes européens et ce que
disent sous une forme différente les Américains. On ne peut considérer la loi et le
traité comme imparfaits que si lon considère quil y a contradiction entre
lobjectif de stabilité monétaire dun côté et lobjectif de création
demplois de lautre. Nous ne croyons pas à cela pour les raisons suivantes que
je vous livre avec simplicité : le système mondial dans lequel nous sommes plongés
est régi par la confiance. Les bas taux dintérêt de marché sont donnés par les
épargnants français, européens et mondiaux aux instruments monétaires et financiers
qui leur inspirent confiance ; plus on inspire confiance, plus on enregistre de bas
taux dintérêt de marché. Donc, par le canal des taux dintérêt de marché,
il ny a pas de contradiction entre lobjectif de stabilité des prix qui nous
est fixé en Europe et lobjectif ultra important qui est de créer des conditions
aussi favorables que possible pour la croissance et la création demplois. De la
même manière, lorsque lon poursuit dans une perspective de moyen terme une
politique de faible inflation, donc de bonne conservation de la valeur par
linstrument monétaire, on consolide la compétitivité de léconomie et
cest le second canal par lequel on crée des conditions qui sont bonnes pour la
croissance et la création demplois. Nous ne voyons donc pas de contradiction entre
la stabilité des prix et la lutte contre le chômage et je suis persuadé que
lorsque les Français ont voté le traité de Maastricht ils nen voyaient pas ni le
Parlement au moment où il a voté la loi.
Dans le cas français, on peut démontrer que nous avons obtenu certains résultats.
Par exemple, la France dispose, au moment où je parle, des plus bas taux dintérêt
de marché dEurope ex aequo avec lAllemagne, les Pays-Bas, la Belgique
et les troisièmes plus bas taux dintérêt de marché du monde. Si tel était
lun des objectifs à viser pour avoir lenvironnement le plus favorable
possible à la croissance et la lutte contre le chômage, il est réalisé. De tels
résultats étaient considérés il y a encore quelques années comme suffisamment
difficiles à atteindre pour que personne nait osé nous les assigner. Je nai
jamais lu de tribune libre proclamant que la Banque de France navait quà se
débrouiller pour obtenir les taux dintérêt les plus bas dEurope et les
troisièmes plus bas du monde ! Et pourtant nous y sommes arrivés, grâce à la
crédibilité et à la confiance monétaire.
Leuro poursuivra sur la même voie, puisque tels sont les objectifs qui lui sont
assignés dans la continuité de ce que je disais pour la France. Encore une fois, je ne
crois pas que lon puisse considérer quil y a contradiction.
Je me permets de vous soumettre un instant cette observation : si vraiment la Federal
reserve arbitrait elle-même entre un objectif de stabilité monétaire et un objectif
de croissance et de lutte contre le chômage, tout en étant indépendante car
personne ne pense que l" Open market committee "
délibère sur instruction, ce qui serait du reste contraire à la loi américaine ,
cela reviendrait, à la limite, à donner à une entité non politique le soin de
procéder à un arbitrage politique décisif entre la stabilité et la croissance. Il y a
là, je crois, une contradiction logique. Je plaide donc avec beaucoup de conviction le
principe de non-contradiction entre les objectifs que vous souhaitez. Il est bon, dans le
monde actuel, où la confiance des épargnants détermine les bas taux dintérêt de
marché, que nous ayons un environnement législatif français et européen nous
permettant dêtre aussi propres à inspirer confiance que possible.
Monsieur le Président, vous mavez posé une question sur le contrôle au niveau
de la Banque centrale européenne. Je ne mexprime pas pour le compte de Wim
Duisenberg, mais je pense que notre problème est essentiellement celui du respect de la
relation entre le Parlement européen et les parlements nationaux. La Banque centrale
européenne doit être linterlocutrice du Parlement européen et les banques
centrales nationales sont à la disposition des parlements nationaux du moins
lorsque les lois nationales le prévoient, ce qui est le cas en France comme dans la
plupart des pays, mais non dans tous. Je rappelle que le Gouverneur dune banque
centrale nationale a une voix au même titre que le Président de la Banque centrale
européenne dans le collège qui décide et peut donc être un interlocuteur valable,
pertinent, pour la Commission des finances ou pour telle commission créée par un
parlement national, en particulier par lAssemblée nationale française. Les banques
centrales nationales mettent en uvre la politique monétaire décidée par le
Conseil des Gouverneurs de la Banque Centrale européenne. Le point de contact entre les
parlements nationaux et le Système européen de banques centrales peut donc fonctionner
parfaitement avec le Gouverneur de la banque centrale nationale.
En ce qui concerne le niveau central européen, il me semble, sans vouloir parler au
nom de Wim Duisenberg, quune rencontre montée en plein accord avec le Parlement
européen et les parlements nationaux, serait regardée de manière ouverte par le
Système européen de banques centrales, pourvu quil sagisse bien dune
rencontre informelle. Je crois, mais je me trompe peut-être, que, pour des raisons que
lon peut comprendre, le Parlement européen est lui-même quelque peu réservé sur
le concept que vous avez rappelé.
M. le Président : La parole est à M. Jégou.
M. Jean-Jacques JÉGOU : Je souhaiterais revenir, monsieur le Gouverneur, non
pas sur le constat relatif aux dépenses publiques et, comme la rappelé M. le
Président Fabius, sur la spécificité française, mais sur le second volet que vous nous
avez indiqué relatif à la justification de la politique de baisse des taux et, au
travers de ce qui nous occupe aujourdhui, à lefficacité de la dépense
publique.
LEuropéen convaincu que je suis trouve un peu frustrant que lon nait
pas suffisamment expliqué au public le bienfait que la préparation à leuro a pu
entraîner sur les taux dintérêt sur la dette de notre pays, sur les
capacités des entreprises à se financer à meilleur coût. Peut-être le Parlement
na-t-il pas pris sa part dans lexplication du gain obtenu, notamment sur le
plan budgétaire, lié à la baisse des taux vous me direz ensuite si la Banque de
France peut nous aider davantage en la matière. Je suis parlementaire depuis assez
longtemps pour avoir constaté, sur tous les bancs du reste, de la majorité comme de
lopposition, de franches " rigolades " quand on parlait de la
baisse des taux. Cest aujourdhui acquis et lon considère
" quil ne manquerait plus que ça que lon ny soit pas
parvenu ! ". Donc, au titre de lefficacité de la dépense publique
nous sommes au coeur du sujet la première nécessité nétait-elle
pas de parvenir à des taux bas et de mener une politique de maîtrise des dépenses
publiques ?
Je poursuivrai sur la réponse que vous avez développée sur les réseaux de
fabrication des billets de banque, et le débat que nous avons eu dans le cadre de la
Commission des finances. Sans méchanceté aucune je le précise à
lintention de mes collègues de la majorité , jai trouvé que le débat
restait en vase clos alors même que nous aurions pu évoquer lefficacité de la
dépense publique. Ce point spécifique constituait une question que le Président
Méhaignerie mavait confiée sur la capacité de la Banque de France à mieux
maîtriser sa dépense, réponse a été donnée. Mais pour recentrer notre sujet, la
Banque de France peut-elle avoir un rôle accru pour aider le Parlement à oeuvrer dans le
sens dune meilleure efficacité de la dépense publique compte tenu de sa
spécificité, des dossiers quelle peut nous confier comme celui que vous avez
déposé aujourdhui et qui sont toujours intéressants dans les comparatifs avec
leuroland ? Pouvez-vous établir des comparatifs de politiques de
maîtrise des dépenses publiques.
M. Jean-Claude TRICHET : Sur limpact de la baisse des taux
dintérêt de marché sur la dynamique de la dépense publique par
lintermédiaire de la charge de la dette, il est clair que nous avons fort
heureusement pu enclencher un cercle vertueux. Cest là un processus plus lent que
ce que lon peut imaginer, car notre dette a une durée moyenne de cinq ans environ
et cest le renouvellement de la dette, année après année, qui permet de tirer le
plein parti de cette baisse des taux dintérêt. Le même phénomène est observé
partout en Europe et cest dailleurs ainsi que nous avons réussi à obtenir
onze pays pour le premier " train " de la zone euro. Ces phénomènes
vertueux ont pu jouer dans notre pays comme dans ceux formant le coeur monétaire de
lEurope, mais aussi dans ceux qui ont fait un chemin extrêmement important dans la
bonne direction.
Lorsque lon dressera les comptes dans quelques années, on verra de manière
éclatante le très puissant impact positif de laugmentation de la confiance et de
la baisse corrélative des taux dintérêts. Jai à peine besoin de rappeler
que nos taux à dix ans sont les plus bas, certes un tout petit peu plus hauts que le
point le plus bas atteint il y a quelques semaines, mais ils se situent au niveau le plus
bas que nous ayons atteint depuis la deuxième guerre mondiale. Dans les documents qui
vous ont été distribués, vous retrouverez une courbe que je trouve particulièrement
stimulante, car elle compare les taux dintérêt à dix ans, français et
américains, depuis la première guerre mondiale. Nous nous trouvions avec des taux
toujours au-dessus des taux américains depuis 1920. Grâce à la stratégie suivie selon
les orientations de la loi votée par le Parlement, nous avons vu nos taux à dix ans
descendre en dessous de ceux du dollar des Etats-Unis au cours de lannée 1996.
Nous avons là des preuves, historiques des progrès accomplis.
Interrogé sur laccroissement du rôle que peut jouer la Banque de France,
jindique que nous sommes à la disposition du Parlement. Sil estime que la
coopération, que nous souhaitons la plus intime possible avec la Commission des finances,
peut être resserrée, je vous exprime, monsieur le Président, la disponibilité, la
même que celle que nous exprimons au Président de la Commission des finances et au
Rapporteur général.
Vous le constatez, je reste prudent dans certaines de mes réponses, tant il est vrai
que nous ne voulons absolument pas nous substituer au Parlement ni au Gouvernement, et
donc nous conservons lattitude qui sied à une institution indépendante, qui
nentend se substituer à aucune des institutions politiques de notre République.
M. le Président : Monsieur le Gouverneur, merci beaucoup. Merci de votre
disponibilité.
Audition de M. Michel PRADA,
Président de la Commission des opérations de bourse,
Ancien directeur de la comptabilité publique et du budget
(extrait du procès-verbal de la séance du 5 novembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Michel
Prada, Président de la commission des opérations de bourse et ancien directeur de la
comptabilité publique et du budget.
Monsieur Prada, je vous souhaite la bienvenue. Je vous propose de nous présenter un
exposé liminaire, puis nous vous poserons un certain nombre de questions. Je vous
rappelle le but de notre groupe de travail : améliorer le contrôle parlementaire de la
dépense publique.
Je vous laisse sans plus attendre la parole.
M. Michel PRADA : Monsieur le Président, les fonctions que j'ai exercées au
ministère de l'économie et des finances sont un peu lointaines, puisque j'ai quitté ce
ministère au mois de février 1988, après vingt-deux années passées avenue de Rivoli,
dont huit comme directeur de la comptabilité publique et deux comme directeur du budget.
J'ai aujourd'hui un peu " décroché " en la matière, et les
évolutions récentes m'échappent. Vous me pardonnerez donc si je ne suis pas
complètement à jour sur ces sujets.
Néanmoins, je suis resté un peu au contact de ces domaines, et je l'évoquerai en
introduction.
Après la grande grève des services financiers de 1989, Pierre Bérégovoy avait
créé un conseil dit " de prospective et d'évaluation ", dont il
m'avait demandé d'assurer la présidence. Ce conseil avait pour objet de réfléchir sur
les sujets fondamentaux du ministère de l'économie et des finances. Malgré nos efforts,
ce conseil n'a pas produit ce que jespérais. Cela était certainement dû
- outre une insuffisante appétence de la technostructure - à une insuffisance
de continuité de la volonté politique.
Ces affaires d'organisation, de gestion, de technique connaissent, dans
ladministration, des moments d'intérêt puis retombent dans le fonctionnement du
quotidien. Par ailleurs, étant donné que ces sujets ne sont pas palpitants sur le plan
politique, on a du mal à aller au bout des logiques.
Lorsque le conseil de prospective a perdu de son intérêt, Jean Arthuis a lancé une
nouvelle initiative en s'appuyant sur un groupe de travail que présidait André Giraud
auquel jai participé, et qui avait pour objet de réfléchir à la réforme des
comptes de l'Etat. Et là nous nous rapprochons de votre sujet de préoccupation.
Nous avons réalisé un travail considérable dans ce cadre, puis les choses sont
retombées, se sont dissoutes doucement, pour repartir à nouveau en 1997 avec une mission
dite " de comptabilité patrimoniale " qui s'est recentrée sur le
sujet de la patrimonialisation. On m'a demandé de présider le comité des normes
comptables de cette mission, qui, depuis quelques mois, a l'air de tomber elle aussi dans
une certaine léthargie.
La problématique budgétaire et la problématique du contrôle sont un peu dans cette
logique de fonctionnement. On lance les opérations, on se met au travail, puis, étant
donné qu'il s'agit d'un sujet technique et difficile, on voit arriver des problèmes de
contradiction entre la réforme que l'on propose et les urgences du moment, et les projets
se perdent dans les sables.
Le rôle des parlementaires est fondamental, dans cette affaire. Lorsqu'ils marquent de
l'intérêt pour le sujet, une dynamique se produit ; dans le cas contraire, il n'y a
aucun véritable contre-pouvoir à la tendance de la technostructure à persévérer dans
son être et dans ses méthodes précédentes. Votre initiative donc est la bienvenue au
moment où nous réfléchissons sur ces sujets, parce qu'il est clair que nous ne ferons
pas évoluer les choses par une démarche endogamique au seul ministère des finances.
Quelles que soient les bonnes volontés des uns et des autres, s'il n'y pas de volonté
politique forte et constante derrière, si le Parlement n'exige pas que la démarche soit
menée à son terme, des phénomènes d'usure et de ralentissement font que les
initiatives successives tombent à l'eau.
Par ailleurs, bien que les problèmes se soient déjà posés dans le passé de
manière assez semblable, nous sommes aujourd'hui à un moment historique nouveau.
Tout d'abord, on constate - et je l'ai vérifié à l'occasion des travaux de la
mission comptabilité patrimoniale - que dans tous les pays développés il y a, à
l'heure actuelle, un travail considérable de remise en cause des conditions de la gestion
publique, qu'il s'agisse de la préparation budgétaire, de la tenue des comptes ou encore
des modalités de gestion des administrations. Nous ne pouvons donc pas rester en retard
en ce domaine.
Il ne faut cependant pas embellir la réalité étrangère. Nous avons des systèmes
plus performants, dans leur ensemble, que la plupart de nos partenaires. Néanmoins, il y
a eu, notamment dans les pays anglo-saxons, des efforts damélioration
considérables des méthodes de gestion au cours des dernières années.
En second lieu, la construction européenne est à un stade tel que nous ne pouvons
plus rester dans la logique budgétaire qui prévaut encore aujourd'hui. Nous allons être
confrontés à des contraintes macro-économiques et macro-budgétaires posées par
l'Union économique européenne ; nous allons être placés sous le contrôle de l'Union
économique et monétaire. Par conséquent nous aurons à prendre en compte les
obligations de moyen et court terme qui nous seront imposées du fait de notre
appartenance à l'Union.
Troisième remarque émanant plutôt du Président de la COB : en tant que vieux
fonctionnaire, Jacobin dans sa culture et dans sa formation, j'ai toujours eu énormément
de mal à accepter que la République et les éléments qui la composent - les
collectivités locales, les établissements publics nationaux - puissent être
notés. Et pourtant, qu'on le veuille ou non, les marchés nous notent. Si nous ne sommes
pas capables, dans les années qui viennent, de démontrer que la gestion publique est à
la hauteur de ce que l'on peut attendre d'une puissance souveraine à l'intérieur d'un
ensemble régional, nous serons sanctionnés par les marchés.
Aujourd'hui, on ne traite plus les Etats comme on les traitait voilà encore dix ans.
Il y a quinze ans, je représentais lEtat au conseil de la Banque nationale de Paris
et à l'époque on commençait à provisionner les risques " Pays ".
Auparavant, on considérait, notamment aux USA, quun pays étant
" continu ", il n'y avait pas de risque sur les pays, par conséquent
il n'était pas nécessaire de provisionner. On sait aujourd'hui que l'on peut
provisionner les risques " Pays ", J'imagine - et j'espère - que l'on
ne provisionnera jamais les risques sur la République française. En revanche, on peut
tout à fait coter différemment la République française, ou une autre institution
politique souveraine, et lui faire payer dix points de base de plus que tel ou tel autre
pays dont la gestion serait considérée par les " marchés " comme
plus rigoureuse...
A partir de ces quelques réflexions introductives, il me semble que la réflexion qui
est la vôtre doit être éclairée à l'aune des insuffisances de notre dispositif actuel
et peut retenir quelques orientations.
Le dispositif budgétaire français, bien que très sophistiqué, est insuffisant à de
nombreux égards. D'abord, il me semble qu'il ne remplit pas exactement la fonction,
stratégique qui devrait être la sienne ; il ne remplit pas non plus parfaitement la
fonction de contrôle de gestion a posteriori, qui présenterait pourtant le plus
grand intérêt.
En termes de prévision, la discussion budgétaire s'organise aujourd'hui selon la
séquence que vous connaissez, sur des documents extraordinairement détaillés en
prévision, dont la manipulation est difficile. Le jeu traditionnel, et pas inutile du
point de vue méthodologique, des services votés et des mesures nouvelles a, en
réalité, été complètement dévoyé. La discussion de première partie n'est plus une
discussion visant à parler de la manière dont l'équilibre se fait ; elle se centre
beaucoup plus sur la discussion des recettes. Les discussions ministère par ministère
sont parfois des exercices de style, elles permettent certes une présentation sectorielle
de la politique ministérielle, mais ne donnent pas lieu à un examen très approfondi de
la stratégie et mélangent un peu le regard sur le passé et celui sur le futur.
Enfin, la discussion reste très marquée par le principe de l'annualité. On ne
parvient pas à intégrer convenablement dans cette discussion l'aspect pluriannuel qui
devient tout à fait indispensable. En fait, les grandes lignes stratégiques se dégagent
mal de la discussion telle qu'elle est aujourd'hui conduite. Il faut cependant saluer le
rapport sur le débat d'orientation budgétaire qui a été avancé dans le temps, de
même que le renforcement du rôle du Parlement en matière de sécurité sociale, ce qui
permet d'avoir une meilleure maîtrise de l'équilibre de la dépense publique dans son
ensemble.
En termes de gestion et de contrôle, la situation n'est pas très satisfaisante.
Tout d'abord, le détail très fin de la présentation budgétaire handicape gravement
les conditions de gestion des services. Je continue à le vivre, non pas à travers mon
budget qui est un peu à part dans notre système, mais à travers des décisions
modificatives, indispensables du fait du degré de détail, de précision, qui est adopté
en prévision. Il en va de même dans les chapitres des ministères, et ceci a
probablement des effets pervers sur la souplesse et l'optimisation des moyens.
Ensuite, il faut être réaliste, les parlementaires ne se sont jamais réellement
intéressés au débat sur le contrôle. Je me souviens des efforts accomplis pour
accélérer la production de la loi de règlement. Le débat sur la loi de règlement
n'est pas aussi riche qu'il pourrait l'être pour donner un contenu développé sur le
contrôle de l'exécution. Par ailleurs, il serait plus intéressant de réaliser un
véritable contrôle de gestion plutôt que davoir un débat parfois un peu formel,
et de se fonder non pas sur un débat qui mélange l'exécution et la prévision, mais sur
une analyse de rapport d'activités.
Enfin, je ne suis pas sûr que ce soit un problème de disponibilité des outils. Je
vous dirai dans un instant pourquoi, à mon avis, des progrès sont à faire en matière
de documents et d'informations données aux ministres et au Parlement. Mais je voudrais
rappeler quil y a, dores et déjà, une masse d'informations absolument
considérable. La direction de la comptabilité publique a encore amplifié le volume et
le rythme de production des documents, voire des données informatiques, qui sont
adressées au Parlement. Je ne suis pas sûr que cette masse d'informations soit
utilisable et utilisée de manière opérationnelle pour le contrôle parlementaire.
Il convient à mon sens d'inverser les rapports d'importance que l'on donne aux
différents aspects de la discussion et du contrôle parlementaire. La prévision doit
être plus globale, plus stratégique et plus marquée par la pluriannualité,
l'exécution devant donner lieu à un véritable contrôle de gestion.
S'agissant de la prévision, il conviendrait, d'une part, de réformer la nomenclature
budgétaire pour lui donner un caractère beaucoup plus global en autorisation, et,
d'autre part, d'autoriser des passages entre subdivisions plus commodes pour les
gestionnaires en fonction des nécessités de leur gestion. Il conviendrait également de
raccourcir le débat par ministère, de donner plus d'importance à une analyse
approfondie en commission plutôt quà un débat public souvent assez formel, et de
centrer la discussion sur les grands enjeux macro-économiques et les grandes lignes
programmatiques, en y associant des éléments qui sortent du strict budget de l'Etat et
qui prennent en compte un certain nombre d'établissements publics ou de démembrements
dont on ne comprend véritablement la logique que lorsqu'on les consolide avec l'activité
proprement étatique.
Si l'on pouvait parvenir à redéfinir les choses de cette manière, on gagnerait
peut-être un peu de temps dans la discussion budgétaire proprement dite, temps que l'on
pourrait consacrer à un contrôle de gestion plus opérationnel. S'il convient de
globaliser la discussion en prévision, il convient également, au niveau de l'exécution,
de réaliser un contrôle de gestion plus rigoureux. Ce contrôle de gestion devrait être
associé à des systèmes d'information permettant de mesurer les résultats par mission,
par service et par nature de moyens, avec un dispositif qui associe aux données
financières, des données physiques permettant d'avoir des mesures de résultat et de
productivité par rapport à des objectifs que l'on aurait pu discuter dans la prévision.
Bien entendu, la description de lexistant que je fais est volontairement
excessive. On trouve déjà de nombreux éléments dans le dispositif actuel, et je
voudrais souligner davantage une possibilité damélioration plutôt qu'une
révolution complète de la procédure budgétaire qui fonctionne depuis des années. Je
ne voudrais pas que vous pensiez que je la considère comme totalement inadaptée.
Les outils que l'on peut mettre à l'appui de cette démarche de contrôle passent par
une certaine réforme de nos systèmes comptables. C'est, là encore, moins un problème
technique qu'un problème de volonté politique. Il existe un certain nombre de points sur
lesquels on peut essayer de progresser ; on les connaît, on tourne autour depuis des
années !
Le premier, c'est le problème d'une meilleure prise en compte des droits constatés.
Nous avons aujourd'hui un système qui ne mesure pas parfaitement les engagements et les
droits de l'Etat, et qui ne mesure pas, ou très mal, le hors bilan de l'Etat -
c'est-à-dire les engagements à terme, ceux que l'on ne peut pas comptabiliser au stade
budgétaire mais qu'il serait intéressant de connaître pour mesurer les risques et les
marges de manoeuvre. Il convient donc d'améliorer le système comptable de l'Etat par un
passage aux droits constatés permettant de mieux mesurer les restes à payer et les
restes à recouvrer.
Deuxièmement, il me paraît indispensable d'aller un peu plus loin dans le domaine de
la comptabilisation patrimoniale. Aujourd'hui, on connaît bien le passif de l'Etat, mais
pas très bien l'actif : on connaît à peu près l'actif sur les entreprises, mais la
valorisation de cet actif est imparfaite et sa mise à jour est problématique. On ne
connaît pratiquement rien de l'actif immobilier qui est considérable. Voilà donc un
sujet qui mériterait d'être traité de manière plus satisfaisante, moins d'ailleurs
pour des motifs globaux que pour des motifs de gestion au niveau des services
considérés.
Troisièmement, je crois qu'il faudrait associer à ces données comptables des
indicateurs physiques, des indicateurs de mesure de résultat et de productivité. J'ai
appris que l'on avait plus ou moins laissé tomber en désuétude la procédure des
" blancs ". Je m'étais battu pour la garder - c'est une procédure
qui était née dans les années soixante-dix à la grande époque de la RCB -, mais on
n'a jamais réussi à la faire vivre. Il est intéressant de savoir pourquoi, alors qu'il
s'agissait d'une philosophie qui correspondait très exactement à ce que je décris ici,
à savoir chercher à obtenir une vision gestionnaire et non pas purement budgétaire et
comptable.
Enfin, l'éclatement de la gestion publique, soit par la voie de la débudgétisation,
soit par la voie de la création d'établissements divers et variés, pose problème au
regard de la compréhension réelle des enjeux. Il convient de trouver le moyen de
" consolider " l'Etat. Je vous citerai un exemple, très modeste au
regard des enjeux dont je parle : je préside l'institut d'études politiques de Bordeaux
qui est un établissement public. Son budget doit être de l'ordre de 10 millions de
francs ; la réalité de son budget est évidemment bien supérieure, puisque tous ses
personnels permanents sont sur le budget de l'Etat. Personne ne fait la consolidation de
ce dispositif. Quand je veux essayer de comprendre comment nous fonctionnons, ce que nous
coûtons, quels sont nos résultats, je compare à peu près 20 % de la dépense avec
les résultats physiques dont nous avons la charge, c'est-à-dire le nombre des
étudiants, les résultats aux examens, etc.
Nous pouvons faire le raisonnement inverse : dans un certain nombre de cas, on analyse
au niveau du budget des lignes budgétaires sans véritablement les consolider avec le
budget des établissements ou des organismes que l'on subventionne et où se font
véritablement les actions. Chercher comment nous pourrions raccorder cet ensemble me
paraît un sujet important.
Pour conclure, je ne voudrais pas donner le sentiment que je minimise les progrès
réalisés depuis de nombreuses années. Il y a eu une accélération remarquable dans la
production des documents, notamment comptables. En tant que Président de la COB, je
constate que la plupart des entreprises françaises déposent leurs comptes aux mois de
mars ou avril : l'Etat n'est donc pas ridicule dans sa performance comptable, alors que la
tâche à accomplir est tout à fait considérable.
Des progrès importants ont été réalisés au niveau du compte rendu. J'ai pu
constater que les bleus avaient été singulièrement modernisés. Je sais que l'on a
accéléré la réduction de la période complémentaire et quon envisage d'aller
vers la quasi-disparition de cette période. Les progrès techniques sont donc en cours et
peuvent être menés à bien pourvu que la volonté soutienne laction des services.
Il dépend véritablement dune expression claire et continue de la volonté
politique de permettre de nouveaux progrès pour essayer, non seulement de donner plus
d'importance à la vision globale, stratégique et pluriannuelle, mais également de
raccourcir le débat prévisionnel détaillé sur le budget en donnant plus d'importance
au contrôle a posteriori avec un reporting systématique de la part
des grands gestionnaires.
Dernière remarque : je ne suis pas sûr que tout ceci nécessite des modifications
fondamentales de l'ordonnance Organique. Celle-ci est un texte qui doit être lu avec
beaucoup d'attention et qui permet des interprétations nombreuses. Les changements que
j'évoquais ici pourraient être réalisés dans des conditions compatibles avec
l'ordonnance, pourvu qu'on veuille bien l'interpréter. Peut-être y aurait-il matière à
la toiletter sur certains points, mais il s'agit, dans sa construction philosophique, d'un
texte fondateur qui ne doit pas nécessairement être remis en cause. Pas plus que le
décret de 1962 relatif à la comptabilité publique qui s'appuie sur l'idée d'un plan
comptable général et part d'une philosophie dans laquelle l'Etat doit se comporter d'une
manière assez semblable à celle d'une entreprise.
Je vous remercie.
M. le Président : Monsieur Prada, je vous remercie pour cet exposé très
intéressant et qui répond exactement à nos attentes.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Monsieur
Prada, vous avez, en réalité, déjà répondu à beaucoup de questions par anticipation.
Vous vous êtes montré relativement sévère - mais avec raison - à l'égard des
parlementaires et de leur insuffisante persévérance dans leur volonté politique de
contrôler ou de peser suffisamment sur les choix budgétaires. Cependant, n'y a-t-il pas,
du côté du Gouvernement ou de l'administration, une volonté d'organiser les choses pour
que les parlementaires restent dans une situation de dépendance par rapport à
l'information ?
Une des questions qui se posent, pour améliorer le contrôle parlementaire, est la
suivante : des outils propres peuvent-ils être mis à la disposition du Parlement ? On
pourrait envisager, par exemple, que telle direction ne soit plus sous le contrôle de
Bercy mais sous celui du Parlement. Auriez-vous, en ce domaine, des propositions à
formuler, à la lumière de ce qui peut se passer en Grande-Bretagne ou aux
Etats-Unis ?
Enfin, vous avez évoqué l'ordonnance de 1959 et l'insuffisante connaissance, par les
parlementaires, des possibilités qu'elle pourrait donner. Elle est tout de même
interprétée strictement par rapport aux prérogatives des parlementaires, or vous avez
envisagé son toilettage sur quelques points. Pourriez-vous nous apporter des précisions
sur les points quil vous paraît utile de modifier pour renforcer le contrôle et
l'efficacité de la dépense publique ?
M. Michel PRADA : Sur le premier point, je serai très prudent. Vous avez fait la
distinction entre les parlementaires, le Gouvernement et l'administration des finances. Je
ne fais aujourdhui partie d'aucune de ces trois catégories, je parlerai donc en
tant qu'ancien membre de l'administration du budget et de la comptabilité publique.
Lorsque j'ai mis en cause les politiques, sachez que je n'ai pas uniquement mis en
cause le Parlement, mais également les ministres, le sujet étant très technique et
très politique. Lorsqu'il y a réunion de l'intérêt politique et de l'intérêt
technique, on peut agir. Si, pour une raison ou une autre, l'intérêt politique fléchit,
les techniciens n'avancent plus ; soit parce qu'ils ne sont plus motivés, soit parce
que cela les gêne et les dérange d'avancer.
La nouvelle étape de la réflexion sur la comptabilité de l'Etat est, de ce point de
vue, très démonstrative, et je l'ai dit à la dernière réunion du comité des normes
que j'ai présidée avant l'été : il faut que le Parlement s'en occupe sinon on n'y
arrivera pas. Périodiquement, le Ministre s'intéressera au sujet, puis, lorsqu'il sera
pris par les autres priorités ou quand il sera gêné par rapport au Parlement sur tel ou
tel sujet, il sinquiétera des conséquences éventuelles des innovations que l'on
va lui proposer, et ne maintiendra pas la pression nécessaire sur les services. C'est ce
qui se passe régulièrement depuis 25 ans. Il faut donc que le Parlement s'en occupe.
Maintenant, convient-il pour cela de bouleverser l'équilibre ? Je ne suis pas très à
l'aise pour me prononcer, car il s'agit d'un sujet très politique et de droit
constitutionnel. C'est la raison pour laquelle je ferai une réponse en deux temps.
Premièrement, je crois pouvoir dire que s'il y avait une volonté politique forte du
Parlement - et pas d'opposition marquée avec le Gouvernement -, la direction du
budget et la direction de la comptabilité publique seraient tout à fait prêtes à
donner l'information et à travailler avec le Parlement.
Sachez, par exemple, que pour la direction de la comptabilité publique, la plupart des
innovations qui ont été tentées, l'ont été par elle seule. C'est vraisemblablement
l'une des raisons pour lesquelles elles n'ont pas abouti ou nont pas été
exploitées. On ne peut pas se mettre à la place de ses interlocuteurs. Ce n'est pas
parce que l'on met au point des états, des documents de synthèse, que l'on prévoit de
transférer des bandes magnétiques ou des CD Rom, que l'on satisfait le
" client ". La direction de la comptabilité publique a essayé
d'inventer ce que pourrait être l'amélioration des dispositifs comptables, elle n'a pas
eu beaucoup d'échos ni d'encouragements. Elle fait donc des choses qui ne sont peut-être
pas très utiles ?... Ce qui est certain, c'est que si on lui demande de fournir de
l'information, elle sera plus qu'heureuse de le faire.
Je suis persuadé que les choses ne sont pas très différentes pour la direction du
budget si l'on met à part les vicissitudes de la discussion sur tel ou tel point et les
difficultés politiques conjoncturelles sur tel ou tel sujet. Dans la durée, je ne crois
pas qu'il y ait de volonté de la part des services de ne pas permettre au Parlement
d'exécuter sa fonction de contrôle.
Quant à savoir si le Parlement devrait disposer d'un pouvoir direct plus fort, il
s'agit là d'un sujet de droit constitutionnel au sens le plus noble du terme et sur
lequel il est difficile de s'exprimer. J'ai bien entendu une idée sur la question, mais
je ne l'exprimerai qu'à titre personnel.
Je ne crois pas que le Parlement puisse prendre la décision exécutive. Par
assimilation à une grande entreprise, il doit valider les orientations stratégiques. En
revanche, il doit contrôler de manière beaucoup plus rigoureuse. Or il ne le fait pas
suffisamment et ne dispose d'ailleurs pas des outils permettant de le faire de manière
opérationnelle.
Je ne pense pas qu'il faille mettre les services du ministère des finances sous
l'autorité du Parlement, car ce sont des services exécutifs qui doivent travailler pour
le compte et sous les ordres du ministre. En revanche, il convient de rendre au Parlement
les comptes qu'on lui doit, dans la forme et avec les informations qui lui permettent de
porter des jugements. Les administrations gestionnaires doivent faire de véritables reporting,
comme on les fait dans les entreprises. Actuellement, on leur demande vaguement de donner
quelques indicateurs qui ne sont pas très cohérents dans le temps et dans l'espace, et
c'est extraordinairement difficile, pour le Parlement, de remplir sa fonction de
contrôle.
Vous évoquiez les Etats-Unis et la Grande-Bretagne où la situation est complètement
différente. Les Américains ont bâti une seconde administration budgétaire puissante,
mais je ne suis pas certain que cela donne des résultats politiques très satisfaisants.
Nous n'avons jamais connu, Dieu merci, en France, l'arrêt de l'administration par blocage
complet entre l'exécutif et le législatif.
Les Britanniques, quant à eux, ont, semble-t-il, un travail en commission beaucoup
plus approfondi, avec un système de comptes rendus beaucoup plus riches, ce qui me
paraît philosophiquement plus satisfaisant.
M. Le Président : La parole est à M. Suchod.
M. Michel SUCHOD : Monsieur le Président, les parlementaires sont de plus en plus
sensibles, budget après budget, à la gestion des crédits des années précédentes. La
tradition qui consiste à maintenir un rapporteur pendant plusieurs années lui donne le
sentiment d'avoir à s'occuper davantage de ce qui s'est passé les années précédentes.
Même si les facultés, offertes par la loi, de contrôle des administrations sont
utilisées à 3 % de leur possibilité. Je note, du reste, que l'on trouve maintenant
dans tous les rapports une analyse des crédits de l'année précédente. On s'intéresse
notamment aux annulations qui modifient terriblement ce qui a été voté.
Vous avez également parlé de la loi de règlement. Il me semble que l'on se
désintéresse de la loi de règlement pour une raison très simple : elle est
totalement sans sanction. A l'instant T, j'ignore ce qui se passerait si le Parlement
n'adoptait pas la loi de règlement.
M. le Président : A peu près la même chose que lorsque le Parlement n'est pas
saisi des ordonnances Juppé de ratification sur la Sécurité sociale, c'est-à-dire rien
!
M. Michel SUCHOD : Il est par conséquent normal que les parlementaires ne
s'intéressent pas à un débat qui est, en fait, dépourvu de sanction. La méthode que
vous indiquez, le reporting, pourrait en effet donner lieu à un débat de nature
plus politique. On pourrait, rapport par rapport, débattre sur ce qui est intéressant,
normal ou tout à fait scandaleux. Actuellement, on a un débat totalement dépourvu de
sens qui, de ce fait, n'a aucun appel dans les circonscriptions, contrairement au débat
budgétaire qui intéresse des catégories de citoyens susceptibles de se mobiliser.
M. Michel PRADA : Je suis tout à fait conscient, monsieur le député, de la
réalité de ce que vous venez de dire. Je reprendrai l'exemple d'une grande entreprise :
le débat sur les comptes n'est pas non plus, la plupart du temps, très médiatique ni le
plus souvent, sanctionné. Les comptes sont la description du passé qui intéresse en
général moins que lavenir. Mais on peut donc cependant agir sur les dirigeants si
véritablement il y a eu des turpitudes majeures. Après tout, je suppose que l'on
pourrait créer une crise politique sur la loi de règlement...
Sil est vrai que, la plupart du temps, les débats sur les comptes ne sont pas
" sanctionnés ", ils ont cependant un véritable contenu de contrôle
- c'est une nuance, par rapport à ce que vous venez de dire.
Je m'aperçois que je n'ai pas répondu à la question relative à l'ordonnance
organique. Je ne l'ai plus vraiment en tête, mais il me semble que l'on peut en
interpréter les termes différemment de ce que l'on a fait dans le passé, que l'on a
d'ailleurs quelquefois interprété à tort certains termes - par exemple la différence
entre " service voté " et " mesure
nouvelle " -.
Je vous citerai un exemple de ce qui mériterait d'être reconsidéré sans en
bouleverser la philosophie : la subdivision en titres qui existe, je crois, dans
l'ordonnance organique et qui n'est pas aujourd'hui nécessairement pertinente par rapport
à la structure budgétaire. Je ne suis pas sûr que ce soit indispensable pour réformer
la présentation, mais il est vrai que la vision que l'on avait de l'organisation du
budget à l'époque a peut-être été un peu dépassée par les événements. Mais il
s'agit là d'un point technique que je ne considère pas comme central.
M. le Président : La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Votre lucidité justifiée semble vous conduire vers un
certain scepticisme à l'égard de toutes les techniques. Vous revenez toujours à la
volonté politique qui est, selon vous, la condition de la réussite. Je vous poserai deux
questions.
Que répondez-vous à ceux qui suggèrent l'hypothèse suivante : la meilleure volonté
politique, si l'on veut avancer, ce serait d'avoir, pendant trois ou cinq ans, une
croissance zéro du budget en francs constants ? Par ailleurs, comment
convaincrez-vous l'administration d'y adhérer ?
M. Le Président : Permettez-moi de compléter la question du Président
Méhaignerie. Dans cette hypothèse, quels seront les effets positifs et les effets
pervers ?
M. Michel PRADA : C'est véritablement une question de politique budgétaire, que
vous me posez là ! Je ne sais pas si je suis capable de répondre aujourd'hui à cette
question. J'ai cependant deux convictions fortes. La première, c'est qu'on ne peut pas
laisser évoluer le solde dans des conditions qui fassent croître la dette. J'ai été
très marqué par mon passage à la direction du budget. Nous avions, à l'époque,
l'objectif d'arriver à l'équilibre hors charges de la dette. C'était donc un objectif
vers lequel nous allions, avec le chiffre emblématique de 70 milliards de francs de
déficit en 1990 ! Je suis convaincu qu'il convient à tout prix de retrouver la voie
de l'équilibre.
Ma seconde conviction, c'est qu'on ne peut pas laisser, pour parvenir à cet objectif,
croître les prélèvements obligatoires. Par conséquent, nous devons mener une politique
de productivité au niveau des organismes publics. Je sais que c'est extraordinairement
difficile pour toutes sortes de raisons, mais il y a un domaine dans lequel il existe une
certaine inconstance de la gestion et où la pluriannualité aurait probablement été un
facteur d'amélioration du système, je veux parler de la gestion des effectifs de la
fonction publique.
En 1978, j'ai probablement été lun des premiers directeurs du ministère des
finances à dire au directeur du budget " Si je peux
obtenir un peu plus de moyens informatiques, je vais essayer de faire des gains de
productivité et de limiter les effectifs ". En 1980, j'ai baissé un peu les
effectifs qui ont été augmentés brutalement et massivement en 1981, compte tenu du
contexte très particulier dans lequel les budgets ont été adoptés à cette époque. En
1984 et 1985, on a commencé à mener une politique de réduction progressive des
effectifs et de la masse salariale, politique qui a été accentuée en 1988 et 1989. En
1989/1990, on a de nouveau augmenté les effectifs et la masse salariale, pour se rendre
compte, deux ou trois années après, qu'il convenait de reprendre leffort de
baisse. Tout cela est absolument ingérable pour les patrons exécutifs de
l'administration qui ne parviennent plus à maîtriser les concours, les carrières, la
productivité et la répartition des effectifs sur le terrain.
Voilà donc un exemple très précis où il y a une contradiction totale entre les
conditions dans lesquelles, politiquement, on prend des orientations, dans des conditions
qui ne sont pas totalement corrélées avec la gestion du dispositif. Or, il s'agit d'un
domaine pour lequel nous devrions avoir une politique pluriannuelle pour tenter de
maîtriser les évolutions à long terme avec méthode et sans drame.
M. le Président : La parole est à M. Baert.
M. Dominique BAERT : Monsieur Prada, votre démarche et la nôtre
s'apparentent à celle du contrôle de gestion ; je vous poserai trois questions à ce
sujet.
Je suis assez séduit par l'idée de reporting, empruntée au contrôle de
gestion d'entreprise, ainsi que par celle d'un tableau de bord régulier qui serait fourni
aux députés de la Commission des finances, sur une base trimestrielle et en détaillant
le flux des recettes et des dépenses ministère par ministère. Les directions du budget
et de la comptabilité publique sont, selon vous, capables de publier ce type de
documents. Quelles conditions doivent être réunies pour y parvenir ?
Vous avez souligné les effets pervers d'une nomenclature trop fine et trop précise,
alors que par là même, parce qu'elle est fine et précise, elle concourt davantage à
une information plus exacte des parlementaires. Comment peut-on gérer à la fois le
paradoxe d'un éventuel regroupement de la nomenclature pour lequel vous avez plaidé, si
j'ai bien compris, et d'une information fine dont nous sommes les premiers à juger
qu'elle ne l'est pas suffisamment ?
Enfin, on a demandé aux collectivités locales de recourir à une nouvelle méthode de
comptabilité, car il est évident que l'information est insuffisante en matière
d'appréciation du coût des services rendus à la population - la comptabilité
analytique - et du patrimoine détenu par ces collectivités locales. Peut-on être
en mesure de parvenir à une comptabilité analytique des services de l'Etat, et surtout
à une comptabilité patrimoniale ?
M. Michel PRADA : Il s'agit là, monsieur le député, de trois questions complexes
! Tout d'abord, les moyens d'information. Ce que j'ai cru comprendre - car je n'ai
pas vérifié la chose - c'est que, aujourd'hui, il y a transmission au Parlement
d'une masse d'informations sur l'exécution tout à fait considérable. Je ne sais pas
comment elles sont exploitées, ni, en fait, si elles sont exploitables. Je pense, sous
bénéfice d'une correction du directeur du budget et de celui de la comptabilité
publique, que l'on doit être en mesure de fournir des situations périodiques
relativement précises et exploitables sur les différentes étapes de l'exécution
budgétaire, aussi bien en recettes qu'en dépenses. On connaît la situation hebdomadaire
de la trésorerie de l'Etat, la situation mensuelle d'exécution des lois de finances, on
a un reporting budgétaire très précis sur les chapitres des différents
ministères - sur les consommations, les engagements, les mandatements, les paiements. De
ce fait, on peut construire un système de comptes rendus qui ait la configuration que
souhaite avoir le contrôleur, en l'occurrence le Parlement. Il n'y a pas, à ma
connaissance, d'impossibilité technique pour fournir ces informations.
M. Le Président : Le ministre a ou peut avoir sur son bureau, tous les mois, les
consommations et ce que cela signifie en écart par rapport aux provisions qui ont été
faites, ainsi que la projection de cet écart. Le Gouvernement dispose dun tableau
de bord.
M. Michel PRADA : En effet, ce n'est pas un problème de faisabilité technique,
mais de volonté politique, un problème d'intérêt marqué pour l'examen de ces
documents. C'est également un problème de mise en forme de ces documents et
d'association de données pertinentes. La grande difficulté, par rapport à une
entreprise, c'est que l'on ne dispose pas des outils de gestion qui s'imposent par le
marché, c'est-à-dire le chiffre d'affaires, les marges, le profit, etc. On a donc du mal
à associer au compte rendu de l'exécution budgétaire des indicateurs pertinents
permettant de se prononcer sur le bien-fondé de l'évolution.
En ce qui concerne la nomenclature, je me suis mal exprimé. Il conviendrait que la
nomenclature de prévision soit plus cohérente avec les objectifs stratégiques - que ce
soit en terme d'équilibre, de moyens ou de missions - et que les approbations
budgétaires ne lient les ministres et leurs gestionnaires que sur des agrégats
relativement compactés par rapport à aujourd'hui. Que la spécialité soit
considérablement réduite en prévision.
En revanche, il convient de conserver une nomenclature d'exécution très fine. Et
l'idée que la direction de la comptabilité publique poursuit depuis de nombreuses
années serait que, comme dans les grandes entreprises, on ait, à la base, une saisie de
l'événement, c'est-à-dire une dépense ou une recette, que l'on puisse, en
informatique, identifier afin de le traiter dans les différentes formes de regroupement
possibles, que ce soit de la comptabilité générale ou analytique - ou budgétaire.
On voit bien comment on pourrait avoir un événement, par exemple la paie d'un
fonctionnaire, qui permettrait de savoir qu'il s'agit d'une dépense de personnel, mais
d'une dépense qui est effectuée dans le secteur de la sécurité routière, avec telle
imputation à telle action de sécurité routière. De ce fait, en exécution dans le
traitement informatique, on pourrait agréger les événements selon le type d'agrégat
que l'on voudrait avoir. Le projet Sigma qui était développé quand j'ai quitté
la direction de la comptabilité publique et qui est suivi aujourd'hui par la moitié des
ministères, avait un peu cette ambition, mais était loin de l'atteindre. J'ai cru
comprendre qu'il y avait un projet Accord, qui est une sorte de deuxième étape.
Il n'y a donc pas de contradiction. L'idée, c'est de dire " en prévision,
votons sur des masses relativement globales pour permettre par exemple de prendre des
auxiliaires si on n'a pas assez de titulaires, de louer plutôt que d'acheter,
etc. ", afin de ne pas être gêné par la spécialité en gestion. En revanche,
en exécution, il faut être capable de répondre de manière extrêmement précise :
à la question " quavez-vous fait de largent public ",
cest-à-dire : qu'avez-vous dépensé ; dans quel cadre organisationnel et
pour quel résultat ? Là, nous retrouvons les trois concepts dans une comptabilité
qui est à la fois une comptabilité générale par nature et analytique.
De manière conceptuelle, cela n'est pas infaisable. Cela repose certes sur un travail
technique assez lourd et sur la réaffirmation de l'unité de l'Etat et de ses services
économiques et financiers. Il est très difficile de mettre en accord les objectifs du
ministère des finances et ceux des ministères techniques. Tous les ministères
techniques rêvent d'avoir leur propre système de gestion. Il y a, au sein même de
l'Etat, une certaine difficulté à faire comprendre aux ministères qu'ils ne sont que
les départements d'un grand ensemble étatique qui se trouve avoir une direction des
finances et de la comptabilité.
Dernier point, la comptabilité patrimoniale. Il s'agit là d'un sujet
extraordinairement compliqué. Il apparaît clairement que l'on devrait disposer de
certains éléments de comptabilité patrimoniale. Ensuite, lorsqu'on va un peu plus loin,
on se demande s'il est bien nécessaire de sophistiquer le système. Par exemple, la
République a-t-elle réellement besoin de faire des amortissements ? Ce n'est pas du
tout évident. La logique de construction d'une comptabilité générale se situe par
rapport au marché, par rapport à la solvabilité de l'entreprise, aux relations qu'elle
entretient avec ses banquiers et ses fournisseurs. Cela se traduit dans la détermination
d'une marge opérationnelle, d'un profit, d'une capacité d'autofinancement, etc. Ce ne
sont pas des concepts pertinents en gestion publique.
Pour autant, quand on parle de comptabilité patrimoniale, on voit bien qu'il y a des
éléments dont il est impensable que l'Etat ne les ait pas - je trouverais insensé
que l'Etat n'ait pas une vision exhaustive de la nature des garanties qu'il prend. Par
exemple, pendant très longtemps, on ne connaissait pas les engagements de l'Etat au titre
de la garantie Coface ; c'est en 1987, de mémoire, que nous avons dû, pour la
première fois, budgéter à titre pédagogique un milliard de francs de garantie Coface,
alors que l'on savait pertinemment à l'époque qu'il y en avait pour au moins
8 milliards de francs.
Il ne faut pas avoir une vision théologique sur la perfection formelle d'une
comptabilité de bilan exactement comparable à celle d'une entreprise, parce que l'Etat
n'est pas une entreprise. En revanche, nous avons des progrès considérables à faire
pour identifier certaines zones de patrimonialisation qui seraient utiles, soit pour
connaître les risques et la position réelle de l'Etat sur le futur, soit pour permettre
aux gestionnaires de mieux effectuer leurs choix.
Il existe un tableau général des propriétés de l'Etat, il n'est pas valorisé.
Personne ne sait aujourd'hui quel est notre stock d'immeubles, combien il vaut, si l'on
peut vendre des actifs, s'il vaut mieux louer, etc.
Je vous citerai un autre exemple qui fait débat, et ce dans des conditions qui ne sont
pas parfaitement claires, c'est le problème des retraites. Je ne pense pas qu'il soit
possible de provisionner les retraites des fonctionnaires dans la mesure où il s'agit
d'un système de retraites " par répartition " ; par
conséquent, si on provisionne la dépense, il faut lever par anticipation la recette qui
permettra, le moment venu, de payer cette dépense. En revanche, que nous n'ayons aucune
idée des engagements à terme - hors bilan - de l'Etat sur les retraites des
fonctionnaires est quelque chose de tout à fait singulier et anormal. C'est un débat,
non pas de capitalisation/répartition, mais de bilan/hors bilan. C'est typiquement le
genre de cas sur lequel nous devons progresser - dans la voie du hors bilan.
M. le Président : Le fascicule des charges communes sert de réservoir pour de
nombreuses choses. Compte tenu de l'objet de notre travail et de la nécessité de
transparence du contrôle réel du Parlement, qu'en pensez-vous ?
La parole est à M. Auberger.
M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Président, autant je suis d'accord avec
l'analyse qui est faite et selon laquelle le Parlement doit mieux contrôler l'exécution
des lois de finances et des budgets, autant ce contrôle ne doit pas être un contrôle
interne, mais externe. Le Parlement doit s'assurer que les moyens de contrôle internes
dans les administrations sont suffisants pour en suivre l'exécution.
Par ailleurs, monsieur Prada, connaissez-vous des actionnaires qui ont la notion de
gouvernement d'entreprises et qui sont très exigeants en ce qui concerne les contrôles
internes dans certaines grandes entreprises ?
M. Michel PRADA : S'agissant des charges communes, je ne suis pas sûr de pouvoir
vous répondre, je n'ai plus en mémoire ce sujet très compliqué. Ma réponse ne sera
pas pertinente, je n'essaierai donc pas de me montrer compétent sur un sujet que je ne
maîtrise pas.
Pour répondre à Monsieur Auberger, tous les actionnaires ne rentrent certes pas dans
le détail de cette " maïeutique ". Ceux qui le font de plus en plus, ce sont les commissaires aux comptes. On voit
bien aujourd'hui, alors que traditionnellement les commissaires aux comptes étaient
chargés de vérifier les opérations elles-mêmes et les écritures, qu'ils travaillent
de plus en plus sur la qualité des systèmes de contrôle, leur pertinence, et sur la
capacité, en utilisant ces systèmes de contrôle, de suivre ce qu'ils appellent " la piste d'audit ". On renvoie par conséquent aux exécutifs la
responsabilité de mettre en place des mécanismes de contrôle interne.
Les comités d'audit, qui sont de plus en plus créés dans les grandes entreprises et
qui travaillent au sein du conseil d'administration, sont attentifs à cet aspect des
choses. Je ne suis pas sûr que les actionnaires généralement quelconques soient
arrivés à ce degré de compréhension et de technique dans le contrôle de l'entreprise.
Ils regardent davantage les résultats globaux, les profits et les performances de
l'entreprise.
Pour reprendre votre opposition entre contrôle interne et contrôle externe,
l'administration, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, prolifère de contrôles internes.
Mais il s'agit de contrôles internes qui ne sont pas toujours pertinents - pour une
partie d'entre eux - par rapport à l'objectif de contrôle de gestion. En effet, si
un directeur, un trésorier payeur général ou un directeur départemental veut
substituer à l'achat d'une machine la location de cette machine, il est soumis à un
contrôle extrêmement précis, efficace et tatillon du contrôleur financier. Mais ce
contrôle ne va pas porter sur la question de savoir s'il est économiquement plus
intelligent d'acheter que de louer. Il va porter sur le point de savoir si la
réglementation autorise l'achat ou la location et si le chapitre budgétaire est pourvu
des moyens qui permettent de le faire.
Il s'agit donc d'un contrôle formel, de cohérence, avec un détail formel qui a été
prévu et qui se décline depuis la loi de finances. Cela conduit parfois à faire des
arbitrages totalement absurdes, parce que la contrainte interne dans laquelle le
gestionnaire se trouve, assortie d'un système de contrôle extrêmement méticuleux,
professionnel et compétent, ne permet pas de prendre la bonne décision. Pour sortir de
cette logique, il convient de globaliser en prévision et rendre compte en exécution.
Je ne crois pas, sauf exception, que l'on puisse dire que la dépense publique soit mal
contrôlée par rapport aux cadres qui lui sont fixés. Elle est super contrôlée. Après
tout, quand on pense à la masse budgétaire, le nombre d'incidents, de détournements,
est extraordinairement faible, alors que ce sont des dizaines de milliers d'individus qui
manipulent des centaines de milliards de francs.
Le contrôle formel interne de l'administration est donc presque impeccable.
Simplement, il est réalisé selon une logique de fonctionnement qui n'est pas optimale.
C'est cela qui me paraît poser problème et qui fait qu'à mon avis on a besoin du regard
externe, de la logique du contrôle parlementaire qui est une logique de contrôle de
gestion au sens propre du terme, pour faire progresser le système.
M. le Président : Monsieur Prada, je vous remercie infiniment ; ce fut une
discussion passionnante.
Audition de M. Loïc PHILIP,
Professeur à lUniversité dAix-Marseille
(extrait du procès-verbal de la séance du 5 novembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Monsieur Philip, en vous remerciant de votre présence, je vais
vous préciser ce que nous attendons de vous : vous savez quel est lobjet de notre
travail. Vous êtes un grand spécialiste à la fois du droit et des finances publiques et
il serait particulièrement intéressant que vous nous fassiez un topo sur votre analyse
des failles, des défauts et des avantages du système et, si possible, puisque tel est
lobjet de notre travail, que, suite à votre réflexion, vous formuliez un certain
nombre de propositions damélioration.
Ensuite, si vous en êtes daccord nous vous poserons des questions. Mais je
tiens, dores et déjà, à vous préciser que lun des points, puisque nous
travaillons déjà depuis quelques semaines, sur lequel nous revenons constamment,
cest la nécessité dont nous sommes tous convaincus ici, pour les dépenses
publiques dêtre plus efficaces et mieux contrôlées sans savoir exactement si cela
implique des modifications de lordonnance de 1959 ou si, à lintérieur de
cette ordonnance, il peut y avoir une possibilité, sans trop modifier les textes, de les
interpréter différemment.
Bien quétant législateurs, nous navons pas, en effet, la volonté de
changer les textes à tout prix mais nous voyons bien quil y a des choses qui ne
fonctionnent plus. Lun des points sur lesquels nous nous interrogeons est donc le
suivant : est-ce que les évolutions que nous souhaiterions voir intervenir sont possibles
sans trop modifier les textes, ou serons-nous obligés, compte tenu de la jurisprudence du
Conseil constitutionnel et de bien dautres facteurs, de les modifier en
profondeur ?
Ce nest quune partie du problème et ce qui nous intéresse, dabord,
cest que vous ayez la gentillesse danalyser la situation actuelle, ensuite, de
nous soumettre tel ou tel élément de proposition, compte tenu de votre réflexion en
tant que professeur et citoyen, ce qui nest pas dissociable.
M. Loïc PHILIP : Je vous remercie, monsieur le Président. Je commencerai par
vous prier dexcuser mon retard : je ne vous parlerai pas aujourdhui de
lefficacité des transports publics qui avoisine zéro, mais de lefficacité
de la dépense publique.
Je crois que, pour cerner un peu le problème, il faut essayer de distinguer le
problème de lefficacité et le problème du gaspillage car il ne sagit pas
tout à fait de la même chose.
Je ne sais pas exactement dans quel cadre vous avez situé votre recherche, mais il est
évident que ce thème du contrôle parlementaire et de lefficacité de la dépense
publique est extrêmement large, et a suscité, dans le passé, de nombreuses réflexions
et propositions.
En ce qui concerne le problème de lefficacité, je rappelle que, déjà sous la
IVème République, on a institué un Comité central denquête sur le coût et le
rendement des services publics qui fonctionne dailleurs encore à lheure
actuelle, que lon sest engagé par la suite dans la voie de la planification,
qui est une réflexion à moyen terme et qui concerne également le problème, laquelle a
débouché, à la fin des années 1960, sur la rationalisation des choix budgétaires qui
va également dans ce sens. Dans le cadre de lAssemblée nationale, plus récemment,
les propositions doffices dévaluation des choix budgétaires qui est devenu
" lévaluation des politiques publiques " ou
" dévaluation de la législation " vont également dans le
même sens.
Il sagit donc dun problème qui a déjà fait lobjet, depuis près
dun demi-siècle, de préoccupations en tout genre et dorigines diverses
puisque ces recherches ont été opérées, non seulement au sein du Parlement, mais
également au niveau de la Cour des comptes, de ladministration et notamment de la
Direction du budget.
Malgré toutes ces démarches, on constate que les résultats sont un peu
décevants ! On peut se poser la question de savoir pourquoi on ne parvient pas, dans
le secteur public, à obtenir la même efficacité que celle que lon constate dans
le secteur privé : cest que, évidemment, il est beaucoup plus difficile
dévaluer lefficacité dune dépense publique que celle dune
dépense privée car il ny a, dans ladministration, ni lexigence de
rentabilité, ni la sanction qui existe dans le privé, ce qui constitue une différence
fondamentale !
En ce qui concerne les finances publiques, en effet, les recettes et les dépenses ne
se déterminent pas les unes les autres : les dépenses ne sont pas destinées à produire
des recettes, mais à satisfaire un intérêt général, à assurer le fonctionnement des
services publics.
Alors que dans le secteur privé, il y a une sanction immédiate lorsque la dépense
nest pas suffisamment efficace, cette sanction nexiste pas pour la dépense
publique. Pour apprécier lefficacité dune dépense publique, il faut savoir
si elle correspond effectivement à un intérêt général, ce qui est une appréciation
évidemment beaucoup plus subjective et difficile à porter.
Cela étant, il faut aussi constater quà lheure actuelle, en France,
largement plus de 50 % des dépenses passent par lintermédiaire de la puissance
publique. Par conséquent, si lon veut que la compétitivité et lefficacité
de lactivité de la Nation soient atteintes cela passe par une compétitivité de
ladministration.
En ce qui concerne le problème du contrôle, je ferai une série de remarques.
La première question est de savoir de quelles dépenses il sagit : lorsque
lon parle de la dépense publique dune manière générale, on peut viser
lensemble des dépenses publiques, cest-à-dire aussi bien les dépenses de
lEtat, des collectivités locales que les dépenses sociales et non les seules
dépenses étatiques.
A lheure actuelle, on assiste à une tendance en faveur de la globalisation des
finances publiques, et il devient de plus en plus difficile de séparer les dépenses des
différentes personnes ou organismes publics : quil sagisse de
lEtat et des collectivités locales ou de lEtat et de la sécurité sociale,
notamment avec le phénomène de la fiscalisation des ressources sociales, les problèmes
sont de plus en plus solidaires !
Si lon entend se limiter au problème de lefficacité de la dépense
étatique, la question se pose de savoir si lon va se centrer sur le problème des
dépenses dinvestissement ou sur celui des dépenses de fonctionnement ? Si
lon se préoccupe plus particulièrement des dépenses de fonctionnement, va-t-on
prendre en compte lensemble des dépenses de fonctionnement, y compris les dépenses
de transfert et ce que lon appelle les dépenses fiscales, cest-à-dire les
mesures dincitation fiscale et essayer de mesurer lefficacité de ces
dernières ?
Bref, il y a tout un domaine quil conviendrait de préciser.
La deuxième question est de savoir quel devra être exactement le rôle du Parlement
en la matière : est-il suffisamment outillé pour mener ce travail
dévaluation de lefficacité de la dépense publique et, sil ne
lest pas, quels sont les moyens dont il dispose ? Doit-il faire appel à la
Cour des comptes, doit-il engager une action concertée avec ladministration, avec
la Direction du budget ? Peut-on envisager un système dévaluation fondé sur le
principe de laudit, cest-à-dire sortir des schémas classiques de
ladministration ? Voilà toute une série de questions qui se posent et, à mon
avis, il convient avant tout de savoir exactement dans quelle direction vous entendez vous
diriger...
Je prendrai lexemple de lefficacité des dépenses de fonctionnement de la
loi de finances.
Dans ce cas, le Parlement, lorsquil examine la loi de finances, accomplit
essentiellement un acte politique qui correspond à une autorisation budgétaire.
Après coup, il intervient au niveau du vote de la loi de règlement pour contrôler
les conditions dexécution de la loi de finances.
Quil sagisse de lautorisation budgétaire, ou quil
sagisse du contrôle de son exécution, on se situe, à mon avis, dans un contexte
tout à fait étranger au problème de lefficacité de la dépense publique !
En effet, tout le système financier français est axé pratiquement depuis le XIXème
siècle sur le problème du contrôle de la régularité de la dépense publique
- régularité juridique et financière - et non pas sur le problème de son
efficacité.
Le contrôle de lefficacité de la dépense publique obéit à une logique tout
à fait différente et qui me paraît être très difficile à mener de manière efficace
dans le cadre de la procédure budgétaire actuelle.
Vous mavez posé la question de savoir sil fallait envisager une
modification des textes, notamment ceux de lordonnance de 1959.
Je crois que soffre une assez large possibilité dappliquer les textes
existants avec beaucoup de souplesse : le Conseil constitutionnel applique, à cet
égard, une jurisprudence très favorable au contrôle parlementaire. Toutefois, je me
demande si, pour atteindre lobjectif dune meilleure efficacité de la dépense
publique, il nest pas nécessaire surtout de modifier les mentalités, les
comportements et les habitudes et si, pour ce faire, il nest pas opportun de changer
certaines règles et certains principes, la démarche étant plus dordre
psychologique que juridique.
En effet, quels sont les obstacles ? Ils sont assez nombreux et je nen évoquerai
que quelques-uns.
Le premier me paraît résider dans la distinction quétablit lordonnance
organique de 1959 entre les services votés et les autorisations nouvelles qui, vous le
savez, se traduisent dans la pratique par des mesures nouvelles et qui, par conséquent,
permettent de remettre en cause les services votés. Mais, malgré cela, il y a dans cette
distinction entre les services votés et les autorisations nouvelles, une tendance qui
pousse le législateur à se concentrer surtout sur les modifications apportées à la loi
de finances, cest-à-dire sur les mesures nouvelles. Or, le problème de
lefficacité de la dépense publique est concentré sur la notion de services
votés, cest-à-dire sur ce qui existe. En effet, lefficacité ne peut pas
être mesurée a priori mais doit exister pour que lon puisse constater
quelle nest pas satisfaisante.
Il y a là, me semble-t-il, un obstacle pour sengager véritablement dans la voie
dun meilleur contrôle de lefficacité de la dépense publique.
Le deuxième obstacle important est le principe de lannualité. Ce principe me
semble, en effet, être un obstacle essentiel au contrôle puisque lefficacité ou
lamélioration de lefficacité dune dépense publique ne peut se mesurer
à court terme mais seulement à moyen terme. Cest pourquoi ce principe me paraît,
à cet égard, constituer un obstacle important !
Sur le plan juridique, le système financier français tel quil fonctionne à
lheure actuelle repose sur trois piliers fondamentaux que lon trouve, non pas
dans lordonnance de 1959, mais dans le bloc de constitutionnalité et plus
particulièrement dans la déclaration des droits de 1789. Ces trois principes sont
formulés dans les articles 13, 14 et 15 de la Déclaration : art. 13, " il
faut que les charges publiques soient également réparties entre les citoyens " ;
art. 14, " il faut que les citoyens ou leurs représentants puissent
constater la nécessité de la dépense publique " ; art. 15,
" il faut que tout agent public rende compte de son administration ".
Ce sont là les bases fondamentales. En revanche, les principes du droit budgétaire
qui sont apparus à partir du texte de 1789, mais dans un cadre bien précis qui est celui
de lEtat libéral du XIXème siècle, sont des principes de plus en plus mal
adaptés au cadre actuel.
On est désormais dans une société où la satisfaction des besoins collectifs ne peut
plus être financée par une augmentation dimpôts ou par le recours à
lemprunt.
Par conséquent, la satisfaction de ces besoins collectifs ne pourra être assurée que
par une plus grande efficacité de la dépense, cest-à-dire que les services
publics devront mieux fonctionner, à un moindre coût, que les marges de manoeuvre dont
pourront disposer les pouvoirs publics vont dépendre essentiellement des améliorations
de productivité qui pourront être réalisées.
Il sagit donc dun problème essentiel, surtout si nous nous plaçons dans
une optique à moyen terme mais, pour sengager dans cette voie, jestime
quil faut une évolution des mentalités et des habitudes ! Il faudrait que le
Parlement admette que sa mission a changé de nature, que son rôle nest plus de
faire des choix budgétaires - ces choix en fait sont imposés et donc la discussion
budgétaire a de moins en moins de signification - mais dêtre de plus en plus
un " vérificateur ", dexercer une sorte daudit à la fois
sur la transparence et la qualité des données financières de lEtat et, peut-être
plus largement, des données financières publiques.
Alors, est-ce quil ne conviendrait pas, au lieu de consacrer autant de temps à
la discussion budgétaire, et dans les conditions où cette dernière est menée qui ne
permet pas de porter sur lessentiel, de dégager du temps pour mener des études et
des discussions tout au long de lannée, dans une optique différente qui
consisterait à choisir des thèmes transversaux et généraux posant véritablement le
problème de lefficacité des dépenses publiques.
Je citerai, à titre dexemples, le problème de la dette publique, celui des
rémunérations dans la fonction publique, la question des subventions aux entreprises
publiques : sur tous ces points la question de lefficacité se pose de façon
particulièrement aiguë !
En dautres termes, je pense que le contrôle de lefficacité de la dépense
publique obéit à une logique tout à fait différente de celle de lautorisation ou
du contrôle de la régularité de la dépense publique et que, par conséquent, si
lon veut passer dune logique à une autre, cela implique toute une
transformation des mentalités.
Dans cette optique, un certain nombre de dispositions de lordonnance organique de
1959 devraient être modifiées. Je pense à lassouplissement du principe de
lannualité budgétaire, à la suppression de la distinction entre services votés
et autorisations nouvelles, ainsi quà lélargissement du report de crédits,
de la spécialisation des crédits par chapitre, le tout dans une optique qui serait tout
à fait différente de loptique actuelle et fondée sur lefficacité de la
dépense.
Jen ai terminé, monsieur le Président, et je suis maintenant disposé à
répondre aux questions qui pourraient mêtre posées.
M. le Président : je vous remercie, monsieur le Professeur, de cet exposé fort
intéressant et qui correspondait tout à fait à ce que nous attendions, notamment en ce
qui concerne les propositions faites à partir du système existant.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Monsieur
le Professeur, nous avons tous été vivement intéressés par votre intervention et je
crois quici, nous sommes tous pratiquement convaincus que la mission du Parlement a
effectivement changé de nature. Cest peut-être parce que nous pensons lavoir
compris que nous souhaiterions voir si nous disposons, non seulement de la volonté
politique, mais également des outils nous permettant daffirmer ce rôle.
Il est vrai que la constitution de 1958 et lordonnance de 1959 sinscrivent
dans une volonté de rationaliser le régime parlementaire et de donner des moyens
daction accrus au Gouvernement, et quelles contiennent donc un certain nombre
de dispositions qui visent à la fois à donner plus de pouvoirs à lexécutif
précisément sur la procédure budgétaire et à diminuer, dans le même temps, les
prérogatives du Parlement.
Quelles seraient donc les modifications qui vous apparaîtraient utiles, au-delà de
laffirmation dune volonté politique plus forte que nont jamais
nettement manifestée les parlementaires ?
Puisque vous avez évoqué le principe de lannualité, pourriez-vous développer
quelque peu votre raisonnement et nous expliquer en quoi la mise en oeuvre de la
pluriannualité pourrait être de nature à mieux contrôler la productivité de
ladministration ?
On voit bien les contraintes du principe de lannualité ; mais pourriez-vous
préciser votre pensée sur les améliorations que pourrait entraîner une remise en cause
ou une plus grande souplesse dapplication dudit principe ?
Pour ce qui a trait aux services votés, par quelles propositions concrètes, la
modification pourrait-elle se traduire ?
Il est vrai que lon procède à un vote unique sur les services votés, que cette
opération ne prend que quelques secondes et que nous nous attachons beaucoup plus aux
mesures nouvelles. Comment faudrait-il envisager la question pour faire en sorte
queffectivement, les services votés appellent davantage lattention des
parlementaires ?
En ce qui concerne les pouvoirs de la Commission des finances ou des rapporteurs
spéciaux vis-à-vis de ladministration ou du Gouvernement, est-ce que des
propositions concrètes vous viennent à lesprit pour que la capacité de la
Commission des finances, des députés ou des sénateurs à contrôler lexécution
du budget se trouve encore renforcée ?
Je vous poserai la même question au sujet des pouvoirs du Parlement : auriez-vous
des propositions plus précises à nous soumettre quant à la régulation budgétaire et
à la possibilité gouvernementale de rédiger des décrets davance,
dorganiser des reports de crédits sans que le Parlement soit associé à ce
travail ?
Ce sont autant de questions qui, en fait, peuvent se résumer en une seule :
est-ce que, si les parlementaires ont la volonté dagir, les outils juridiques leur
permettent, sans modification des textes, de mieux affirmer cette volonté et de la
concrétiser ?
M. le Président : La parole est à M. Philip.
M. Loïc PHILIP : Oui, je pense que lAssemblée peut faire beaucoup de
choses si les rapporteurs spéciaux utilisent leurs pouvoirs qui sont assez étendus et
si, bien entendu, ladministration accepte de leur répondre.
Cependant, jestime quil y a surtout besoin dun choc psychologique
pour atteindre cet objectif.
M. le Président : A quoi pourrait-il tenir ?
M. Loïc PHILIP : A mon avis, en renonçant au principe de lannualité
budgétaire ! Je pense, en effet, quen remettant en cause ce principe de manière
nette, claire, ferme, on pourrait convaincre lopinion quun changement
sopère. Cela me paraît très important car si lopinion dune manière
générale et lensemble de ladministration nen sont pas conscientes, je
crains que lon ne retombe dans les tentatives que jévoquais au début de mon
intervention et qui nont pas abouti à des résultats très satisfaisants !
La remise en cause du principe de lannualité budgétaire conduirait à ne plus
discuter et autoriser lensemble de la loi de finances chaque année, mais à
concentrer la discussion uniquement sur certains points et cest là, par conséquent
que la distinction entre services votés et autorisations nouvelles se trouverait
également remise en cause, puisque, au lieu de se concentrer sur les modifications
apportées en matière de crédits supplémentaires, ou dannulations de crédits
décidées dans le cadre dun exercice budgétaire, la discussion porterait sur une
mission, un problème donné.
Cest une transformation tout à fait importante ! En dautres termes,
le vote de la loi de finances ne serait plus, comme cest le cas à lheure
actuelle, la principale occupation du Parlement : toute lannée un travail
détudes approfondies serait conduit sur un thème donné et axé sur le problème
de lefficacité de telle ou telle catégorie de dépenses ou de telle mission.
Cela impliquerait une modification de larticle 2 (annualité) de
lordonnance de 1959, de larticle 33 également (services votés), de
larticle 17 concernant le problème des reports de crédits - vous savez que
lordonnance prévoit que la possibilité de reporter des crédits dune année
sur lautre est limitée, ce qui se traduit souvent de la part des administrations
par des gaspillages qui consistent à engager en fin dannées des crédits qui ne se
justifient pas toujours -.
On a donc tout de même là un véritable carcan qui soppose à cette recherche
dune meilleure efficacité !
En réponse à votre question sur les pouvoirs propres du Parlement et ses rapports
avec ladministration, je dirai quil y a une piste intéressante et qui est
dailleurs suivie actuellement par la Direction du budget. Elle consiste à
intéresser les administrations à une meilleure efficacité de leurs dépenses en
prévoyant (ce qui est contraire au principe de lannualité et de la limitation des
reports de crédits) un intéressement au profit de ladministration qui, ayant
effectué un effort pour mieux utiliser les crédits dont elle dispose, se verrait
affecter, pour partie, les économies réalisées de façon à linciter à
poursuivre dans cette voie.
En effet, je ne crois pas que lon puisse imposer de lextérieur une
efficacité plus grande sil ny a pas, au sein de ladministration, une
volonté de lassumer. Il faut donc trouver un moyen qui lamène à
sorienter dans cette direction et je pense que, dans cette optique, le rôle du
Parlement pourrait être dassurer un suivi de cette politique conduite dans
différentes administrations et de les encourager dans cette voie.
Je pense que cest dans ce sens que lon peut envisager des modifications.
M. le Président : La parole est à M. Auberger.
M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Professeur, notre sujet est le
contrôle : qui dit " contrôle " dit nécessairement
" sanction ". Or, en vertu de larticle 40 de la Constitution, la
seule sanction que nous avons actuellement à notre disposition est une sanction initiale
et non pas une sanction dexécution, qui consiste à couper un certain nombre de
crédits. En vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il faut que ces
coupures soient identifiées, justifiées de façon extrêmement rigoureuse !
Ne pensez-vous pas que, dune part le fait de ne pas avoir de sanction de façon
continue ne nous permet pas dexercer un contrôle continu, dautre part que le
fait de couper simplement un crédit constitue une sanction trop brutale pour permettre un
contrôle vraiment efficace ?
M. Loïc PHILIP : Pour ma part, je crois quil faut dissocier la fonction de
contrôle et la recherche de lefficacité de la dépense.
Le contrôle est centré - et là, le Parlement peut très bien appliquer des
sanctions - sur, non pas tant la mauvaise utilisation des crédits que la manière
dont ces crédits sont utilisés, cest-à-dire sur le problème de la régularité !
Or, la régularité et lefficacité ne sont pas la même chose : vous pouvez
avoir des crédits utilisés de manière irrégulière et qui sont efficaces et des
crédits utilisés de manière parfaitement régulière mais qui ne sont pas efficaces !
En conséquence, je ne pense pas quil faille situer le problème de
lefficacité dans le cadre de la fonction de contrôle, laquelle est menée lors du
vote de la loi de règlement avec le concours de la Cour des comptes. Cest pourquoi
jai distingué lefficacité et le gaspillage : il peut y avoir sanction
en cas de gaspillage de dépenses publiques mais le problème de lefficacité doit,
à mon avis, être envisagé dans une optique un peu différente !
M. le Président : La parole est à M. Suchod.
M. Michel SUCHOD : Monsieur le Professeur, si je vous comprends bien, on
renoncerait donc à lannualité pour travailler par thèmes tout au long de
lannée, mais est-ce quil ny aurait pas tout de même, à un certain
moment, la sanction - tous les deux ou trois ans - dun vote de
lensemble du budget ?
Par ailleurs, lorsque vous proposez lintéressement des administrations à la
qualité de leur gestion et des économies réalisées, je comprends, dune part
quil sagit dun intéressement global et non pas individuel, dautre
part que cest un intéressement partiel et que seule une partie des ressources
économisées pourrait être affectée mais, cela étant dit, au-delà du principe de
lannualité budgétaire qui se trouverait ainsi plus que mal traité, celui de
luniversalité le serait également par cette préaffectation dune partie des
économies ?
M. Loïc PHILIP : Oui, tout à fait ! Bien entendu, il ne sagit pas
dun intéressement individuel mais il peut parfaitement sagir dun
intéressement au niveau dun service dune administration : il nest
nullement obligatoire que la chose se produise au niveau de lensemble dun
ministère, par exemple !
Je crois quil y a là une piste de recherche intéressante. Il me paraît
difficile dimposer dune manière autoritaire une meilleure efficacité de la
dépense ! Cest une question de logique ! Avec le principe actuel de
lannualité, et la limitation des reports de crédits, nous avons un système qui
pousse à consommer des crédits qui ne sont pas absolument indispensables.
Il conviendrait donc dadopter la logique inverse : que ladministration
soit, au contraire, amenée à réaliser des économies sur les crédits qui lui sont
affectés et quelle puisse les utiliser dune manière plus globale, ce qui
équivaut à une remise en cause, dans une certaine mesure, du principe de la spécialité
des crédits et, effectivement, de luniversalité budgétaire dans la mesure où,
sur les économies réalisées une partie sera affectée, au cours des exercices suivants,
à ladministration qui aura suivi une politique de dépenses particulièrement
efficace. Ce faisant, on met aussi de côté le principe de lannualité
puisquon ne raisonne plus année par année, exercice budgétaire par exercice
budgétaire, mais sur une période pluriannuelle.
Vous savez que le principe de lannualité est déjà très largement théorique,
si les impôts sont renouvelés chaque année : ce renouvellement global est purement
formel !
En ce qui concerne les dépenses, il y a la masse des services votés qui fait
lobjet dun seul vote, les dépenses dinvestissement, qui font
lobjet dautorisations de programme, ce qui permet de déborder le cadre
annuel. Donc en examinant ce qui subsiste, on saperçoit que, finalement, il ne
reste pas grand-chose : le principe de lannualité est plutôt une exception
quun principe dès lors quon adopte une vision globale ! Alors pourquoi
ne pas le reconnaître juridiquement ? Cest ce quavait proposé mon
père, André Philip, en 1953, dans le cadre de létablissement dun budget de
législature ; sa proposition a été reprise dix ans plus tard par M. Palewski, donc
cest une idée qui nest pas nouvelle...
En fait, lorsquon examine comment les choses fonctionnent à létranger,
notamment en Grande-Bretagne, on observe quil existe un renouvellement automatique
de toute une série de dépenses et de recettes et que la discussion budgétaire se
concentre uniquement sur certains points.
La question est alors de savoir si cette concentration doit sopérer, comme
cest le cas maintenant, sur le problème des autorisations nouvelles ou sur
dautres points, comme lefficacité de la dépense, ce qui est tout à fait
différent puisque cela concerne les services votés et non les autorisations
nouvelles !
M. le Président : La parole est à M. Carrez.
M. Gilles CARREZ : Monsieur le Professeur, il me paraît difficile de remettre en
cause le principe de lannualité et par là même, comme vous lavez évoqué,
le principe du vote annuel du budget. Dailleurs jobserve que dans tous les
pays, à ma connaissance, il y a un vote annuel du budget.
En revanche, on a vu se développer, ces dernières années, dans les administrations,
des pratiques de fait dintéressement aux économies et donc dapproche
pluriannuelle.
Par exemple, sagissant du ministère de lEquipement, un système a été
mis en place qui intéressait lEquipement aux économies quil pouvait
réaliser chaque année. De même, un accord pluriannuel a été passé - cest
intéressant parce quil sagit dune pratique interne à Bercy - entre la
Direction du budget et la Direction des relations économiques extérieures sur
lévolution de lensemble des dépenses de fonctionnement.
Le problème cest que tous ces dispositifs sont internes aux administrations,
quils reposent uniquement sur une relation de confiance avec la Direction du budget,
et quils sont donc susceptibles dêtre remis en cause en permanence !
Sagissant du contrôle du Parlement, ce qui me frappe, cest que les
parlementaires, en particulier les rapporteurs spéciaux qui pourraient jouer un rôle en
matière de suivi, exercer une pression vis-à-vis de la Direction du budget pour faire en
sorte que ces accords ne soient pas remis en cause, ne se sont absolument pas intégrés
dans ce dispositif qui reste presque confidentiel et qui est lapanage des
administrations.
Je veux dire par là que, sur toutes les idées que vous avez évoquées, on débouche
sur une condition et une seule : pour mettre en place une approche même plus modeste
et pragmatique, il faut absolument un accord minimum de lexécutif car sans cet
accord tout cela reste lettre morte.
M. Loïc PHILIP : Je crois que vous avez mis le doigt sur un point absolument
essentiel : à lheure actuelle, cette recherche se fait à lintérieur de
ladministration et le Parlement se trouve, en quelque sorte, " hors
jeu ". Je suis tout à fait daccord avec votre analyse !
Pour associer le Parlement à cette action qui me paraît aller dans la bonne
direction, je crois quil faut créer un " choc
psychologique " ou un " coup déclat " si vous
préférez - on peut lappeler comme lon veut - pour, justement,
manifester la volonté du Parlement dêtre associé à ce processus, de le
contrôler et dy participer et cela ne peut pas se faire dans un cadre annuel
quil faut donc déborder.
Cela étant, même si lon écarte le principe de lannualité, il reste que,
chaque année, il faudra quun vote ait lieu pour renouveler lautorisation de
percevoir les impôts - il peut y avoir un vote global sur les dépenses également -
mais il ne me paraît pas très utile de consacrer des semaines de travail à un texte
qui, en fait, ne peut être modifié !
M. le Président : Je vous remercie de cette intervention très
intéressante !
Intervention de M. Philippe AUBERGER,
Député,
Ancien Rapporteur général de la Commission des finances, de
léconomie générale et du plan de lAssemblée nationale (1993-1997)
(extrait du procès-verbal de la séance du 5 novembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Dans la suite de nos travaux, je vous propose
dentendre une intervention de notre collègue, M. Auberger, qui a été
Rapporteur général de notre Commission des finances, et qui, à dautres titres, a
réfléchi et travaillé sur tous ces problèmes.
Monsieur Auberger, je vous invite à nous présenter un bref exposé, à la suite de
quoi nous entamerons la discussion.
M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Président, mes chers collègues, à
la différence de M. Prada, je crois fondamentalement que notre réflexion, plus que
technique ou autre, doit dabord être constitutionnelle et institutionnelle et je
vais commencer, si vous le permettez, par illustrer mon propos par une anecdote.
Depuis 1993, cest-à-dire depuis que jétais Rapporteur général, chaque
fois que le ministre de léconomie minvitait dans sa salle à manger ou son
salon, on voyait progresser, à vive allure, les tours de la Très Grande Bibliothèque.
Il mest donc venu, un jour, lidée détudier, non pas le problème de la
construction qui était déjà largement lancée, mais celui du coût prévisionnel de
léquipement et du fonctionnement de cette très grande bibliothèque : je me
suis alors aperçu que lon était complètement dans le brouillard, que personne ne
savait combien cela allait coûter, comment le fonctionnement allait être financé et que
des incertitudes extrêmement importantes planaient sur le déménagement, sur
léquipement informatique, sur lacquisition du mobilier etc...
Arrive la loi de finances - nous étions donc à lautomne 1994 - et, compte tenu
de toutes ces incertitudes, je propose, au moment de lexamen de larticle
déquilibre, de diminuer les crédits de 400 millions de francs - cest une
somme que je cite de mémoire - en disant que, devant tant dincertitudes, il fallait
creuser la question avant de sengager dans des frais et un fonctionnement dont on
connaissait mal les tenants et les aboutissants, ce en quoi lactualité récente me
donne a posteriori raison.
Jobtiens un vote - Pierre Méhaignerie doit sen souvenir - favorable par
huit voix contre six - nous arrivions à la fin de la discussion, un samedi, en fin de
journée - ce qui permet à mon amendement dêtre accepté : les crédits
déquipement sont, en conséquence, partiellement diminués !
Votre prédécesseur, qui suivait le débat depuis Epinal, sur son poste de
télévision, prend un coup de sang, demande au vice-président de suspendre la séance,
et intime lordre au ministre du budget douvrir une deuxième délibération
sur cet amendement, au cours de laquelle il se trouve repoussé.
Cet exemple est un résumé de toutes les difficultés du contrôle sur un point
précis, bien cerné et qui offrait une marge de discussion - il ne sagissait pas,
dailleurs, dune coupure définitive de tout crédit, mais de fournir des
éléments de réflexion. On a, par la suite, mandaté une mission détude de
linspection des finances, mais les crédits étaient déjà engagés. Finalement
rien ne sest passé : on a engagé les crédits, commandé les études
dinformatique ; les outils informatiques nont jamais été, ni bien
ciblés, ni bien imaginés ; les systèmes de circulation des documents ne
fonctionnent pas ; des dépenses assez considérables ont été faites en matière
déquipement mobilier et autres. On a un instrument qui ne donne pas du tout la
satisfaction espérée compte tenu de lengagement des finances !
Tout cela a pu se produire malgré le souhait de lAssemblée de mieux cerner les
choses avant de pouvoir les laisser dériver. Ma philosophie est donc quil faut
regarder léquilibre institutionnel et notamment la place quy occupe le
Rapporteur général, pour faire progresser le contrôle de la dépense publique.
Premièrement, il faut donc bien étudier le rôle du Rapporteur général. Cette
institution est une institution très ancienne, puisque je crois quelle remonte à
1923 ou 1924, mais elle est un peu singulière, non seulement par rapport à ce qui existe
à létranger, mais aussi dans son fonctionnement.
En effet, le Rapporteur général rapporte lensemble des lois de finances à
notre assemblée, ce qui veut dire la loi de finances initiale, mais également les lois
de finances rectificatives et la loi de règlement : cest en tout cas ce que stipule
le règlement.
Or, en réalité, en ce qui concerne la loi de finances initiale, le Rapporteur
général est essentiellement concerné par la première partie jusquà
larticle déquilibre, plus les articles non rattachés, mais lessentiel
de la dépense publique est examiné au cours de la deuxième partie et ce sont les
rapporteurs spéciaux - le Rapporteur général na aucun pouvoir sur eux - qui sont
en charge des rapports sur les dépenses.
Les deux institutions ont, en quelque sorte, prospéré de façon parallèle et le
Rapporteur général na pas, pour chacun des ministères, les pouvoirs particuliers
quont les rapporteurs spéciaux, ce qui constitue une bizarrerie de notre
règlement.
En outre, dans le temps, compte tenu du délai dexamen de la loi de finances, il
na pas la possibilité matérielle de suivre le travail des rapporteurs spéciaux,
qui doivent travailler dans un laps de temps très court. Compte tenu de la charge
quil supporte durant le mois dexamen du budget, il ne dispose pas
véritablement du temps qui lui serait nécessaire pour suivre le travail des rapporteurs
spéciaux !
En revanche, en ce qui concerne les lois de finances rectificatives, les rapporteurs
spéciaux habituellement ne rédigent pas de rapport - seul le rapporteur pour avis de la
commission de la Défense en établit traditionnellement un - et il en va de même pour
les lois de règlement.
En conséquence, pour tout ce qui concerne lévolution de la loi de finances et
son exécution, cest le Rapporteur général qui est en charge des affaires :
il y là une sorte de dichotomie dont on peut se demander si elle est voulue ou si elle
est le fait du hasard...
Jai regardé ce qui se passait, par exemple, aux Etats-Unis. Le système
américain est différent dans la mesure où il ny a que deux commissions dans
chacune des deux assemblées : la commission des voies et moyens, qui sintéresse
donc aux recettes et à léquilibre, et une commission dite des " appropriations ",
appellation dont je nai pas trouvé de traduction française (), qui
décide de laffectation, budget par budget, des différents crédits.
Faut-il solenniser cette réflexion ou, au contraire, envisager que le Rapporteur
général ait, au moins, un pouvoir de coordination vis-à-vis des rapporteurs spéciaux ?
Je pense quil convient plutôt dessayer de sengager dans la seconde
voie. Elle permettrait notamment dappréhender un certain nombre de sujets
transversaux, comme, par exemple, celui de la fonction publique, qui est étudié dans un
rapport sur la fonction publique, qui est examiné justement ce matin, mais qui nest
en fait pas suffisamment transversal dans la mesure où lexamen nest pas
conduit ministère par ministère - il y a également dautres sujets
transversaux qui mériteraient dêtre examinés -. De plus, elle
savérerait utile dans le cadre des relations entretenues avec la Cour des comptes.
Cette dernière nous communique, en effet, un rapport dexécution, dans le cadre
duquel il appartient au Rapporteur général, qui est en fait linterlocuteur naturel
de la Cour des comptes de poser un certain nombre de questions. Les rapporteurs spéciaux,
quant à eux, nont pas normalement daccès direct à la Cour des comptes, dans
le cadre dudit rapport. On constate donc, si lon peut dire, " une certaine
déperdition dénergie " et un problème de coordination, et ce
dautant plus que, lorsque jétais Rapporteur général, je ne recevais pas les
lettres dobservation et les référés de la Cour des comptes sur les
différents ministères, mais je nai pas eu le sentiment, au cours des quatre
années où jai exercé ma fonction, que tout ce qui était produit en dehors du
rapport public, du rapport dexécution des lois de finances et - mais là cest
un autre problème - du rapport sur la sécurité sociale fasse lobjet dune
exploitation régulière, notamment par les rapporteurs spéciaux.
Nous nous heurtons, là encore, à un problème, à savoir que la meilleure source
dinformations actuelle sur les lois de finances provient de la Cour des comptes et
que si les ministres, aujourdhui, nont pas la volonté eux-mêmes
dappliquer ses recommandations, elles disparaissent assez profondément dans les
sables ! En tout cas, il ny a pas, au sein de notre assemblée, de travail de suivi
des propositions, des réflexions ou des décisions de la Cour des comptes, non plus
dailleurs quil ny a de liens suffisants avec la Cour de discipline
budgétaire.
Dans le passé, M. Charasse avait tenté de mettre en place une réforme, mais, cette
dernière ayant avorté, on saperçoit que dans ce domaine, si lon veut suivre
correctement lefficacité et parvenir à une sanction dans lexécution, il
conviendrait que la Cour de discipline budgétaire ait beaucoup plus dactivités
quelle nen a à lheure actuelle !
Voilà donc déjà un premier domaine de réflexions.
Il en est un second, qui tient au fait que, contrairement à ce qua dit le
Professeur Philip, nous sommes actuellement dans un système constitutionnel, notamment
autour de larticle 40, qui bride beaucoup nos possibilités de contrôle et de
sanction.
Cela appelle de ma part une première réflexion : le Conseil constitutionnel
nest, il est vrai, pas très regardant sur lapplication de lordonnance
de 1959, notamment en ce qui concerne certaines nomenclatures comptables, les
prélèvements, tout ce qui est soustrait aux recettes, et également en ce qui concerne
lutilisation dun certain nombre de comptes, notamment les comptes
daffectations spéciales.
Je dois dire que dans ces domaines la Cour des comptes souhaiterait plus de rigueur et
quelle a dailleurs fait des propositions allant dans ce sens, certaines étant
relatives, par exemple, aux dotations de certaines entreprises publiques ou à
lutilisation du Fonds des transports terrestres et des voies navigables, qui
correspond à une forme de débudgétisation, mais les propositions de la Cour des comptes
nont pas de sanction et le Conseil constitutionnel ne les suit pas...
Il est possible quil évolue, mais la grande difficulté pour lui tient au fait
quil se heurte aussi à un problème de sanction, la seule sanction dont il dispose
actuellement étant le rejet de la loi de finances, ce qui est évidemment une sanction si
rigoureuse quelle ne peut pas être appliquée.
Le Conseil constitutionnel vient pourtant dévoluer puisque, lannée
dernière, sur le problème des fonds de concours, il a en quelque sorte intimé
lordre au Gouvernement de préparer une loi de finances où les fonds de concours
apparaissent, ce qui nétait pas le cas jusqualors !
Peut-être que sil évolue dans sa jurisprudence en ne se contentant pas
dannuler un certain nombre de dispositions, mais en émettant des recommandations et
en faisant quelque peu pression, les choses pourront avancer.
Les difficultés, selon moi, tournent surtout autour de larticle 40, qui est
devenu, en ce qui concerne les recettes, une sorte dalibi, puisque maintenant on
utilise quasi systématiquement le gage du tabac, qui permet pour beaucoup de textes de
faire ce que lon veut.
En revanche, en matière de dépenses, larticle 40 dans sa jurisprudence
actuelle, telle quelle a dailleurs été analysée par les différents
rapports de Présidents des commissions, nous bride beaucoup !
En effet, lorsquon veut réaliser un certain nombre déconomies et donc
revoir les propositions du Gouvernement sur une loi de finances initiale - cest
quand même lun des éléments majeurs du contrôle parlementaire - il existe deux
possibilités : soit faire une sorte dexercice déconomies comme le fait le
Gouvernement dans le cadre de la régulation budgétaire, ce qui nous est refusé par le
Conseil constitutionnel, qui veut que chaque économie soit nettement individualisée et
justifiée, ce qui interdit les exercices type régulation budgétaire au Parlement ; soit
réduire les crédits - cest ce que javais demandé pour la Très Grande
Bibliothèque - comme on la proposé parfois dans le passé !
Là, il faut dire que si le rapporteur spécial propose une telle mesure, il est sûr
davoir contre lui le ministre et son administration et lon ne voit pas très
bien au nom de quoi, - et cest pourquoi, très souvent, les rapporteurs spéciaux ne
le font pas - il pourrait proposer cette diminution forte, dans un domaine donné
dun crédit budgétaire, alors quil na aucune possibilité
denvisager, par exemple, un redéploiement ou de préciser que la réduction est
momentanée et quil choisit simplement de différer la dépense parce quil ne
dispose pas de suffisamment déléments : ce que javais proposé pour la
Très Grande Bibliothèque était détudier mieux les choses, de savoir ce que tout
cela allait coûter, si ce qui était proposé était vraiment opérationnel avant
dinscrire le crédit...
Comme les rapporteurs spéciaux ne disposent pas de telles possibilités et que la
sanction de couper un crédit est extrêmement brutale, ils ne la proposent pas...
Ils nont pas, non plus, la possibilité de modifier une affectation de recettes
à une dépense, pas plus quils nont la possibilité dopérer un
transfert dun budget annexe ou dun compte daffectation spéciale au
budget général ou vice versa et donc, dans ces conditions, il y a une très faible
mobilité possible des crédits au niveau du vote de la loi de finances initiale et donc
du contrôle initial du Parlement.
Jaborderai maintenant, très brièvement un troisième champ de réflexions, qui
porte sur le fait de savoir, si pour exercer ce contrôle, nous disposons de suffisamment
déléments et comment sétablissent les rapports avec le Gouvernement.
Il y a, selon moi, un premier domaine qui comporte une lacune, qui est celui des
prévisions économiques : nous ne sommes pas à même, pas plus au Sénat quici, de
faire des prévisions économiques qui soient différentes de celles du Gouvernement, ce
qui a des conséquences, dabord dans la présentation de la loi de finances, ensuite
sur un certain nombre de dépenses, aussi bien dailleurs dans la loi de finances
proprement dite que dans la loi de financement de la protection sociale.
Il faut dire, par exemple, que lun des chiffres clés, cette année, de la loi de
financement de la protection sociale, est la progression des revenus de 4,3% - personne,
ici au Parlement, nest en mesure de contester ce chiffre - et toutes les
déclinaisons des lois de finances et lois de financement de la protection sociale sont
fonction dun certain nombre déléments de ce type.
Pour revenir aux Etats-Unis, je dois dire, quils ont, eux, ce quon appelle
le Joint economic comity, qui existe depuis très longtemps, qui est commun
aux deux assemblées - Sénat et Chambre des représentants - et qui fait ses propres
projections économiques. Faut-il en arriver là ou travailler plus de concert avec des
organismes indépendants type OFCE. Je ne trancherai pas, mais cest en tout cas une
préoccupation que nous devons avoir pour lensemble des lois de finances, notamment
en ce qui concerne les dépenses. Peut-être serait-il déjà salutaire, ainsi que je
lavais pensé lorsque jétais Rapporteur général, mais le projet sest
heurté à un certain nombre de problèmes internes, que le Rapporteur général ait à
ses côtés un administrateur de lINSEE pour donner un caractère de plus grande
originalité à la partie économique et prévisionnelle du rapport général.
Par ailleurs, - et cela correspond bien à ce qua dit M. Prada - les relations
avec les administrations, telles que la Direction générale des impôts, permettent
dobtenir lessentiel des informations dès lors quelles existent et, pour
exercer un contrôle efficace, nous ne souffrons pas véritablement dans ce domaine de
rétention dinformations, le seul problème étant que ces dernières ne sont pas
toujours pertinentes et quil y a donc des progrès à faire dans la
conceptualisation de certaines formes dinformation. Toutefois on ne peut parler de
problèmes de rétention.
En revanche, je considère que lon ne peut pas dire la même chose en ce qui
concerne la Direction du Trésor.
Jai eu, dans le passé, à intervenir au sujet des différentes formules de
sauvetage du Crédit Lyonnais. Jai été obligé de déposer une proposition de loi
car le contrôle du Parlement dans ce domaine était extrêmement mal perçu par la
Direction du Trésor. On en est venu à créer un établissement public, à avoir recours
à un certain nombre de procédures et à demander à ce quun délégué de la
commission des finances siège dans les conseils de contrôle des établissements de
défaisance pour pouvoir suivre un peu les choses. Or, ce qui était vrai pour le Crédit
Lyonnais, le reste malheureusement, quelles que soient les législatures, pour ce qui a
trait globalement aux entreprises publiques...
Cest là un domaine où nous manquons totalement dinformations et je parle
sous le contrôle de lactuel rapporteur spécial des comptes spéciaux du Trésor,
qui est notamment en charge des comptes daffectation et des privatisations :
cest un domaine qui est parfaitement opaque et sur lequel on na absolument
aucune maîtrise ! On a essayé dans le passé de demander un certain nombre
déléments dinformation qui ne nous ont pas été communiqués, ce qui
constitue un problème extrêmement préoccupant. Par exemple, nous navons jamais pu
obtenir les chiffres bruts, cest-à-dire avant prélèvement, des commissions
bancaires, qui sont prises sur le placement des titres en matière de privatisations, et
des honoraires, parfois très conséquents qui sont demandés pour létude
préalable aux privatisations...
Il est encore un secteur où des progrès restent à réaliser, mais cest
évidemment beaucoup plus délicat et cela concerne surtout les recettes, même si, dans
le cadre dagrément, cela peut aussi concerner les dépenses. Je veux parler de tout
ce qui touche, à la Direction générale des impôts (DGI), à laccès aux dossiers
fiscaux.
Le Rapporteur général na pas accès à ces dossiers, qui sont couverts par le
secret fiscal, ce qui peut amener ladministration à lui donner des informations qui
ne sont pas exactement fiables ou ne correspondent pas exactement à celles quil
souhaite, ce qui entraîne un certain nombre de difficultés dinterprétation.
Le dernier point de mon intervention sera pour situer le rôle du Rapporteur général
dans lactivité législative globale du Parlement.
Très rapidement, sur les recettes, il ny a pas dexclusivité, au terme de
la jurisprudence du Conseil constitutionnel, des lois de finances en matière de recettes
de lEtat et notamment de recettes fiscales. Cest là une réelle difficulté,
notamment lorsque, dans certains textes, nous sommes confrontés à une prolifération de
mesures fiscales ou dallégements en matière de cotisations sociales dont personne
nassure la maîtrise - la loi Pasqua sur laménagement du territoire, par
exemple, est tellement prolifique que personne ne maîtrise les choses - et on peut se
demander sil ne serait pas envisageable de recentrer les mesures fiscales et de
demander à ce que, sauf cas exceptionnel, elles figurent dans les lois de finances, soit
initiales, soit rectificatives, et à ce quelles naillent pas se disperser
dans tous les textes.
Pour ce qui se rapporte aux dépenses, il y a également un problème de contrôle : il
est rare en effet quune nouvelle disposition législative nentraîne pas un
certain nombre de dépenses et là, normalement, ladministration est tenue de
présenter des évaluations, des justifications, des prévisions. Je citerai pour exemple,
le fait que lorsque nous avons voté la loi Neiertz sur le surendettement, nous avons
complètement embouteillé les justices dinstance, car personne - en tout cas pas le
rapporteur spécial de lépoque - navait imaginé le problème, fait une
étude préalable et donc mesuré les conséquences dune telle décision sur le
fonctionnement de la justice et les moyens qui lui étaient nécessaires.
Je pense donc quil faudrait envisager une action dans ce domaine.
En dehors des moyens nécessaires pour appliquer une législation, il conviendrait
détudier précisément la faisabilité des projets au regard des contraintes
nouvelles qui sont demandées aux personnes, aux particuliers, aux entreprises et, de
façon générale, à lenvironnement.
Il est prévu des notes dimpact, mais il faut reconnaître que lorsque ces
dernières existent, elles sont très souvent nettement insuffisantes et je pense - et
cela va même au-delà du contrôle du Parlement - quon pourrait envisager,
parallèlement au secrétariat général du Gouvernement qui assure la rigueur juridique
de la préparation des textes, quun service administratif examine, au moins au
niveau des projets, lesdits textes au regard de leur faisabilité, des contraintes
nouvelles et des sujétions diverses quils sont susceptibles dentraîner pour
lensemble de lenvironnement et lensemble de ceux qui auront à charge de
les appliquer.
A ce sujet, je précise que des réflexions ont été conduites sur ce thème aux
Etats-Unis : je crois que, sous la présidence de M. Reagan, ce dernier avait créé
une commission chargée précisément des relations entre ladministration, les
entreprises et les administrés, dont il était ressorti des études assez exhaustives sur
lensemble des contraintes, et quon avait donc bâti, parallèlement au budget
financier, une sorte de budget des contraintes imposées aux particuliers et aux
entreprises pour lapplication densemble de la législation.
Pour conclure, monsieur le Président, mes chers collègues, je dirai que si lon
veut avoir un contrôle efficace au niveau du Parlement, il faut que ce contrôle
sexerce naturellement, dabord durant lélaboration des textes à la fois
financiers et non financiers, ensuite au cours de leur exécution, mais il faut bien
reconnaître que, pour lassurer correctement, il faut, à mon avis, que lon
retrouve un meilleur équilibre entre lexécutif et le législatif, ce qui suppose
de revoir en fait la forme de parlementarisme qui est la nôtre et qui, aux dires des
spécialistes, est une forme de parlementarisme rationalisé avec les articles 34 et 37,
bien que la distinction entre les deux soit très rarement appliquée dans notre
assemblée, et surtout avec cet article 40, plus toutes les formes de vote, telles que le
recours au vote bloqué, la deuxième délibération, qui font que, malgré tout, quoi
quil arrive, cest la volonté du Gouvernement qui triomphe et quil peut
toujours, dans la mesure où il na pas envie, pour une raison ou une autre, de voir
le Parlement pousser trop loin son action de contrôle, le freiner .
M. le Président : La parole est à M. Baert.
M. Dominique BAERT : Beaucoup de choses intelligentes et pertinentes ont été
dites par notre collègue, M. Auberger, mais il en est une qui ne me paraît pas
lêtre et une autre sur laquelle je voudrais revenir un peu plus précisément.
En ce qui concerne la présence dun administrateur de lINSEE aux côtés du
Rapporteur général - il pourrait dailleurs nous dire lui-même ce quil en
pense, mais je ne crois pas bien entendu que M. Auberger fasse allusion aux différences
de qualité fonctionnelle entre les administrateurs de lAssemblée et ceux de
lINSEE - je dirai quil reste à savoir pour quoi faire...
En effet, je ne vois pas très bien ce que pourrait faire de plus un seul
administrateur.
Sil sagit de " densifier " la réflexion sur
lanalyse macro-économique, honnêtement, il suffit de sen donner les moyens
au niveau interne et dy regarder de près ; sil sagit de mettre en place
des équipes de modélisation, cest faire beaucoup dhonneur à
ladministrateur INSEE que destimer quil peut le faire !
Ayant moi-même participé à des équipes qui ont mis en place des modèles au sein de
la Banque de France, il y a une quinzaine dannées, je mesure lampleur de la
tâche : cest un processus long, très onéreux, très coûteux en temps,
en énergie et, qui plus est, en exhaustivité. Je crois que lheure nest plus
à des modélisations spécifiques, parce quil y a eu beaucoup dorganismes
indépendants qui se sont créés, quil y a eu cette innovation au sein de la
Commission des comptes de la Nation de ce quon appelle " le
consensus ", ce qui signifie un groupe technique où chacun arrive et compare
ses prévisions - il nous donne, dailleurs, dans les travaux du Rapporteur
général, des informations déjà non négligeables et a représenté, au sein de la
commission des comptes de la Nation, une avancée significative -.
Rien ninterdit, de surcroît, que nous puissions nous-mêmes, sur la base de nos
propres hypothèses, confier des travaux sur ce point, mais jai le sentiment
quen létat actuel des formations internes à cette maison, il y a toutes les
compétences permettant daller dans ce sens et daffiner - car je rejoins
lanalyse de M. Auberger sur ce point - létude des questions
macro-économiques. Tout cela ne tient certainement pas au recrutement dun seul
administrateur INSEE, nonobstant la considération que jai pour lesdits
administrateurs.
Par ailleurs, je voudrais abonder dans le sens de lintervention de notre
collègue concernant la fonction spécifique relative aux comptes spéciaux du Trésor et
aux entreprises publiques. Je ne reprendrai peut-être pas le terme
" dopacité ", mais il est vrai quil est parfois difficile
dobtenir des informations a priori - on les obtient parfois a posteriori
-, notamment pour tout ce qui touche aux privatisations, mais je peux donner une
information à M. Auberger puisque, répondant par anticipation à sa préoccupation,
jespère pouvoir lui fournir très prochainement, dans mon rapport, un certain
nombre déléments relatifs aux commissions des privatisations et aux relations
financières avec les différents établissements. Jobserve, toutefois, en lui
donnant raison, que jai beaucoup de difficultés à obtenir des informations
détaillées à ce sujet : elles ne restent que très globales et je le regretterai
dailleurs dans le rapport !
Tout autre est lapproche des entreprises publiques, où, effectivement, on a
quand même le sentiment davoir une information très globale, donc très partielle,
et je crois quà ce niveau un vrai travail de réflexion doit être engagé pour
savoir quelle est la relation du Parlement avec le suivi des entreprises publiques et
quelle est la nature des renseignements quil peut obtenir, si ce nest des
renseignements a posteriori et très lacunaires.
Incontestablement, je rejoindrai notre collègue sur ce point !
M. le Président : La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je ne peux que souscrire totalement, non seulement à
lanalyse, mais aussi aux propositions de M. Auberger.
Je serais tenté de dire que le contrôle, aujourdhui, du Parlement, sil
veut faire son travail, demande beaucoup dhéroïsme. Mon expérience de Président
de la Commission des finances, ces dernières années, ma montré que, lorsque des
rapporteurs voulaient effectuer vraiment bien leur travail, ils étaient mal perçus par
leur ministre, y compris sils appartenaient à sa famille politique et quils
étaient caricaturés, y compris par leurs collègues des autres commissions ou par le
Président de lAssemblée nationale, - je ne dis pas nécessairement lactuel
Président ...
M. le Président : Jai appris quil avait un pouvoir supplémentaire que
je navais pas perçu dans les textes, ce qui me plonge dans un abîme de
réflexions. (Sourires).
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Un pouvoir moral !
On a cité lexemple de la Très Grande Bibliothèque ; je pourrai citer
lexemple du rapporteur M. Jégou sur la formation professionnelle, dont on
savait parfaitement quelle offrait des marges de gestion de productivité et qui a
été soumis à dextraordinaires pressions de toutes parts. On a assisté au même
phénomène avec le cinéma et les niches fiscales dans la culture et, quand la Commission
des finances a voulu abordé le plafonnement de lISF pour revenir à la proposition
de M. Bérégovoy simplement pour éviter le départ de sièges sociaux et autres, nous
avons, là encore, subi des pressions et nous nous sommes entendu dire que ce
nétait pas le rôle de la Commission des finances ni celui de son rapporteur, et
que lon entrait dans le domaine politique de la majorité et de lopposition !
Je serais donc tenté de dire que lexécutif ne supporte pas le contrôle!
Que pouvons-nous faire demain ? Il y a peut-être deux suggestions qui mériteraient
dêtre analysées. La première concerne les conséquences des rapports de la Cour
des comptes sur certains ministères : ne devrait-il pas y avoir, systématiquement,
de la part de lexécutif et du Parlement, une sanction financière pour ce
ministère ?
La deuxième vient de la constatation quil ne suffit pas davoir la
volonté, mais quil suffit davoir la connaissance. Or, laccès à
linformation est extraordinairement difficile, surtout quand, de surcroît, on se
trouve dans lopposition! Sil y a des audits - comme je le pense et je
lespère - dans les ministères sur certaines fonctions et actions, serait-il
possible pour nous, soit par les laboratoires universitaires, soit par les cabinets
dexpertise comptable ou les grands cabinets daudit, davoir, pour le
Président et le rapporteur de la Commission des finances, copie de ces audits et de ces
analyses, ce qui serait un élément dinformation porté à leur connaissance ?
Ce sont là quelques suggestions, mais je répète quil faut vraiment faire
preuve dhéroïsme aujourdhui si lon veut engager les rapporteurs et la
commission des finances dans la voie du contrôle de la dépense publique.
M. le Président : La parole est à M. Fuchs.
M. Gérard FUCHS : Je ne formulerai que deux réflexions rapides.
La première fait référence à lexemple de Philippe Auberger sur la loi Neiertz
concernant lélaboration dun texte ou dune réglementation nouvelle.
Je crois quil y a une part imprévisible dans ce quil décrivait, puisque
nous avons, y compris les auteurs du projet de loi, finalement découvert que le nombre
des ménages surendettés en France et justifiables des procédures envisagées était
probablement plus élevé que celui que lon prévoyait mais, en même temps, cela me
faisait penser à une pratique qui sest instaurée progressivement au niveau de la
législation européenne et de lélaboration des directives, je veux parler de
lobligation, qui sest mise en place au fil des années, après toute une
série de constats tels que ceux que nous échangeons aujourdhui, détudes
dimpact qui sont aujourdhui assez complètes : effets financiers pour le
budget, effets en termes demploi, effets sur lenvironnement, par rapport à la
subsidiarité.
Aujourdhui un texte européen est nécessairement accompagné dune annexe
qui devient de plus en plus substantielle et qui pose finalement la question des
conditions et des conséquences de sa mise en application. Cest peut-être un
domaine dans lequel nous avons encore des progrès à accomplir mais, encore une fois, il
sest agi dune construction progressive - il serait peut-être intéressant de
létudier - à la suite dun certain nombre de constats, du type de celui que
vous faites. Tout nest évidemment pas prévisible à lavance, mais une bonne
moitié de ce qui arrive doit pouvoir être anticipé !
Ma première remarque avait donc trait à la nécessité détudes dimpact
préalables accompagnant le vote dun projet de loi ou dune proposition de loi
correspondant à quelque chose de nouveau.
Ma deuxième remarque a trait aux relations qui sétablissent entre Rapporteur
général et rapporteurs spéciaux. Il est vrai - et je pense que nous avons tous plus ou
moins connu cela - que la pente naturelle des choses fait quun rapporteur spécial
est davantage le porte-parole de ladministration, sur laquelle il rapporte de ses
besoins, de ses insuffisances, de ses récriminations, quun contrôleur et il est
vrai quil est plus facile de se situer dans le premier rôle que dans le second, en
particulier lorsquon prend un certain nombre de contacts.
Ne serait-il pas imaginable - sans être un spécialiste des ces choses, je ne pense
pas que ce soit contradictoire avec lactuel règlement de lAssemblée - que le
Rapporteur général, dans la période non budgétaire de lannée parlementaire,
fasse une réunion des rapporteurs spéciaux, pour que soit définie, à cette occasion,
la thématique de lannée suivante en termes de contrôle ou dévaluation. Ce
serait, en quelque sorte, une action transversale à certaines administrations, que
jillustrerai par un exemple qui me vient en tête et dont on parle de-ci, de-là
sans quil y ait, à ma connaissance, détudes exhaustives :
linformatisation de ladministration devrait pouvoir avoir des retombées
positives en termes déconomies, de moyens, voire de redéploiement de personnel,
mais cest là que les choses deviennent plus délicates. Je crois que cest le
genre détude sur laquelle - en tout cas cest ma seconde suggestion -, lors
dune réunion collective sous lautorité du Rapporteur général, les
rapporteurs spéciaux des différents ministères pourraient décider, pour lannée
suivante, de porter leur attention.
Cela suppose de la part de chaque rapporteur plus dengagement en termes de temps,
et nous savons que cest la denrée la plus rare pour nous, mais la mise en commun
des observations sur un tel sujet pourrait, je crois, être un élément de contrôle,
dévaluation et peut-être aussi dinflexion utile.
M. le Président : La parole est à M. Carrez.
M. Gilles CARREZ : Jai été, moi aussi, extrêmement intéressé par
lexpérience et les propositions de Philippe Auberger.
Je voudrais intervenir sur la partie de son intervention relative à la difficulté que
nous rencontrons à agir sur les dépenses. Jai été rapporteur spécial entre 1995
et 1997 sur le budget de lEducation nationale et je nai pu obtenir
déléments quà la Direction du budget.
Il a fallu, par exemple, sur un problème qui est essentiel et qui est de savoir
combien denseignants ne sont pas chargés de classes, aller jusquà la
Direction du budget pour obtenir un minimum de renseignements, en ayant tout à fait
conscience de courir le risque dêtre manipulé ou instrumentalisé par elle dans
son rapport difficile avec cette énorme dépensière quest lEducation
nationale.
En conséquence, la suggestion de notre collègue Fuchs consistant à essayer de mieux
nous coordonner entre rapporteurs spéciaux, à échanger nos expériences et,
éventuellement, à prévoir quelques axes daction me paraît très intéressante !
Ce qui est très frustrant - et je prendrai pour exemple mon expérience récente
sagissant du budget du commerce extérieur dont jai parlé au Rapporteur
général - cest quavec une approche en amont et consensuelle entre les
différentes administrations et partenaires, laquelle permet de montrer quun budget,
préparé dans un certain contexte, doit être revu - ce point faisant lobjet
dun accord général -, on se heurte, lorsquil sagit de faire
passer tout simplement un redéploiement de crédits qui fait lobjet, je le
rappelle, dun accord général, aux procédures. En effet, le rapporteur spécial
peut seulement proposer des diminutions de crédits, mais il ne peut même pas esquisser
lidée que les diminutions de crédits, quil propose, puissent servir à
réabonder tel ou tel autre chapitre... Il faudrait vraiment que les pouvoirs des
rapporteurs spéciaux puissent être étendus, au minimum, en termes de redéploiement.
Je comprends bien lobjection qui est faite et qui consiste à dire que très
rapidement un rapporteur spécial peut se transformer en porte parole du ministère
intéressé. Si, dans le cas présent, jai appris tout récemment, par exemple, que
les réabondements qui sont nécessaires vont très certainement être pris en compte dans
le prochain collectif, ce sera à nouveau à linitiative de lexécutif ! On
fait donc un détour qui paraît inutile et qui vide un peu de sa substance et de son
intérêt le travail quessaie de faire le rapporteur spécial.
Je crois comme vous, monsieur Fuchs, que les études dimpact, même si elles sont
insuffisantes comme Philippe Auberger a eu raison de le souligner, ont un potentiel
considérable et je crois quau fil du temps, on peut construire, mettre en place,
une approche en termes détudes dimpact qui soit vraiment très efficace quant
à la prévision des effets que les dispositions proposées peuvent produire.
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Il est
effectivement toujours intéressant dentendre un exposé sur son expérience et
jai été intéressé par ce qua pu dire Philippe Auberger.
Je pense effectivement, mais ce nest peut-être pas le plus important, quil
faudra, un jour ou lautre, préciser les pouvoirs de coordination du Rapporteur
général, parce que nous sommes confrontés parfois à des bizarreries quand le
Rapporteur général se fait attraper par le contenu des rapports spéciaux,
puisquen fait ces derniers portent son nom !
M. Philippe AUBERGER : Je ne lai pas dit, mais cela mest arrivé
aussi...
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Il y a
donc effectivement un certain nombre de choses à préciser, dautant plus
dailleurs que la compétence générale du Rapporteur général sur le collectif et
les lois de règlement fait quil peut sintéresser à tout et demander des
comptes sur tout, y compris sur lensemble des ministères !
Il y a donc certainement un certain nombre de précisions à apporter et je trouve
extravagant que lon puisse opposer - pour reprendre un exemple de Philippe
Auberger - le secret fiscal au Rapporteur général, ce que ne manque jamais de faire
ladministration quand les choses deviennent trop délicates : cela na pas de
sens et il faut à tout prix que lon puisse clarifier un certain nombre de points,
mais cest une question de volonté et dinitiatives de la part de la Commission
des finances et de son Rapporteur général.
Puisque nous nous interrogeons sur lefficacité de la dépense publique, je
crois, Monsieur le Président, quil faudrait profiter de ce groupe de travail pour
faire des propositions hardies également quant à notre manière de travailler, notamment
lors de la discussion budgétaire.
M. le Président : Oui, cest tout à fait nécessaire ! Dailleurs
lautre jour, lors de la conférence des Présidents, comme ils déploraient de ne
pas disposer de suffisamment de temps pour discuter, jai dit à mes collègues que
nous allions aussi traiter de ce sujet dans notre groupe de travail.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Je suis
de plus en plus convaincu - et Philippe Auberger le disait lui-même - que toute la
deuxième partie na strictement aucun sens ! Nous donnons, de surcroît,
limpression de nous en désintéresser, alors que la principale explication tient au
fait que, quoi quon dise, cela ne sert à rien, puisque les députés nont
pratiquement aucune capacité à bouger quoi que ce soit en seconde partie. Cest
donc beaucoup de temps perdu, qui pourrait être consacré à bien dautres choses !
Il est vrai également - et là je rejoins encore Philippe Auberger - que notre façon
de traiter la loi de règlement illustre bien aussi notre absence de contrôle des
dépenses budgétaires et de lexécution du budget, puisque, si lon considère
que notre fonction principale est de plus en plus une action de contrôle, on devrait
faire de lexamen de la loi de règlement un temps vraiment fort de la vie
parlementaire, alors que cest quelque chose qui est totalement expédié.
Nous devons aussi nous interroger sur quelques modifications, dont certaines relèvent
de la pratique et dautres du règlement intérieur ce qui signifie quil nous
appartient de les introduire, concernant le rapport de forces avec le Gouvernement ou
entre institutions - je reprendrai lexemple de Philippe Auberger sur la Très Grande
Bibliothèque, car il est très éloquent de ce point de vue -, mais il convient aussi que
nous nous interrogions sur les quelques propositions que lon peut faire par rapport
aux dispositions législatives existantes. Cest le cas par rapport aux sanctions,
car il est indéniable que lorsque la seule possibilité consiste, pour refuser par
exemple une seconde délibération, à ne pas entrer en séance ou à ne pas voter, cela
équivaut à utiliser larme atomique pour résoudre un problème mineur... Ces
questions de deuxième délibération sont effectivement totalement contraires à
lesprit même des pouvoirs du Parlement ! Le pouvoir de lexécutif sur le
Parlement est exorbitant !
A partir des observations et du vécu des uns et des autres, je considère, monsieur le
Président, quil y a des propositions à faire qui doivent pouvoir recevoir une
application immédiate, parce quelles relèvent dune question de volonté à
lintérieur même de notre assemblée et dans nos rapports avec le Gouvernement, et
quil en existe dautres quil nous faut faire concernant les règles
beaucoup trop contraignantes qui ont été fixées à une époque où il était
nécessaire de brider laction des parlementaires.
M. le Président : La parole est à M. Auberger.
M. Philippe AUBERGER : Jai bien compris quil y avait un accord assez
général sur le constat que jai dressé et sur les différentes propositions, mais
jaimerais dun mot revenir sur la remarque de M. Baert.
Jai voulu donner un exemple - et jai dailleurs été très cursif sur
ce problème. Je crois que cest néanmoins un problème important que de savoir
comment lassemblée et la Commission des finances doivent sinsérer dans la
réflexion économique et dans le système dinformation économique français, ce
qui va même au-delà de la conjoncture et des perspectives de la simple loi de finances.
Si jai proposé - mais cétait un tout petit élément - que, dans un
premier temps en tout cas, on envisage peut-être un jour de mettre un administrateur de
lINSEE à disposition cest parce que javais, par exemple, un
administrateur de lAssemblée qui venait du Conseil constitutionnel et qui
soccupait des problèmes de constitutionnalité des lois de finances et que je
trouvais que cétait là une excellente chose, dailleurs pour les deux
institutions. Cest un peu dans cet esprit que jai fait cette proposition. Il y
a toute une masse dinformations auxquelles nous navons pas accès, non pas
parce quelles ne sont pas publiées, mais parce que nous ne connaissons pas les
circuits pour les obtenir. En fait, on les obtient par le circuit des administrateurs de
lINSEE à lINSEE, mais également à la Direction de la prévision ou à la
DARES du ministère du travail ou au service de statistiques de lEducation nationale
par exemple.
En revanche, je ne suis pas certain effectivement quil faille que
lAssemblée se dote de modèles - et je ne lai dailleurs pas
proposé -, mais jai simplement dit quelle pourrait peut-être avoir des
relations privilégiées avec des organismes type OFCE. Je pense en tout cas que
lAssemblée nest pas suffisamment présente dans ce type de discussions.
Jallais à la réunion plénière de la commission des comptes de la Nation et,
là, lAssemblée na pas vraiment la possibilité de faire entendre sa voix,
parce quelle na pas de réflexion autonome et personnalisée à proposer.
Sur le reste, jajouterai juste un mot pour dire queffectivement il faut -
et cela va bien dans le sens des suggestions que jai formulées - développer le
travail transversal des rapporteurs spéciaux sur différents thèmes, tels que ceux qui
ont été énumérés par M. Fuchs et, par voie de
conséquence, également le travail transversal des administrateurs de lAssemblée
qui suivent les différents rapporteurs spéciaux.
Cest là quelque chose qui est parfaitement possible !
Il faut également affiner les études dimpact, car je ne sais comment sont
celles qui sont transmises au Parlement européen, mais je sais en tout cas que celles qui
nous sont transmises sont vraiment indigentes sur beaucoup de points. Il y a donc un gros
effort de méthodologie à obtenir de ladministration, étant entendu que
nous-mêmes, notamment les rapporteurs spéciaux, devons nous saisir de ces études
dimpact au fur et à mesure quelles sont produites, afin de pouvoir réagir
sur la méthode, demander davantage dinformations et utiliser les pouvoirs qui sont
énormes dans ce domaine.
Pour conclure, je dirai quil faut effectivement que nous réfléchissions, de
façon approfondie, sur nos possibilités de sanction, en particulier pour
lexécution des lois de finances et des lois de règlement. La seule sanction dont
nous disposons à lheure actuelle est de refuser une loi de règlement, ce qui
serait absurde. Un certain nombre de points sont soulignés, notamment par la Cour de
comptes, sur lesquels nous devrions avoir des possibilités, soit de sanction, soit de
recommandation très forte au regard des différentes administrations, avec la sanction
possible de ne pas reconduire les crédits ou de couper significativement ces derniers
lors de la future loi de finances.
Cette articulation entre les lois de finances et leur exécution est, à mon avis,
insuffisante en létat actuel des choses !
M. le Président : Merci beaucoup pour ce travail que vous avez fait, qui est
considérable et merci de nous avoir permis, par votre exposé, dapprofondir ce
sujet.
Audition de M. Jean ARTHUIS,
Sénateur,
Ancien ministre de léconomie et des finances
(extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Monsieur le ministre, chers amis, nous reprenons nos
travaux.
Nous essayons de façon informelle, mais en nous attachant à aller au fond des choses,
de réfléchir à lefficacité des dépenses publiques et au contrôle
parlementaire. Linteraction entre les deux sujets est intéressante. Se pose un
problème lié à lefficacité de la dépense publique. Vous êtes, monsieur le
ministre, expert en la matière. Il est nécessaire daméliorer cette efficacité,
ce que ladministration peine à faire. Le Parlement doit en conséquence jouer son
rôle. Cest, en outre, un élément de légitimité supplémentaire du Parlement,
auquel échoit cette responsabilité. Cela demande beaucoup de changements.
Notre groupe, qui rassemble toutes les formations de lAssemblée, travaille
depuis quelques semaines, et pour quelques semaines encore, sur cette question.
Nous souhaiterions un exposé fondé sur votre expérience et vos réflexions. Nous
vous soumettrons ensuite à la question !
Nous vous remercions infiniment davoir pris de votre temps pour répondre à
notre invitation.
M. Jean ARTHUIS : Je voudrais tout dabord saluer votre initiative. Nous
sommes au coeur dune réflexion fondamentale et en situation, je le pense, de nous
donner les instruments dune réforme de lEtat.
Je voudrais vous proposer quelques constats a priori.
Tout dabord, il y a peu dactes politiques qui naient pas une
incidence budgétaire. Force est de reconnaître que les instruments de reddition de
comptes sont sommaires et souvent totalement archaïques.
Deuxième constat : on a beaucoup de mal à connaître la réalité de la dépense
publique, sinon à travers quelques grandes masses, et la comptabilité publique
appréhende pour lessentiel des flux.
Troisième constat : au sein de la sphère publique, au sein de lEtat, on est peu
disposé à répondre à une question élémentaire : " Combien cela coûte
? ". Lopacité ambiante arrange tout le monde. Sans doute, convient-il
dopérer une vraie rupture.
Quatrième constat : les contrôles de lefficacité de la dépense publique
seffectuent nécessairement a posteriori et le Parlement nest pas le
mieux armé pour mener à bien cette mission. Jajoute que les sources
dinformation sont uniques ; cest en général par le Cabinet des ministres que
transite linformation et ceci est sans nul doute un vrai problème.
Enfin, les Etats prennent conscience aujourdhui quils sont en concurrence
au plan européen et au plan international, quune telle concurrence pèsera
lourdement sur lévolution de la fiscalité et quà défaut de nous ajuster,
nous nous exposerons, chaque jour un peu plus, à des risques de délocalisations qui ne
seront que la conséquence dune optimisation fiscale par nombre dopérateurs
économiques. Je crois quil faut mettre un terme à lEtat mensonger et nous
donner les moyens de la transparence.
Il y a bien sûr la Cour des comptes. Japprécie les évolutions et les mutations
auxquelles elle procède depuis quelques trimestres. Il y a le Comité central
denquête sur le coût et le rendement des services publics. Tout cela est bel et
bon, mais on nen fait pas un usage très substantiel. Enfin, il y a, vous
lavez dit, monsieur le Président, le Parlement. Cest naturellement la
fonction du Parlement que de contrôler laction du Gouvernement et des
administrations publiques. Bien sûr, lacte législatif est fort, mais, pour
lessentiel, cest le Gouvernement qui légifère. En revanche, en matière de
contrôle, le Parlement sest vu confier un rôle institutionnel absolument
irremplaçable. Je crois que lEtat souffre dun déficit de transparence, mais
aussi dun déficit de contrôle. Il y eut un grand projet dOffice
parlementaire dévaluation des politiques publiques, qui sest trouvé
rapidement confronté au corporatisme des assemblées parlementaires et des commissions
permanentes, notamment des finances. Je ne crois pas que lon puisse dire que cette
initiative a produit des fruits à la hauteur des espérances de ses concepteurs !
Je voudrais vous soumettre quatre propositions.
Première proposition : prendre les moyens deffectuer des évaluations a
priori et généraliser les études dimpact. Je voudrais rappeler que, dans des
circulaires de novembre 1995 et de mars 1996, on avait voulu généraliser les études
dimpact pour permettre au Parlement, comme au Gouvernement, de légiférer et de
réglementer à bon escient, en éclairant, mieux quelles ne le sont actuellement,
la portée et les incidences des projets soumis.
En novembre 1996, le Premier ministre avait demandé une évaluation au Conseil
dEtat sur la procédure des études dimpact accompagnant les projets de loi et
de décret. On sest aperçu à lépoque que létude dimpact
navait été effectuée que dans moins dun cas sur dix : cest dire
que ces principes ne sont pas entrés dans notre culture.
Deuxième proposition : assurer et améliorer linformation financière et
budgétaire mise à la disposition du Parlement, comme des acteurs de la Nation et de
lensemble de nos citoyens. La Déclaration des droits de lhomme et du citoyen
a bien prévu que tout agent public doit rendre compte de son administration. Or,
lordonnance du 2 janvier 1959 a encadré le budget dans des conditions telles
quil est parfaitement illisible. Lorsque le Gouvernement dépose sur le bureau des
Assemblées le projet de loi de finances, quelques pages préparées par le ministre
lui-même vont inspirer lopinion publique et tous les commentaires. Mais nous ne
sommes pas véritablement en mesure dexprimer une opinion sur la situation des
finances publiques.
Javais essayé, au printemps 1996, lors dun débat dorientation
budgétaire, de présenter le budget de lEtat comme on présente le budget
dune commune ou dune collectivité territoriale, en distinguant les dépenses
et recettes de fonctionnement de celles dinvestissement. Je souhaite, pour ma part,
que lon persévère dans cette voie et quensuite on analyse et commente toutes
les rubriques. Cest, à mon avis, la seule façon de faire prendre conscience à nos
compatriotes de lurgence et de la nécessité des réformes à engager, faute de
quoi se perpétuera limpression générale que tout va bien ainsi, que lon en
a vu dautres et que lon peut persévérer dans cet aveuglement. Se fait donc
jour la nécessité dune présentation lisible et sincère, dont la Cour des comptes
devrait se porter garante. Elle intervient sur les documents a posteriori, ce que
je comprends ; il serait intéressant quelle puisse, sur un projet de budget,
exprimer une opinion sur la vraisemblance et la sincérité de sa présentation.
Troisième proposition qui découle de la précédente : il faut mettre en chantier la
réforme de lordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de
finances. Il faut instituer cette exigence de présentation du budget en termes de
" fonctionnement-investissement " et, sans doute aussi,
sorienter vers une prohibition du déficit de fonctionnement. On le perçoit au
travers des budgets actuels. Pour équilibrer la loi de finances, on continue à financer
par emprunt des dépenses de fonctionnement. Pas un seul centime nest destiné à
rembourser les emprunts antérieurs qui viennent à échéance et la dette ne cesse de
progresser.
Quatrième proposition : définir une méthode daudit des services de
ladministration publique et pérenniser un véritable bilan patrimonial de
lEtat. Nous navons pas de situation patrimoniale. Nous connaissons quelque
peine à évaluer les actifs de lEtat. Quant à la dette publique, je noserais
garantir la sincérité des comptes qui nous sont présentés. Puisquil sagit
de flux, où sont les dettes latentes ? Dans le cadre des pratiques exercées ces vingt
dernières années, il est arrivé bien souvent que le Gouvernement engage les finances
publiques sans en référer au Parlement. Cela sest vérifié à plusieurs reprises.
Je ne crois pas que lon puisse persévérer ainsi. On ne sait pas répondre à la
question " combien coûte le fonctionnement dun bureau, le fonctionnement
dun service ? ". Et je nous soupçonne de ne pas vouloir connaître
ces dépenses, car nombre de réformes seraient instantanées si on savait répondre à
cette question. Lorsque des collaborateurs sont mis à disposition entre deux services de
lEtat, il ny a pas de refacturation. Je prends lexemple de
lInstitut des hautes études de la défense nationale. Jai quelques scrupules
à le faire, car jai beaucoup dattachement pour cette institution. Jen
ai été auditeur en 1990. Et quand je suis revenu au Sénat, et a fortiori
Rapporteur général du budget, le général, directeur de lInstitut, ma
demandé de venir abonder les besoins de lInstitut. Lorsquon lit le bleu
budgétaire du Premier ministre, les besoins sétablissent à cinq millions de
francs, mais ils ne traduisent pas le coût réel de lInstitut, faute de tenir
compte des salaires et des charges sociales de lencadrement de lInstitut, des
charges afférentes aux locaux mis à disposition de lInstitut par lEcole
militaire... Si lon prenait le temps dévaluer le coût de lInstitut, on
sapercevrait quil représente peut-être dix fois la somme inscrite dans la
loi de finances. Cest là un exemple parmi dautres, que lon pourrait
multiplier.
Nous ne disposons pas des instruments nécessaires. Je pense à ces annonces que
lon fait lorsque lon veut sattaquer au train de vie de lEtat.
Cest dun effet puissant auprès de lopinion publique, mais cela ne va
jamais très loin. Au reste, ce nest pas là que sont les principales économies
potentielles. Je pense à lexemple de la suppression du GLAM, voici trois ans. Cela
apparaissait comme une économie extraordinaire. Immédiatement, les ministres reçurent
les propositions de compagnies privées dont les facturations étaient moins élevées que
celles exigées par le ministère de la Défense. Mais, dites-moi quel était
lavantage pour lEtat, car, si le GLAM coûtait cher aux autres ministères, il
apportait beaucoup dargent à celui de la Défense. On ne consolide pas les
dépenses au sein de lEtat. Chacun se comporte comme sil était lEtat à
lui seul. Il faut mettre un terme à ces méthodes. Le GLAM ne coûtait pratiquement que
le prix du carburant.
Je pense aussi au secteur des entreprises. Jai cru pendant longtemps que les
entreprises publiques étaient contrôlées par lEtat et que celui-ci avait imposé
des redditions de comptes normées, avec des méthodes très homogènes. Loccasion
ma été offerte de constater que chacun se débrouillait comme il le pouvait et
que, bien souvent, les comptes étaient arrêtés sous contrainte, pour sauver les
apparences. Nous avions recours à tous les instruments possibles de la cosmétique.
Jai fait consolider les comptes des entreprises, ainsi que lavait demandé
le Parlement dans une disposition dun DDOEF de 1994. Ces comptes nont jamais
été publiés. Et lorsque jai fait procéder à cet exercice en tant que ministre
de léconomie et des finances, ceux qui ont participé à cette mission mont
fait observer que nombre dentreprises publiques ne constatent pas leur dette de
retraite. On la bien vu quand France Télécom a changé de statut et quil a
fallu constater une dette de 155 milliards de francs correspondant aux droits à pensions.
Si donc nous voulons avancer et engager des réformes avec réalisme, il faut aussi
prendre le temps de définir des méthodes dévaluation et des règles de
présentation des comptes publics. Un certain nombre de grands Etats sont engagés dans
cette voie. Lorsque M. Camdessus et le Fonds monétaire international se sont trouvés
dans lembarras du fait de la survenance dune crise monétaire et financière
en Asie, peut-être ont-ils été victimes des aléas qui caractérisent la présentation
des comptes des grandes institutions publiques. Il y a nécessité à réformer ces
pratiques, à sortir dune forme dillusionnisme qui a pu satisfaire beaucoup
dacteurs publics, mais qui risque aujourdhui daltérer singulièrement
les marges de manoeuvre de lEtat. Le Parlement trouve ici lune des voies les
plus larges pour asseoir son autorité et reprendre toute sa place dans nos institutions
démocratiques. Un champ daction soffre à nous, mais il nous importe
den assumer toute la responsabilité et daller vers une plus grande autonomie
dexpertise. Il me paraît inconvenant de dépendre à ce point des sources
dinformations uniques qui transitent par les cabinets ministériels. Je ne mets
nullement en cause leur éthique, ni leur sincérité, mais il me paraît très important
que le Parlement puisse disposer dune véritable autonomie dexpertise.
Voilà, monsieur le Président, messieurs les députés, les quelques observations que
je souhaitais faire.
M. le Président : Je vous remercie.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances :
Monsieur le ministre, vous êtes un homme à lexpérience très utile pour nous,
puisque vous avez été Rapporteur général de la Commission des finances du Sénat, puis
ministre.
Je voudrais vous poser quelques questions et avoir votre sentiment.
En qualité de Rapporteur général, vous avez certainement eu le sentiment de ne pas
avoir toujours les moyens de disposer des éléments de contrôle. Vous avez été
ministre : comment avez-vous vécu le contrôle parlementaire ? Quelles sont les
initiatives que vous vous êtes efforcé de prendre pour faciliter ce contrôle
parlementaire ? Vous avez évoqué la réforme budgétaire et comptable que vous avez
souhaité lancer en 1996. Cest une réforme qui pouvait être intéressante.
Pouvez-vous revenir sur les fondements de la réforme et les raisons de son échec dès
lors quil ne lui a pas été donné suite ?
Vous avez également évoqué lordonnance de 1959 et la nécessité de la
modifier. Nous partageons en grande partie ce sentiment. Quelles sont les principales
modifications que vous suggérez, à la fois dans la présentation budgétaire et
comptable, mais également dans la partie relative aux moyens de contrôle du Parlement,
sachant que lordonnance en a " rajouté " par rapport à la
Constitution de 1958, qui a déjà rationalisé le régime parlementaire de façon que le
Parlement dispose de peu de moyens face au Gouvernement ?
Vous avez évoqué lOffice parlementaire dévaluation des politiques
publiques. Pensez-vous quil sagisse dun outil suffisant pour que le
Parlement bénéficie dune plus grande autonomie dexpertise ? Ne pensez-vous
pas que nous avons créé un instrument supplémentaire de peu defficacité, dès
lors quil suffirait que les commissions des finances de chacune des assemblées
fassent preuve de davantage de volonté pour initier un certain nombre détudes
traduisant leur volonté dautonomie par rapport aux sources dinformation qui
sont lexclusivité du Gouvernement ?
M. le Président : Sur ce point, le sentiment de beaucoup dentre
nous est, non pas de se prononcer sur lintérêt de ces offices, mais de constater
les choses. Dune part, il y a un peu double emploi avec les commissions : si
celles-ci font leur travail, à quoi sert lOffice ? Et même si lidée était
intéressante au départ, le bicamérisme de lorganisation ne facilite pas les
choses. Je ne veux pas anticiper sur nos conclusions, mais beaucoup dentre nous
pensent que cest sans doute au sein des commissions des finances quil faut
avancer sans se poser de problèmes.
M. Jean ARTHUIS : " Le Rapporteur général du Sénat avait-il le
sentiment de disposer de la force nécessaire pour conduire des actions
significatives ? " Franchement, non. Nous avons besoin de renforcer nos
moyens. Je disposais au Sénat dun administrateur qui couvrait tout le secteur du
Trésor, à lépoque où ce dernier avait en charge ce que jai appelé
" lEtat actionnaire ".
Tout administrateur qui ferait preuve, oserais-je dire, dindocilité
sexposerait à un tarissement de ses sources dinformation et se retrouverait
dans des situations critiques. Un facteur de régulation aide à polir les relations. Il
faut sortir de ce jeu. Cest lintérêt de la démocratie.
En tant que ministre, quelle attitude ai-je eue par rapport au contrôle ? Jai
souvent entendu des collaborateurs me dire : " Mais si vous les laissez ouvrir une
commission denquête, nous serons mobilisés par cela ". Le contrôle
nest pas en France un acte naturel. Nous sommes dans la situation des chefs
dentreprise français il y a quarante ans lorsque commençaient à saccomplir,
souvent sous la responsabilité de cabinets anglo-saxons, les diligences daudit et
de commissariat aux comptes. Cétait pratiquement porter atteinte à lhonneur
du directeur financier que de lui poser des questions. Il faut, dans la sphère publique,
sortir de cet archaïsme ; nous ne vivons plus dans le capitalisme du XIXème siècle. La
démocratie exige la transparence. Et le plus grand service que lon puisse rendre à
un Gouvernement, cest précisément de conduire des opérations de contrôle.
Cest la meilleure garantie quil puisse y avoir.
Sur la réforme que jai lancée en 1996, je vous dirai que ces actes ne sont pas
les plus gratifiants au plan politique. Ils ne sont pas demblée couronnés
médiatiquement. Ce sont des oeuvres de bénédictins, dont les effets ne
sapprécient que dans la durée. Javais souhaité donner plus de signification
et plus de lisibilité au budget, parce quil ny a pas de démocratie sans
lisibilité, sans transparence et sans contrôle. Je sais que le politique aime
saffranchir de cette vision, que certains qualifient trop facilement de
" comptable ". Mais quelle crédibilité accorder à des faiseurs
dimages, qui deviendraient rapidement des illusionnistes et qui se condamnent à
présenter, selon les circonstances, linformation ? Jai souvenir
quau mois de février 1993, M. Bérégovoy, qui souhaitait " faire
une bonne manière " aux chefs dentreprise, avait décidé de rendre
possible la récupération dune fraction de la TVA. M. Bérégovoy procéda avec
compréhension et simplicité et invita les contribuables à déduire de leur prochaine
déclaration dimpôt le crédit de TVA. Conséquence : le déficit budgétaire est
altéré de 20 milliards de francs ! Le Gouvernement suivant met un terme à cette
procédure, continue le remboursement, mais fait prendre une photographie quil
" loge " dans les comptes du Trésor. Les sommes en cause ne passeront
jamais en accroissement du déficit. Quil puisse y avoir une telle flexibilité dans
les règles de présentation des comptes publics constitue déjà une interrogation
majeure. Il faut arrêter des principes clairs, les appliquer avec constance, pour donner
de la gestion publique une image fidèle et sincère.
Javais voulu aussi que lEtat se dote dune gestion patrimoniale et
dune comptabilité analytique. Lorsque tel ministère met à disposition de la Cour
des comptes ou de telle autre institution publique des collaborateurs, on opère une
facturation interne pour arrêter le coût de chaque service. Cette approche analytique
nest pas entrée dans les moeurs, ce qui me paraît blâmable. Et ce nest pas
priver les politiques de leurs capacités que de les contraindre à fonder leurs
décisions, leurs options, sur une appréciation plus juste de la réalité. La dette de
lEtat nest pas sincère. Des ministres nont-ils pas engagé des finances
publiques pour gager tel endettement ? Je me souviens dune époque où lUNEDIC
supportait un endettement dune quinzaine de milliards de francs. Un ministre de
lépoque avait délivré une lettre de caution sans que le Parlement ait eu à se
prononcer sur lopportunité de cet engagement. Il faut sortir de cet illusionnisme
et sastreindre au respect de principes. Les Etats aujourdhui entrent en
concurrence. On ne peut poursuivre dans cette voie, qui risque de conduire à
limplosion des finances publiques.
Il en va de même pour la fonction publique. Il ne faut blesser personne, mais
permettre à chacun de se forger une opinion sur la question. Prenons la façon dont on
traite les retraites. Je parle sous le contrôle du Rapporteur général. Dans les
recettes non fiscales du budget de lEtat figurent les prélèvements opérés sur
les salaires des fonctionnaires, représentant environ 22 ou 23 milliards de francs, que
lon déduit chaque mois des salaires versés aux fonctionnaires. On les déduit au
titre de la cotisation du salarié. LEtat étant lassureur vieillesse, il
reprend cette ressource et linscrit en recettes non fiscales, qui viendront alléger
dautant le déficit de lEtat. Je ne pense pas que ce soit une très bonne
manière.
Ces principes, selon moi, devraient transcender les clivages politiques. Nous avons,
majorité et opposition, à rendre compte de la gestion publique et il faudrait que nous
usions au moins de ce langage et de ces principes communs. Nous donnons trop souvent
limpression de confier aux agents de communication la présentation du bilan et des
comptes de résultats. Cela ne peut pas continuer. Je regrette que nous nayons pas
persévéré dans cette voie, et je voudrais vous faire partager ma conviction sur la
nécessité de nous y engager. Jattends que lon publie les comptes consolidés
des entreprises publiques. Est-il normal que la dette des Charbonnages de France, qui ne
cesse de saccumuler et qui, en fin de course, fera lobjet dun
remboursement par lEtat, napparaisse pas, chaque année, pour le
" creusement " des pertes dans le déficit public ?
Pourquoi les pistes de réformes que je défendais nont-elles pas été
poursuivies ? Parce que nous avons changé de Gouvernement et de majorité.
Pour lordonnance de 1959, il faut définir un cadre de présentation des comptes
de lEtat distinguant fonctionnement et investissement. Cest dailleurs
souvent une source de protestation de la part des élus locaux lorsquils prennent
conscience quils sont astreints au respect dun équilibre formel dont
lEtat sexonère. Ils ne comprennent pas que lon puisse présenter avec
autant de laxisme le budget de lEtat.
Donc, principe de présentation en fonctionnement et investissement et, jespère,
obligation de présenter le bilan patrimonial de lEtat, et corrélativement
nécessité de définir quelques grands principes de présentation, de reddition de
comptes.
Quant aux moyens de contrôle, nous disposons dassez bons instruments que nous
utilisons avec modération, excessive à mon avis. Tous les commissaires, membres de la
Commission des finances, ont des prérogatives dinvestigation sur place et sur
pièces sans limite. Je pense quil faut également susciter des commissions,
peut-être pas denquête, parce quelles ont une connotation sulfureuse, mais
des commissions de contrôle, afin de connaître la situation des effectifs dans tel ou
tel ministère. Le Parlement devrait faire justice de ces rumeurs, de ces procès, qui
polluent le débat politique et qui donnent demblée, à tout avis formulé, une
connotation partisane, passionnelle.
Sur lOffice parlementaire, je narrive pas à croire que cest un
succès. Ce que nous avons fait là est dérisoire. Je nexclus pas quil y ait
eu de la part des commissions des finances, de lAssemblée et du Sénat, une sorte
dincompréhension, alliée à un réflexe un peu corporatiste, au prétexte
quon les priverait de leurs prérogatives. Un tel organisme, issu des deux
assemblées, est très difficile à faire fonctionner. Telle était votre remarque,
monsieur le Président. Pour peu que les majorités diffèrent, cela complique le
consensus sur le programme de travail. Cette lourdeur dans la définition du programme ne
me paraît pas compatible avec lobjectif recherché.
Javais imaginé un moment que le Commissariat général du plan, qui tarde à se
retrouver une vocation, pourrait devenir un office dévaluation à la disposition du
Parlement, des deux assemblées, en partant de lidée quil peut conduire avec
objectivité des enquêtes et des évaluations sur la base de méthodes scientifiques,
quon peut le sortir dune présomption desprit partisan, un peu comme le
CBO américain, qui nhésite pas à mettre en pièces, sur la base de son expertise,
le projet de budget que dépose le Président américain. Sans doute un organisme sans
complaisance et sans a priori serait-il utile pour éclairer cet exercice,
préparé avec beaucoup dhabileté par les services du ministère de
léconomie et des finances. Il serait bon aussi que nous puissions accéder à des
rapports de contrôle. Je pense au GAA américain, qui procède en permanence à des
audits et qui met les rapports à la disposition du Parlement.
Dans tous les ministères de notre République, il existe des corps de contrôle,
dinspection ; toutefois, ils procèdent par autocontrôle et concluent souvent
par autosatisfaction. Les rapports sont remis au Ministre ; cela ne va pas plus loin et
des formes de pudeur les privent de toute leur portée. Il sagit bien souvent de
justifier a posteriori ce qui a été entrepris, sans aucun souci
dobjectivité. Sortons de cette culture, car elle est coûteuse, ruine lEtat
et nest plus admise par les citoyens.
Monsieur le Président, vous vous êtes interrogé sur le possible double emploi des
offices dévaluation et des commissions. Le risque est réel. Il faut se poser la
question de savoir sil convient de persévérer dans cette direction. En tout cas,
pour linstant, je constate que cela ne marche pas. Quant à nos assemblées, elles
doivent avoir plus dautonomie dans la critique des documents budgétaires. Une
soumission existe et tout le monde se nourrit à la même source. Cest vrai pour le
Parlement comme pour ceux qui vont commenter lactualité. Cela me paraît grave. Il
est essentiel que le Parlement acquière son autonomie dexpertise. A cet égard, je
lisais dans les décisions du Conseil des ministres du 18 novembre que le ministre de la
fonction publique, de la réforme de lEtat et de la décentralisation a présenté
un décret relatif à la création dun Conseil national dévaluation des
politiques publiques. Cest une façon de mesurer le fossé qui sest creusé
entre la pratique et ce quil faudrait faire, de mon point de vue, car, encore une
fois, cest le Gouvernement qui se dote de ses propres outils dévaluation ;
doù auto-évaluation, autosatisfaction, auto-justification. Les risques sont
considérables. Le Parlement doit être vigilant.
Monsieur Migaud, vous mavez interpellé en tant que Rapporteur général du
budget. Cest vrai que la Cour des comptes a indiqué à plusieurs reprises que se
creusait un trou entre ce que les clients de la Poste déposaient sur leurs comptes et ce
que le Trésor recevait. Je men suis voulu a posteriori de ne pas avoir pu
conduire une commission denquête sur ce secteur, car il a fallu constater dans la
loi de règlement de 1995 que 18,1 milliards de francs sétaient évaporés et
quau surplus le Trésor public rémunérait ces comptes, non sur la somme déposée
au Trésor public, mais sur la somme déposée par les clients de la Poste, engendrant
ainsi une subvention au profit de la Poste tout à fait illégitime. Cela illustre tout ce
quil faut faire. Sans doute aurez-vous loccasion, lors de la deuxième lecture
de la loi de règlement, de revoir cette question. Nous nous sommes permis de vous la
renvoyer depuis le Sénat !
M. le Président : Vous avez procédé à une distinction
fonctionnement-investissement. Bien sûr, il faut savoir très précisément ce que
lon range sous chacun des chapitres, notamment la question des amortissements.
Par une telle présentation, savez-vous où nous nous situons par rapport à
léquilibre ?
M. Jean ARTHUIS : Pour le budget 1999, cela reviendrait à 69 milliards de
francs de déficit au titre du fonctionnement. Cest dire que lon emprunterait
cette somme en 1999.
M. le Président : En intégrant les amortissements ?
M. Jean ARTHUIS : Si jajoute les amortissements, il faut compter 150 à 200
milliards de francs supplémentaires. Nous percevons la marge à comprimer.
Nous entrons dans une période où lEtat aura de plus en plus de mal à recouvrer
ses recettes fiscales, tant la mondialisation suscite de
" lévaporation ". On peut
" communautariser " les fichiers fiscaux et ceux de la Sécurité
sociale et obtenir ainsi deux ou trois milliards. Mais on est bien loin de
lobjectif. Il ne sagit pas dinquiéter nos compatriotes, mais de se
préparer sereinement à faire face à ces défis. Aujourdhui, on se réjouit
dune performance qui consiste à ramener à 237 milliards de francs le déficit
prévisionnel pour 1999 ; la dette naugmentera donc que de 237 milliards ! Mais
on sait que les 282 milliards demprunts antérieurs qui viennent à échéance ne
pourront être remboursés quen empruntant léquivalent. Cest
merveilleux pour le marché des OAT et des titres du Trésor, mais cest
préoccupant.
M. le Président : La parole est à M. Bonrepaux, Président de la Commission des
finances.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Monsieur le
ministre, vous avez souligné avec réalisme la dépendance, que je considère totale, du
Parlement aux informations du ministère et à toutes les demandes de simulation.
En définitive, cest toujours le ministère qui nous les livre. Je me suis
toujours demandé dans quelle mesure les informations étaient fiables et, par exemple,
dans quelle mesure les réponses aux questionnaires correspondaient aux véritables
attentes des commissaires.
Tous les Présidents des commissions des finances déclarent que la loi confère aux
rapporteurs spéciaux des moyens illimités de contrôle sur pièces et sur place. Cela
dit, on se rend compte que le rapporteur spécial travaille souvent seul, assisté
dun administrateur, pour contrôler une administration dont il ne connaît pas tous
les détours. Comment pourrait-on améliorer le travail du Rapporteur général et de
quels moyens devrait-on doter les rapporteurs spéciaux ? Comment envisagez-vous un réel
contrôle de la Commission des finances et des rapporteurs spéciaux sur lensemble
des services ?
On peut se demander si lOffice joue le rôle que lon attendait de lui. Ne
serait-il pas nécessaire que les commissions des finances disposent elles-mêmes des
moyens dexpertise ? Comment envisageriez-vous leur mise en place ? En particulier,
faut-il que la Commission des finances se dote de moyens de simulations permettant de
répondre immédiatement aux préoccupations des députés, notamment celles que peut
avoir le Rapporteur général lorsquil doit présenter des propositions et que,
livré à la dépendance du Gouvernement, il est obligé de le solliciter pour obtenir
simulations et évaluations ?
M. Jean ARTHUIS : Le rituel du questionnaire devient dérisoire. La relation entre
le Gouvernement et le Parlement est une relation commode, parfaitement normée. On envoie
son questionnaire, auquel il est répondu selon le rituel convenu. Puis, la discussion sur
le projet de loi de finances commence et on coupe tout cela en petits morceaux. Pour le
Gouvernement, la discussion de la loi de finances relève quasiment du pilotage
automatique ; cest un rituel, mais lon ne peut pas dire quil
sy passe grand-chose. Il faudrait accepter de contrôler autrement. Plutôt que
détudier la dépense publique ministère par ministère, il conviendrait de
contrôler la masse salariale et les dépenses qui sy rattachent, donc
dappréhender le dossier dans sa globalité, et rompre avec les approches
pratiquées jusquà maintenant. Où sont les collaborateurs ? Que
font-ils ? Comment gère-t-on les carrières ? Comment se refacturent les mises
à disposition ? Je comprends quil faille prévoir de telles conventions, mais,
en ce cas, que cela apparaisse comme des subventions.
Comment contrôler en labsence de normes de présentation ? Vous êtes
confrontés à une masse de documents qui ne sont pas lisibles. Que faire ? Vous êtes
battus davance. Cest en cela que lordonnance de 1959 doit être remise
en chantier pour prévoir un traitement de linformation compréhensible et lisible
par tous. Les contrôles seront ensuite possibles. Pour lheure, la comptabilité
publique est totalement archaïque, avec des modes de présentation qui le sont tout
autant. Il faut tout dabord redéfinir les règles de présentation et les
modalités denregistrement. Comment effectuer un audit lorsque lon ne dispose
pas dun état du patrimoine ? Jai constaté, par exemple, que des sociétés
dassurances très proches du commerce extérieur, pour la partie
" garantie par lEtat ", utilisaient des modalités assez
frustres dappréciation du risque assurantiel. Javais donné instruction,
lorsque jétais au ministère de léconomie, pour que lon sorte de cet
archaïsme. Lorsque lon examine les flux, on ne voit pas tout. Où apparaît, par
exemple, le déficit potentiel du Crédit Lyonnais ? Nulle part ! Où apparaît
lengagement de lEtat sur les dettes de la SNCF ? Jajoute que la
SNCF est apparue comme un étonnant modèle dingénierie financière, puisque
lon a réussi à faire disparaître une partie des dettes ! Il faut prendre toute la
mesure de ce qui a été fait en matière de finances publiques ! Prenons le cas du
refinancement des entreprises publiques en 1991-1992, avec des TSDI que lon
" repackageait " aux Iles Caïmans et que le Parlement a dû
légaliser !
Ayons donc des données plus claires, pour être en mesure dexercer des
diligences de contrôle. La collaboration dont nous disposons au sein des commissions des
finances doit être renforcée, mais cela ne suffira pas. Il faudra certainement recourir
à des experts extérieurs sur des missions ciblées pour les mener à bien. La Cour des
comptes pourrait également jouer un plus grand rôle. En tant que ministre, jai eu
quelques contacts avec Pierre Joxe. Il mest apparu que lorientation quil
prenait était la bonne de ce point de vue. Il faut lencourager à poursuivre, en
veillant à ce que les magistrats de la Cour soient encore plus indépendants de
laction des administrations publiques et du Gouvernement, en limitant les
va-et-vient entre la Cour et les instances où lon conduit la politique. Cest
une question de déontologie.
Ayons donc recours à des concours extérieurs et à des outils de simulation. Dans nos
assemblées respectives, il convient de renforcer nos moyens. Le Président Poncelet a
déclaré, à la tribune du Sénat, quil voulait donner de lautonomie
dexpertise au Sénat, ce dont je me réjouis. Il sagit maintenant de traduire
cette détermination dans les actes.
La pratique du contrôle devra être développée. Les administrations sont si peu
prêtes à subir le contrôle que cela reste un échange de bonnes manières. Il ne
sagit pas de faire preuve de brutalité, mais dassumer les prérogatives de
contrôle que donnent au Parlement nos lois et nos lois organiques.
M. le Président : La parole est à M. Auberger.
M. Philippe AUBERGER : Je constate que le Sénat vient de faire preuve
dinnovation, puisque je crois que cest la première fois quune loi de
règlement est renvoyée en deuxième lecture par le Sénat devant lAssemblée, sur
un point très particulier, à linstant signalé par M. Arthuis. Cest une
première !
Lun des points essentiels du contrôle de la dépense publique réside dans la
continuité. Ce ne peut être un contrôle ponctuel et annuel. Il faut que lexercice
soit répété plusieurs années de suite pour parvenir à des résultats. Cela nest
possible que si lon se place dans le cadre dune programmation pluriannuelle de
lévolution des finances publiques. LAllemagne, en la matière, a été
précurseur ; cela fait trente ans quelle pratique cet exercice de programmation
avec un certain succès. La France a engagé différentes tentatives demeurées pour
lheure peu probantes. Pourquoi ces échecs ? Dans la perspective dune
modification de lordonnance de 1959, quelles dispositions faudrait-il prévoir pour
ne pas les renouveler ?
M. le Président : La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Jai retenu la suggestion portant sur les corps
dinspection, qui procèdent à de lautocontrôle. Dans la mesure où résident
beaucoup de matières grises dans les corps dinspection, hélas ! Sous-utilisés par
lEtat, ne serait-il pas envisageable, pour aider les rapporteurs, quune partie
des corps dinspection soit mise au service du Parlement ? Lexpérience montre
quun rapporteur doit être héroïque pour travailler au fond. Je me souviens du
rapport sur lAFPA qui révélait des marges de productivité et
la difficulté du rapporteur, malgré le soutien, mais limité parce que peu nombreux, des
administrateurs. Sans augmenter la dépense, il y a là une marge.
Je me demande si la mission daudit et dévaluation de la politique publique
ne pourrait pas être liée davantage aux phénomènes médiatiques actuels. Je prends
deux exemples : la grève future de lOpéra, comme celle actuelle du musée
dOrsay. Quand on voit que le succès de lexposition Van Gogh suggère chez les
agents des demandes de primes supplémentaires de 1.500 francs, que se passera-t-il
lorsque les expositions nemporteront aucun succès ? Lattente médiatique
dinformation est telle, pour éclairer lopinion publique, que je me demande,
sur ce sujet comme sur lautre en ce qui concerne la police, la radio a
indiqué que cest la France qui a le plus de postes de sécurité alors que son
efficacité est limitée, de même que les horaires , si nous ne devrions pas coller
davantage à lactualité médiatique, afin den faire un levier de
laction ? Telle est la réflexion que je propose.
M. Jean ARTHUIS : Je remercie M. Auberger de souligner cette première sur le
renvoi dune loi de règlement.
La question a été soulevée par Yves Fréville, pour dénoncer, en effet, le fait que
lEtat rémunère des dépôts (de La Poste) dont il ne bénéficie pas, situation
tout à fait singulière. Le diable est vraiment dans les détails, mais il faut dénoncer
ces pratiques irrégulières. Et cest parce que les acteurs publics auront
conscience que le Parlement remplit cette mission que les comportements changeront tout
naturellement. Telle est ma conviction profonde. Jen ai été le témoin dans les
entreprises.
Sur la programmation pluriannuelle, il faut sy préparer. Dans le passé, combien
de gouvernements ont été à loeuvre pour soumettre au Parlement des lois
pluriannuelles, sur la justice, la programmation militaire, la police...Tout le monde fait
sa loi pluriannuelle, mais personne ne prend le temps dadditionner ces différentes
lois pluriannuelles et on nose surtout pas le faire, car si lon y procédait
on arriverait au constat immédiat que lon na aucune chance de pouvoir les
mettre en oeuvre. Sortons donc de ces moments ludiques - et assez exaltants - et
astreignons-nous à des démarches plus réalistes !
Pour le reste, en effet, les contrôles doivent se réaliser en permanence et pas
uniquement au cours de la période budgétaire, présentation historiquement datée.
A Pierre Méhaignerie, je répondrai quil conviendrait certainement de
sinterroger sur lutilité des corps dinspection. Je ne doute pas que
lon y nomme les meilleurs talents et ce, en fonction de leur potentiel
professionnel. Je ne suis pas certain que ce potentiel soit mis à contribution comme il
le faudrait, dautant quils y sont nommés en fin de carrière.
Au sujet de corporatismes abusifs qui prennent en otage les usagers ou les visiteurs,
je souligne linhibition qui existe. Souvenez-vous de lautomne 1995. Il a suffi
que notre Gouvernement proclame son intention de tenter dévaluer les financements
des régimes spéciaux de retraite il ne sagissait pas de décider, mais
dévaluer et dy voir clair pour que se déclenchent
instantanément des mouvements de protestations. Vous avez là la mesure de notre
résistance à la transparence. Et notre devoir, parce que nous sommes en démocratie,
consiste précisément à éclairer. Il faut de la transparence, du contrôle et de la
responsabilité. Cest en ce sens que le Parlement a une chance historique de
remettre lEtat sur les rails et de ladapter aux défis du
XXIème siècle. Telle est ma conviction profonde. Une autre culture naîtra alors
et, probablement, susciterons-nous autour de nous les échos qui permettront à
lopinion publique de ne plus se laisser endormir par une musique dambiance,
car nous sommes bien entrés dans une " politique dambiance ".
Cette accumulation dinhibitions et de conventions crée des injustices
insupportables.
M. le Président : La parole est à M. Suchod.
M. Michel SUCHOD : Monsieur le ministre, jai été très intéressé par ce
que vous nous avez dit des évaluations a priori et des études dimpact. Tout
Parlementaire qui a voulu déposer un nouveau texte sait que ce quon lui indique
peut varier du simple au triple, avant détablir des comptes précis sur les
conséquences dune mesure. Par conséquent, qui devrait conduire ces études a
priori, puisquelles sont aujourdhui, quand on les demande, soumises par le
ministère des finances, qui, du reste, est juge et partie ? Bien entendu, dans la
mesure où il lutte contre toute dépense nouvelle, il présente parfois des évaluations
abracadabrantes, contredites, quelques mois plus tard, par dautres évaluations tout
aussi abracadabrantes.
Ma dernière question sera posée sous forme de boutade. Puisque tout ce que vous
proposez bilan patrimonial, refacturation entre services, notamment des mises à
disposition, tenue des comptes " dettes ", jimagine sous forme
de provisions, vient de la comptabilité privée, lorsque vous demandez de modifier
lordonnance de 1959, je me demande si, dans votre esprit, il ne faudrait pas tout
simplement considérer que le plan comptable des entreprises doit être mis en oeuvre
purement et simplement ? Que reste-t-il des règles de la comptabilité publique une fois
procédé aux réformes que vous souhaitez ?
M. le Président : La parole est à M. Baert.
M. Dominique BAERT : Monsieur le ministre, jai, moi aussi, en tant que
rapporteur spécial des entreprises publiques, demandé les comptes consolidés des
entreprises publiques lors de la dernière loi de finances. Ma confidence cest que
je ne les ai pas obtenus davantage !
Vous avez fait allusion à ces comptes consolidés. Au-delà des comptes consolidés de
lensemble du secteur public, qui seraient très intéressants dans une version
patrimoniale, encore faudrait-il obtenir, sur chacune des entreprises, avec une même
consolidation sans doute pour chacune dentre elles, les engagements hors bilan.
Cest essentiellement lélément problématique clef. Puisque vous avez été
ministre et chef de ladministration concernée, chargé de lélaborer, je
souhaiterais connaître les raisons que lon vous a données pour expliquer la
non-élaboration, potentielle ou possible, de ces engagements hors bilan et de la
consolidation des comptes, jusquà présent restés secrets ?
Je rebondis maintenant sur la remarque de Pierre Méhaignerie relative aux inspections.
Sagissant de la plus prestigieuse dentre elles, linspection des
finances, je suis dubitatif et en tout cas interrogatif : comment peut-on estimer avoir de
larges moyens, dès lors que lon organise systématiquement la sortie du corps
au-delà de quatre années cycle retenu et que lon a un corps aussi
prestigieux, normalement composé des meilleurs de lENA qui passent sans y rester ?
Nest-ce pas un moyen de renforcer le dispositif dinspection, et peut-être de
pouvoir y recourir, que de rechercher à ce que ce corps ait un peu plus de densité
quaujourdhui ?
M. le Président : La parole est à M. Fuchs.
M. Gérard FUCHS : Mon unique question complète la première de Dominique Baert.
Je suis daccord avec vous sur le fait que seule la connaissance du coût consolidé
dune action dun service peut permettre son évaluation notamment dans
le temps -. Même en supposant que nous arrivions, au terme de ce groupe de
réflexion, à modifier quelque peu les pratiques des commissaires aux finances et des
rapporteurs spéciaux, à coordonner leur action, à demander à chacun de se focaliser
dans son domaine sur un point précis, il est évident que le partenaire côté
" administration " je ne parle plus des entreprises
publiques , dans 98% des cas, ne sera pas en mesure de répondre à la question
posée ; deuxièmement, nen aura pas forcément envie ! si donc, lon veut
sengager dans cette direction, cela suppose, soit que les gouvernements, quels
quils soient, aient sur eux-mêmes suffisamment dempire pour demander à leurs
administrations de procéder à ce type de calcul ou de présentation ; soit
quune modification plus fondamentale donne au Parlement le droit de demander ce
genre de choses et, par là même, fournisse lobligation à ladministration et
au Gouvernement qui la commande de répondre aux questions ainsi posées.
Puisque vous avez été des deux côtés du miroir, au-delà de la volonté dune
Commission des finances en termes de contrôle sur une action ou un service, en
additionnant lensemble des coûts fonctionnement, investissement et tout ce
qui a été évoqué par les uns et les autres que faut-il comme décision de
contrainte ou de bonne volonté pour que cela puisse se faire ?
M. Jean ARTHUIS : M. Suchod ma interrogé sur qui pourrait entreprendre les
études a priori. Le Parlement, dans la séparation des pouvoirs, doit
être autonome. Par conséquent, il doit se donner les moyens de satisfaire à cette
attente cest une question dorganisation et de volonté. Je suis
persuadé que du budget des assemblées il est possible dextraire les moyens
nécessaires pour y faire face.
Sur lévolution de la comptabilité publique, je pense quelle est restée
figée dans une époque totalement dépassée ! Je prends le cas des collectivités
territoriales qui ont une comptabilité tenue par le Trésor public, alors quelles
tiennent elles-mêmes leur comptabilité. Cette dualité était bien un moyen de
contrôle. Elle est devenue, puisque les sources informatiques sont les mêmes,
duplication inutile. Cette procédure, on le voit bien, date dun autre âge !
Sagissant de lEtat, il faut sapprocher des règles en vigueur dans les
entreprises. La mondialisation nous fait prendre conscience de la vulnérabilité des
Etats. Imaginez que lon ne se donne pas les instruments pour y voir clair dans les
entreprises ! Elles ne survivaient pas à leur aveuglement. On a un temps considéré que
ce nétait pas grave pour les Etats, car ils sont forcément éternels quelle que
soit leur situation. La mondialisation introduit un double choc : les risques
dévaporation de recettes et une obligation dêtre compétitifs. Un devoir est
fait aux gestionnaires publics de se donner les moyens dy voir clair ; au surplus,
cest de largent public et il sagit de rendre compte à nos compatriotes
de lusage que nous faisons des fonds publics. Cest la démocratie qui est en
jeu, une vraie démocratie participative. Il faudra aller, en effet, vers les règles en
vigueur dans les entreprises et ne pas craindre ce mariage étonnant dun secteur
public dentreprises, soumises au droit de la comptabilité des entreprises, qui
vient télescoper le budget de lEtat, resté étranger à lexigence de
transparence. Cest vrai que lEtat na pas de bilan et quil tient
ses comptes en flux de trésorerie. Le compte-rendu peut saccommoder de pratiques
cosmétiques et illusoires.
Monsieur Baert, sur les comptes consolidés, les engagements hors bilan font partie des
comptes consolidés. De la même façon, jaimerais que lEtat présente ses
engagements hors bilan, ne serait-ce que pour faire apparaître les dettes potentielles de
retraite, par exemple.
LInspection des finances est un très grand corps. Lessentiel du parcours
dinspection saccomplit pendant les quatre premières années ; ensuite,
lexpérience acquise porte ses fruits en empruntant des voies diverses. Il arrive
même que lon trouve des responsables de ce corps dans des conseils
dadministration, ce qui ne rend pas facile la compatibilité entre la fonction de
contrôle et la fonction dadministration. On néchappera pas à
lédiction de principes déontologiques rendant incompatibles telle et telle
fonction.
Javoue avoir du mal à me faire une opinion sur larticulation entre ces
différents corps de contrôle. Le Parlement pourrait y réfléchir et conduire une
enquête pour présenter des propositions. Il y a globalement un problème du contrôle.
Nous sommes en démocratie et le contrôle est en suspension.
Monsieur Fuchs, ce que vous évoquez, finalement, traduit lart dêtre
parlementaire ! On est élu, on exulte, on est membre de la Commission des finances
on y voit une consécration extraordinaire , mais on nous apprend que les enjeux, on
les découvre chemin faisant, à la condition de beaucoup sappliquer. Sans doute y
a-t-il à susciter une culture nouvelle dans lart de gouverner, de légiférer et de
contrôler. Tout va très vite et, en politique, le temps dépasse rarement la prochaine
échéance électorale, ce qui complique grandement lexercice et bouleverse
lordre des priorités et de la hiérarchie. Il faut beaucoup de volonté politique.
Jai la conviction que telle est lattente dune grande majorité de nos
compatriotes qui souhaitent quon les considère comme citoyens responsables parce
que, eux aussi, ont besoin dy voir clair.
Je crois quil faut beaucoup de détermination, beaucoup de volonté politique, et
cest la mission du Parlement que dexercer cette pression sur le Gouvernement.
Le Gouvernement mérite la confiance du Parlement dès lors quil est respectueux de
cette exigence.
M. le Président : Je me fais linterprète de tous mes collègues en
vous remerciant. Votre audition a été particulièrement intéressante et a répondu à
nos attentes.
Audition de M. René BARBERYE,
Président du directoire du Centre national des
caisses dépargne et de prévoyance (CENCEP),
Ancien directeur de la comptabilité publique
(extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Jaccueille avec beaucoup
de plaisir M. Barberye, qui a une expérience extrêmement diverse dans le secteur
économique, financier et budgétaire. Comme chacun le sait, il est actuellement
Président du directoire du Centre national des caisses dépargne et de prévoyance.
Dans une " vie antérieure ", il fut administrateur de la Caisse des
dépôts et directeur de la comptabilité publique ; il connaît donc bien notre sujet.
Selon vous, M. Barberye, quelles seraient les mesures à prendre
pour que les dépenses publiques soient plus efficaces en liaison avec un meilleur
contrôle du Parlement et, parallèlement, comment moderniser et améliorer le
fonctionnement de ladministration ?
M. René BARBERYE : Monsieur le Président, Messieurs
les députés, je suis très honoré de contribuer à votre réflexion sur le thème
" Le contrôle parlementaire et lefficacité de la dépense
publique ".
A la suite de M. Fabius, jindique que jai quitté la
direction de la comptabilité publique il y a maintenant presque sept ans et que mes
souvenirs commencent à sestomper ; je ne suis, en outre, pas forcément au fait des
évolutions et des progrès réalisés dans la production des documents et dans
linformation à la fois des pouvoirs publics et du Parlement.
Jarticulerai mon exposé autour de deux idées.
Si des améliorations peuvent être encore apportées en matière
dinformation du Parlement et de son contrôle sur lexécution de la dépense
publique, la situation est tout de même assez bonne. En revanche, le contrôle sur
lefficacité de la dépense publique me semble encore perfectible.
Au cours des dernières années, des progrès extrêmement importants
ont été réalisés en matière de production de documents de qualité. Le Parlement
bénéficie dun suivi quasiment en temps réel de lexécution du budget.
Lorsque jétais directeur, javais lancé la centralisation quotidienne des
opérations, rendue possible grâce aux progrès techniques réalisés en matière
informatique. Il existe des productions mensuelles de très grande qualité et le
Parlement a maintenant un suivi presque en temps réel de lexécution du budget. Le
SROT (situation résumée des opérations du Trésor), qui livre un tableau de bord
exhaustif de lexécution du budget de lEtat, a encore amélioré sa
présentation. Depuis 1995, les situations mensuelles budgétaires sont également de
bonne qualité, de même quexiste une situation mensuelle des dépenses
budgétaires. En ce qui concerne les centralisations de fin dannée, des progrès
très sensibles ont été permis quant aux délais. Au moment où le Parlement examine le
budget de lannée (n + 1), vous êtes en mesure davoir les
résultats de lannée (n-1), ce qui nétait pas le cas auparavant. Cest
dire laccélération des productions qui sest produite. De ce point de vue,
ladministration se trouve dans la situation des entreprises. Il ny a pas
fondamentalement de différences.
Quels sont les moyens permettant daméliorer les résultats ? Ils
forment deux grandes catégories.
Tout dabord, lintroduction de concepts nouveaux en
comptabilité de lEtat et un enrichissement du cadre comptable afin de le rapprocher
de la comptabilité privée simposent. La seconde catégorie porte sur des mesures
relatives aux procédures pour améliorer le fonctionnement des applications et
accélérer lenregistrement des opérations. Je citerai, sans la détailler, la
possibilité de produire des comptes sur la base des droits constatés, afin, en ce
domaine également, de se rapprocher de la comptabilité privée. Cest aussi une
meilleure connaissance du patrimoine, sujet ô combien complexe, tant il est vrai que les
problèmes dévaluation ne sont guère aisés à régler. Cest encore la
rationalisation de larchitecture financière et comptable. Cela a toujours été une
faiblesse. Cela passe enfin par une présentation plus attrayante et des commentaires plus
qualitatifs sur lexécution de la dépense publique.
Les progrès accomplis ces dernières années sont significatifs et il
ne me semble pas, hormis les exemples cités, que beaucoup reste à faire.
Le sujet que vous abordez sur lefficacité de la dépense
publique est autrement redoutable et délicat. Je laborderai avec modestie, car je
nai jamais eu à mettre en oeuvre au cours de mon expérience administrative
antérieure de grandes politiques définies par lEtat, du type " politique
de la ville ". Jai eu à gérer une administration de 60.000 personnes,
avec donc les problèmes de gestion, dorganisation, qui étaient les
nôtres. Cest un peu sur cette base que je livrerai quelques commentaires.
Le problème de lefficacité de la dépense publique peut se
résumer relativement simplement, à savoir : laction entreprise atteint-elle les
objectifs fixés et ny a-t-il pas moyen de les atteindre plus efficacement et à
moindre coût ? Au risque de paraître impertinent et iconoclaste, pour contrôler les
réalisations au niveau des objectifs, encore faut-il que des objectifs soient fixés. Or,
je ne crois pas que ce soit une pratique habituelle dans ladministration.
Jespère ne pas choquer ceux dentre vous qui ont occupé des fonctions
ministérielles, mais il est évident que les ministres sont trop absorbés par la
conduite des problèmes politiques globaux pour dégager le temps nécessaire à la
gestion des différentes directions du ministère. Dans la réalité, il nexige pas
généralement des directions des objectifs affichés et ensuite validés par eux-mêmes.
Le ministre donne des directives sur des objectifs globaux ou fixe des objectifs
lorsquest lancée une politique nouvelle, mais il ny a ni objectifs ni
directives prenant en compte lensemble des missions dune direction. Au cours
de la période pendant laquelle jai été directeur de la comptabilité publique,
les ministres me disaient daméliorer le recouvrement de limpôt, mais jamais
aucun ne ma donné dobjectifs précis et chiffrés. Les objectifs existaient,
mais ils étaient ceux que nous nous étions fixés à nous-mêmes.
Je pense également que la structure des ministères ne facilite pas
forcément la fixation et le suivi des objectifs. Dans les ministères classiques, on
trouve généralement des directions verticales, qui définissent les politiques sous
lautorité du ministre, donnent des directives, et une direction horizontale gérant
les budgets et les personnels. Enfin, à la base, au niveau régional ou départemental,
il existe des services communs qui reçoivent des directives à la fois des directions
horizontales et des directions verticales. Pour prendre un exemple, une direction
départementale du travail et de lemploi reçoit des directives de la délégation
à lemploi, de la direction des relations du travail, de la direction du personnel
et des moyens. Chaque direction livre ses orientations et personne ne fait la synthèse de
ces différents objectifs et surtout personne ne les priorise. Au surplus, il ny a
pas véritablement dallocation des moyens en fonction des priorités fixées. Il en
résulte que, généralement, ce sont les services extérieurs qui procèdent aux
arbitrages en fonction des intérêts ou de la capacité des différents responsables de
service. Un autre élément renforce cette situation : les responsables des services
extérieurs sont généralement appréciés dans des conditions qui relèvent davantage de
lartisanat que dune gestion cohérente et organisée des cadres. Je suis très
frappé pour ce que je puis en savoir, en dehors de certains ministères, sur la façon
dont les cadres supérieurs départementaux sont appréciés et gérés.
La direction de la comptabilité publique, mais aussi la DGI et la
direction des Douanes, bénéficiaient dun système qui, de ce point de vue, était
relativement efficace. Nous avions une délégation budgétaire, cest-à-dire que
nous donnions les directives au Trésorier payeur général en matière de recouvrement de
limpôt, des dépenses publiques et de toutes missions relevant de la comptabilité
publique. Dans la mesure où nous gérions directement le personnel, et aussi
linformatique et les crédits de fonctionnement, nous pouvions leur fixer des
objectifs et, en fonction de ceux-ci, leur déléguer les moyens nécessaires. Si nous
jugions nécessaire de porter leffort dans un Département, nous le demandions au
Trésorier Payeur général, mais nous disposions des moyens de lui accorder des micros
ordinateurs ou du personnel supplémentaire. Une telle gestion se rapprochait de la
gestion dentreprise. Cest là un système que je crois efficace. Il est
parfois reproché de créer des citadelles au sein du ministère des Finances. Il
sagit de citadelles toutes relatives ! Monsieur le
Président, vous avez eu cette expérience en tant que ministre du budget. Je crois que
les directions appliquent les directives lorsque le ministre leur en donne.
Ce que je viens de décrire met en exergue les lacunes du contrôle des
ministres sur lefficacité de la dépense publique. Au niveau du contrôle
parlementaire, le problème relève, me semble-t-il, du même ordre.
Jévoquerai quelques pistes pour améliorer la situation, plutôt
sous langle de la gestion de services, le seul que je connaisse vraiment.
Il faudrait essayer de développer une culture dobjectifs. A ce
titre, des mesures ont déjà été prises. Lorsque jétais à la Comptabilité
publique, M. Valmont, directeur du personnel et des services du ministère de
léquipement, avait entrepris une action extrêmement intéressante en matière de
contrats dobjectifs avec des directions de léquipement. Nous avions quant à
nous monté un projet de service nous fûmes lune des premières
administrations à lengager et essayer de contractualiser les moyens en
fonction des objectifs. A ce titre, nous avions engagé des débats un peu moins
classiques avec la direction du budget, lesquels, du reste, avaient été positifs.
Javais indiqué aux fonctionnaires du budget que les services extérieurs manquaient
de crédits de téléphone. Le volume de crédits de téléphone dune perception
était ridicule, avec pour résultat lincapacité pour les agents dappeler un
contribuable qui ne payait pas ses impôts. Javais donc demandé au budget des
crédits de téléphone, mengageant à améliorer le taux de recouvrement.
Lobjectif fut atteint, ce qui navait rien dexceptionnel, puisque, par
exemple, le Cetelem, en matière de recouvrement des prêts, ne fonctionne quavec le
téléphone et la méthode se révèle extrêmement efficace.
Il faut donc demander aux administrations de se fixer des objectifs
annuels, voire pluriannuels, et, si possible, chiffrés, afin dêtre en mesure
dexercer un réel contrôle. Par ailleurs, il serait intéressant, me semble-t-il,
de leur demander systématiquement des comptes rendus annuels dactivité, permettant
de rapprocher les résultats obtenus des objectifs atteints. Quand je repense a
posteriori à ma situation antérieure, je naurais nullement été choqué que
le rapporteur du budget me convoque pour un rapport annuel ou tous les deux ans sur la
situation du recouvrement. Je me souviens dune époque où nous avions beaucoup de
problèmes sur le mode de recouvrement de la redevance télévision. Avec laccord du
ministre du budget, nous avions suggéré dorganiser une réunion dinformation
avec les députés et sénateurs les plus concernés par le problème. Cette réunion
sest révélée très positive, car tout le monde a mieux compris en quels termes se
posait la problématique de la redevance.
Je suis moins certain sur la façon de procéder. Il me semble
quil faudrait organiser les ministères de telle sorte quils soient
véritablement gérés. Dans certains pays, je pense au Canada, chaque ministre est
flanqué dun secrétaire dEtat en charge de la gestion proprement dite du
ministère. Autre formule, évoquée à plusieurs reprises au ministère des finances : la
présence dun secrétaire général, mais cela suppose quil ait une réelle
autorité sur les directeurs et une délégation du ministre pour procéder à des
arbitrages.
La troisième piste consiste à développer lévaluation des
politiques publiques en posant la question de savoir qui peut participer ou contribuer à
cette évaluation. Il y a les corps de contrôle des différents ministères. Certains
fonctionnent dailleurs bien et procèdent à des rapports astucieux. La Cour des
comptes remplit pour sa part déjà ce rôle. Toutefois, je ne suis pas certain que la
formation et lexpérience de leurs membres les prédisposent à ce type
dexercice.
On peut aussi imaginer faire appel à des cabinets daudits
extérieurs. Cependant, leurs prestations sont onéreuses, sans forcément offrir en
contrepartie une expérience administrative. Mais un mixage des deux permettrait
peut-être de progresser sur la question.
Autre piste : il conviendrait de procéder périodiquement à une revue
des missions des administrations et des moyens alloués. On constate une sorte
denkystage et de superposition des missions sans vérifier si ces missions restent
adéquates. Ne faudrait-il pas les remettre en cause ? On assiste à une extension
continue des dépenses de lEtat. A la fin de ma période détudes
universitaires, jai fait mon service militaire dans le bureau de la promotion
sociale dans les armées. Cétait le début de la mise en place des officiers
conseils. Ce bureau faisait des choses intéressantes et, dans la mesure où ce service se
mettait en place, nous étions plutôt à laise sagissant des crédits. Mon
colonel me disait : " Il ne faut surtout pas perdre des crédits, sinon nous en
aurons moins lannée prochaine ". Et comme nous narrivions pas à
dépenser la totalité de ceux alloués au service, vers le mois doctobre-novembre,
nous réfléchissions à la manière de les consommer rapidement. Pour ce faire, le
colonel commandait des affiches à limprimerie nationale vantant la promotion
sociale dans les armées. Et cest ainsi que nous commandions des palanquées
daffiches. Un jour, le colonel dun régiment avait supplié le commandant
revenant dun contrôle : " Arrêtez denvoyer des affiches ! Il y en
a des pièces pleines ". Cest la caricature de ce qui peut parfois se
passer. Doù la nécessité dune remise à plat régulière des missions comme
des moyens des administrations.
Il serait ensuite utile de sonder les administrés pour leur demander
leur appréciation sur les dispositifs mis en oeuvre et sur lefficacité des
politiques déployées en leur faveur. Cest parfois décapant, y compris pour une
entreprise. Il nous est arrivé davoir des surprises. Nous pensions être très bons
sur une activité ; nous nous sommes aperçus que nous nétions pas si bons que
cela. Lancer des sondages auprès des administrés serait une très bonne chose.
Au cours de mon expérience précédente, des bataillons de personnes
géraient des dizaines de milliers de réclamations sur des problèmes de recouvrement,
quil fallait envoyer aux trésoriers payeurs généraux qui, eux-mêmes, les
transmettaient aux comptables. Linformation remontait ensuite, il convenait alors
détablir des réponses. Doù un travail considérable. Jai demandé
alors de recenser les principales causes de réclamations. On sest aperçu que 70%
des réclamations provenaient de problèmes de changement dadresse liés à la
mensualisation de limpôt. Les problèmes identifiés, nous avons été en mesure de
prendre les dispositions nécessaires. Nous avons ainsi réduit de manière drastique le
nombre des réclamations doù amélioration du service public et
dégagé des moyens.
Enfin, dernière piste, il faudrait promouvoir une gestion des
carrières des responsables administratifs plus exigeante. La gestion des cadres, y
compris des cadres intermédiaires, est trop marquée par lavancement à
lancienneté, qui tient souvent à la pression syndicale. En effet, les syndicats
souhaitent que lancienneté soit prise en compte pour éviter larbitraire,
mais, pour gérer des entités relativement importantes, telle une trésorerie principale
de vingt ou vingt-cinq personnes, il ne suffit pas dêtre techniquement au point, il
faut aussi avoir des qualités de manager, élément insuffisamment pris en compte au
niveau de la sélection.
Voilà quelques pistes de réflexion.
La gestion publique peut progresser. Cela étant, je ne suis pas de
ceux qui se rallient à lopprobre jeté parfois sur la gestion de la fonction
publique. Jai rencontré, notamment dans les services du Trésor, des personnes
dévouées, de qualité, faisant très bien leur travail et beaucoup moins payées, à
niveau comparable de qualification, que les gens du secteur privé.
De même, si ladministration peut sinspirer de la gestion
des entreprises privées, je ne crois pas que lon puisse gérer une administration
comme une entreprise privée, car les besoins et les perspectives sont autres. Avant-hier,
lors dune réunion, le nouveau Président de la BERD, à Londres, me confiait les
déboires économiques et financiers de la Russie et me disait : " Finalement,
lOccident et les institutions financières internationales ont une part de
responsabilité dans ce qui sest produit, car on a trop dit que tout ce qui relevait
du privé était bien et tout ce qui relevait du public était mauvais ". Au
bout du compte, les banques ont été privatisées, pillées par des individus sans
scrupules et sont aujourdhui plus ou moins toutes en état de cessation de paiement.
En contrepartie, lEtat est devenu incapable dexercer les fonctions
régaliennes qui sont les normalement les siennes : la police, larmée le
recouvrement de limpôt et la fiscalité. Il faut trouver un juste équilibre et si
ladministration peut sinspirer de certaines méthodes de gestion privées,
toutes ne sont pas assimilables.
M. le Président : Merci, Monsieur Barberye, de cet
exposé très complet.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des
finances : M. Barberye nous ayant déjà dit beaucoup et suggéré
plusieurs pistes, je me limiterai à la présentation du budget. Vous avez déclaré que
la présentation comptable et le fonctionnement de ladministration ne pouvaient
être complètement calqués sur lentreprise privée. Quelles sont vos suggestions
pour améliorer la lisibilité du budget ? Daucuns évoquent la possibilité de
présenter le budget de lEtat de la même manière que le budget des collectivités
locales avec linvestissement et le fonctionnement. Compte tenu de votre expérience
dancien directeur de la comptabilité publique, auriez-vous des propositions
précises sur la présentation du budget pour en améliorer sa lisibilité ?
Sur le contrôle par ladministration de son propre
fonctionnement, que lon peut appeler " lautocontrôle ",
pensez-vous que des améliorations pourraient être apportées ? Y a-t-il, selon vous, des
propositions pour modifier le fonctionnement des corps dinspection dans chacun des
ministères et pensez-vous que les rapports de ces inspecteurs doivent davantage être
rendus publics ?
M. le Président : La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre Méhaignerie : Vos propos, Monsieur le
Président, sur la qualité des hommes dans ladministration, nous les partageons
très largement. Mais pensez-vous que les structures qui les portent permettent vraiment
de récompenser les efforts et de sanctionner les gaspillages et les laisser-aller ?
M. René Barberye : Sur une présentation du budget de
lEtat sous la forme " Investissement-Fonctionnement ", je
nai pas réfléchi à la façon daméliorer les choses. Jai évoqué la
prise en compte du patrimoine, problème qui sétait posé lors de la réforme de la
comptabilité des collectivités locales ; le problème était plus simple que pour
lEtat, on peut néanmoins progresser de ce point de vue. Cela doit être possible
dès lors quon le décide.
En ce qui concerne les corps de contrôle, je me référerai à mon
passé. Deux corps de contrôle interviennent, linspection des finances et la Cour
des comptes. Au niveau des corps de contrôle, sans doute trop de personnes passent-elles
leur carrière à la Cour des comptes sans être allées à lextérieur. Ce
nest vrai que partiellement, parce quune partie des fonctionnaires de la Cour
des comptes a une expérience externe. Mais les personnes de lextérieur ayant une
expérience autre sont en nombre insuffisant. Les rapports étaient souvent un peu
formels. Je pense préférable de disposer dune expérience de gestion pour
apprécier les qualités de gestion dun service. Le mixage est plus important à
lInspection des finances. Il y avait souvent des jeunes sous la responsabilité
dun inspecteur général qui, en règle générale, avait eu une expérience
extérieure. Pour les corps des autres ministères, les inspections générales sont
souvent assez mélangées, formées à la fois de personnes ayant commencé leur vie
administrative dans les inspections générales et dautres venues postérieurement.
Les expériences sont plus mixées. Il nen reste pas moins que lintervention
des corps de contrôle est insuffisante pour créer une véritable culture
dobjectifs dans les administrations. Il faudrait systématiquement les obliger à
définir leurs objectifs chiffrés et à rendre compte de la façon dont ils ont
progressé.
Jen viens à la question de M. Méhaignerie sur la sanction.
Je pense que ce que vous évoquiez a plutôt trait aux entreprises publiques quà
ladministration. Je nai pas dexpérience de personnes qui se soient
comportées de manière épouvantable. Cela étant, sans envisager des malversations ou
des incapacités de gestion, je crois quà certains niveaux, compte tenu de
lavancement dans ladministration je disais que lancienneté
comptait pour une part importante des responsables ne sont pas au niveau. Il
sagit davantage de cela.
M. le Président : Monsieur Barberye, merci
beaucoup.
Audition de M. Pierre JOXE,
Premier président de la Cour des comptes
(extrait du procès-verbal de la séance du 24 novembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui
M. Pierre Joxe, Premier président de la Cour des comptes.
Monsieur Joxe, je vous remercie d'avoir accepté l'invitation de notre groupe de
travail qui, je vous le rappelle, a pour but de réfléchir sur le contrôle parlementaire
et l'efficacité de la dépense publique. Nous pensons que le Parlement possède les
compétences pour réaliser ce type de contrôle et qu'il s'agit d'un élément de sa
légitimité qui devrait être renforcé.
Le rôle que pourrait jouer la Cour des comptes a souvent été évoqué au cours de
nos auditions, mais, en réalité, nous souhaitions, en vous invitant, connaître votre
analyse de ces problèmes et les propositions que vous pourriez formuler pour améliorer
le contrôle parlementaire. Vous avez une certaine connaissance du droit international -
nous avons souvent cité l'exemple britannique - et peut-être pourrez-vous nous faire
part d'un certain nombre d'expériences qui vous semblent intéressantes.
Monsieur le Président, je vous laisse sans plus tarder la parole, puis nous vous
poserons quelques questions.
M. Pierre JOXE : Monsieur le Président, messieurs les députés, comme vous pouvez
le constater, je ne suis pas venu seul. Je suis accompagné, d'une part, du Président de
la première chambre de la Cour des comptes, M. François Logerot, qui suit le
contrôle global du budget de l'Etat, étant entendu que chacune des autres chambres
contrôle une partie de ce budget - la deuxième chambre contrôlant la défense, la
troisième l'éducation, etc... Et, d'autre part, de M. Bernard Cieutat,
conseiller-maître, coordinateur du rapport qui vous est dorénavant soumis en
préparation à vos travaux budgétaires. Il s'agit donc là des deux magistrats de la
Cour qui connaissent le mieux ces problèmes.
Messieurs les députés, je ferai deux propositions, puis je serai à votre disposition
pour répondre à vos questions.
Vous avez parlé de l'exemple britannique, mais aucune réforme fondamentale n'est
nécessaire pour réaffirmer la prééminence de l'assemblée nationale en matière
budgétaire et financière. En revanche, second point, une réforme de l'ordonnance de
1959 relative à la loi de finances est indispensable pour faire évoluer les choses.
De par mes multiples fonctions - je suis à la Cour des comptes depuis cinq ans, j'ai
été à plusieurs reprises ministre et député, de la majorité comme de l'opposition,
j'ai siégé à la Commission des finances de l'Assemblée pendant mon tout premier mandat
-, je connais l'étendue des pouvoirs théoriques, souvent virtuels, du Parlement en
général, des Commissions des finances en particulier, et de ses rapporteurs spéciaux.
Ces derniers disposent d'un pouvoir d'investigation sur pièces et sur place aussi
étendu que celui d'un magistrat de la Cour des comptes. Cependant, il n'est que très
rarement utilisé. Pour ma part, je m'en suis servi une fois. Etant rapporteur spécial du
crédit du Forma (fonds de régulation du marché agricole), en 1974, je me suis
rendu sur place ; j'ai été très mal reçu, mais j'ai tout de même appris beaucoup de
choses. Et il arrive, de temps en temps, à certains d'entre vous, rapporteurs spéciaux,
d'utiliser ce pouvoir.
Pourquoi ce pouvoir n'est-il que très rarement utilisé ? Parce qu'il n'est pas dans
l'esprit de la loi et du parlementarisme qu'un député, fût-il rapporteur spécial, se
transforme en enquêteur. Cependant, il convient de ne pas oublier que des enquêteurs
sont à votre disposition : la Constitution stipule que " la Cour des comptes
assiste le Gouvernement et le Parlement dans le contrôle de l'exécution des lois de
finances ". Par ailleurs, depuis la récente réforme constitutionnelle,
l'article nouveau précise que " la Cour des comptes assiste le Gouvernement et
le Parlement dans le contrôle de la mise en oeuvre des lois de financement de la
Sécurité sociale ", celles-ci nétant pas exactement des lois de
finances sociales.
La Cour des comptes est donc à votre disposition, et même si elle est indépendante
dans sa constitution et dans la fixation de son programme comme en Allemagne et en
Grande-Bretagne, il ne lui est jamais arrivé, lorsqu'une Commission des finances le lui
demande - M. Méhaignerie nous avait sollicités lorsqu'il était Président de
cette Commission -, de refuser d'enquêter sur un point particulier.
Il est vrai, cependant, que les résultats ont été jusqu'à présent très
décevants. Pourquoi ? Parce que même si les travaux sont menés par la Cour, ils ne sont
pas suffisamment exploités. Nous pourrions donc envisager - avec une coordination et un
suivi plus intenses - une préparation de nos programmes qui soit mieux harmonisée avec
les préoccupations exprimées par la Commission des finances. Je sais que votre groupe
n'est pas uniquement constitué de membres de la Commission des finances, et je crois
savoir que depuis peu les rapporteurs pour avis sont fréquemment invités aux réunions
de la Commission des finances lorsqu'elle examine les budgets les concernant.
Dans la situation actuelle, le nombre des commissions est fixé par la Constitution,
vous ne pouvez donc en créer de nouvelles sans une réforme constitutionnelle. Cela
serait pourtant utile. Dans tous les parlements des démocraties d'Europe, une commission
- parfois plusieurs - se consacre, soit exclusivement, comme en Grande-Bretagne,
soit principalement, comme en Allemagne, en Suède ou au Danemark, à laudition
régulière, une fois par semaine, de tel ou tel représentant de l'institution
supérieure de contrôle, sur un sujet ponctuel - la réforme du service national -,
très vaste - le coût de la perception des recettes fiscales -, ou synthétique -
les dépenses de personnel -.
Si vous ne pouvez pas, sans modification institutionnelle lourde, créer une telle
commission, vous pouvez la créer à l'intérieur de votre système institutionnel actuel.
Le Committee of public accounts, en Grande-Bretagne, se réunit une fois par
semaine. Nous avons assisté, avec le Président Bonrepaux, à l'une de ses séances. Ce
jour-là, les quinze députés de cette commission auditionnaient l'équivalent de notre
délégué général à l'armement. S'appuyant sur le rapport du National audit office
- dont deux représentants étaient présents - ils ont " bombardé "
l'amiral de questions diverses pendant trois heures.
Nous venons de publier un rapport public particulier concernant le dispositif de lutte
contre la toxicomanie. Dans ce rapport, certains de nos collègues expliquent, de façon
extrêmement précise, pourquoi ce dispositif pourrait être grandement amélioré. Une
nouvelle personne en est actuellement chargée. Si votre Commission des finances voulait
s'intéresser au coût de cette mesure et à ses conditions d'application, cela serait
d'un puissant intérêt et cette question ne pourrait plus se retrouver enterrée dans des
rapports administratifs.
Je prends maintenant l'exemple d'un rapport de 1997 relatif à la gestion budgétaire
et à la programmation au ministère de la défense. Sortant du ministère de la défense,
j'étais tout à fait convaincu que l'on pouvait améliorer les conditions de gestion des
crédits de ce ministère. J'avais donc lancé, à mon retour à la Cour des comptes, un
travail approfondi à ce sujet qui avait débouché sur un rapport. Celui-ci a été
utilisé par de nombreux députés au cours des débats budgétaires de l'automne 1997.
Vous pouvez convoquer le DGA et rejouer la séance à laquelle nous avons assisté à
Londres il y a trois mois ! Convoquez le DGA, je vous déléguerai le Président de
la deuxième chambre de la Cour des comptes et un magistrat qui a travaillé sur le
dossier, et pendant trois heures décortiquez certains points qui peuvent être notamment
d'un intérêt méthodologique - comment est constitué le budget de la défense,
combien coûte un programme, combien coûte le char Leclerc en fonction de plusieurs
hypothèses, selon le nombre de ventes à l'exportation ou de commandes pour l'armée
française.
Il convient de chercher à réaliser des économies sur le coût des programmes, en cas
de revue de programmes axée sur les grandes orientations stratégiques - acheter plus ou
moins de matériels de défense - ou sur nos engagements à des coopérations
européennes, en particulier avec les Britanniques, les Allemands et les Italiens ;
comment organiser les industries darmement, en fonction de la baisse du budget
déquipement de la défense. Vous obtiendrez facilement le concours de ceux qui ont
passé plus d'un an à travailler sur ce sujet.
Autre exemple, la décentralisation en matière d'aide sociale. Il existe un rapport de
la Cour des comptes à ce sujet qui peut vous intéresser, puisque vous y trouverez des
réflexions relatives à la recherche d'économies portant sur des milliards de francs. Il
en va de même du rapport sur la politique en faveur des personnes handicapées adultes ou
sur le RMI. Tous ces documents sont disponibles, et pourtant ils ne sont utilisés que de
façon fragmentaire - ils sont cités par des rapporteurs ou des orateurs lors du débat
budgétaire.
Un débat collectif - je pense à une commission d'une quinzaine de députés -
contradictoire avec le responsable administratif et public, - cest le cas au Committe
of public accounts, dont les séances sont largement ouvertes - engendrerait
forcément des discussions d'un puissant intérêt sur des thèmes aussi simples que ceux
que je viens de citer. Cela na jamais lieu en France alors quà Londres, Bonn,
cela se produit chaque semaine, voire plusieurs fois par semaine. Il est regrettable que
des travaux aussi approfondis et qui ont pour vocation, entre autres, d'assister le
Parlement dans le contrôle d'exécution de la loi de finances n'aient lieu que très
exceptionnellement, une ou deux fois par an, à l'occasion de la préparation de
l'équilibre général.
Etant donné que nous allons être confrontés à de plus en plus de contraintes
d'origine européenne sur la configuration générale de nos lois de finances, des débats
plus larges pourraient s'ouvrir sur la sincérité des comptes et des budgets - ce qui est
également de la compétence de la Cour. Dans le projet de loi de finances pour 1999, 12
milliards de francs de crédits ont été réintégrés - sommes qui étaient destinées
à des rémunérations de fonctionnaires et qui, jusqu'à présent, étaient hors budget.
C'est le résultat direct d'un travail opiniâtre, patient, discret de la Cour des comptes
pour que les projets d'autorisation de dépenses soient conformes à ce qui va être
dépensé. Les années précédentes, ces 12 milliards de francs n'étaient pas ignorés,
il ne s'agissait pas de dépenses imprévues, mais ils ne figuraient pas dans le projet de
loi de finances.
J'ouvre une parenthèse pour préciser que la fonction publique est un sujet sur lequel
nous travaillons, et dès l'année prochaine nous serons en mesure de vous apporter de
plus amples informations.
Je suis frappé par l'absence totale de débat en France, en cours d'exécution du
budget ou d'une politique, entre l'organe de contrôle constitutionnel, le Parlement et
ses commissions, et l'organe constitutionnel d'assistance et de contrôle, la Cour des
comptes dont la mission est dassister le Parlement.
J'en viens maintenant au second volet de mon intervention, la réforme de notre droit
budgétaire. Plusieurs propositions de loi ont été déposées ces dernières années et
il semble que la Direction du budget se soit mise au travail sur ce sujet. Je vous indique
que nous sommes à votre disposition pour travailler sur les projets de réforme
lorsqu'ils seront portés à notre connaissance ou sur ceux qui peuvent être en
gestation.
La réforme de l'ordonnance de 1959 pourrait chercher à atteindre trois
objectifs : un objectif purement politique, le renforcement des pouvoirs de contrôle
du Parlement, un objectif pratique et un objectif juridique.
Premièrement, un objectif politique : renforcer le pouvoir de contrôle du Parlement.
Notre rôle comme auxiliaire du Parlement s'est renforcé récemment avec le débat
d'orientation budgétaire pour lequel nous fournissons un rapport préliminaire. Cela va
encore s'améliorer, puisque la diminution de la période complémentaire, et des efforts
supplémentaires que nous pourrions fournir, si vous le souhaitez, nous permettraient de
déposer un rapport sur l'exécution de la loi de finances de l'année précédente, au
moment du débat d'orientation.
Ensuite, je vous propose de consulter la Cour sur un plan technique à l'occasion des
projets de loi de finances. Comme vous le savez, le Conseil constitutionnel est
régulièrement saisi sur les projets de loi de finances pour des raisons diverses. Le
Conseil d'Etat, quant à lui, est consulté sur ces projets comme sur tous les autres
projets de loi. Dans de nombreux pays d'Europe, la Cour des comptes est consultée, soit
de façon générale, soit sur certains points des projets de loi de finances, au motif
qu'elle aura à donner son avis au moment de l'exécution - son avis au moment du
dépôt du projet de loi n'est donc pas sans intérêt, puisque lon passe
constamment d'une loi qui s'exécute à une loi qui se prépare -.
Par ailleurs, peut-être arriverons-nous, dans deux ou trois ans, à faire précéder
le débat sur le projet de loi de finances par l'examen du projet de loi de règlement du
dernier budget exécuté. Cela est moins révolutionnaire que l'on pourrait le
croire ! M. Cieutat a découvert un texte du 15 mai 1818 précisant que
" le règlement définitif des budgets antérieurs fera à l'avenir l'objet
d'une loi particulière qui sera proposée aux chambres avant la présentation de la loi
de finances annuelle ". Nous constatons là qu'au début du
19ème siècle, alors que le régime n'était pas encore parlementaire et que tout se
faisait à la plume d'oie, des visionnaires avaient déjà envisagé l'examen du projet de
loi de règlement avant le projet de loi de finances annuelle ! A l'époque, cela
devait être difficile à réaliser.
Sachez que dès le printemps prochain, nous serons en mesure de vous informer à ce
sujet encore plus tôt que l'année dernière.
Deuxièmement, l'objectif pratique : la réforme de l'ordonnance de 1959.
Il existe un défaut de lisibilité, les projets de budget étant émiettés entre
ministères, titre par titre, et les mesures - mesures acquises, mesures nouvelles -
étant d'une importance et d'un intérêt très inégaux. Les agrégats qui ont été
créés récemment aboutissent à des regroupements plus fonctionnels. En vérité, la
présentation des bleus les rend extrêmement difficiles ; cela découragerait n'importe
quelle bonne volonté.
En Allemagne et aux Etats-Unis, les présentations sont simples, par grandes
catégories de moyens et par programmes d'intervention. De ce fait, n'importe quel
parlementaire s'intéressant à une question peut trouver un document budgétaire qui lui
indiquera le type de dépense nécessaire pour une mesure définie, dans une période
considérée - avec, en outre, des projections pluriannuelles qui sont dramatiquement
absentes de nos documents budgétaires.
Il existe également un manque de visibilité du fait du caractère annuel des
descriptions d'actions ou de dotations envisagées par l'Etat. Les rapports de la Cour ont
démontré depuis longtemps que la notion même d'autorisations de programmes avait été
vidée de son sens. Une approche pluriannuelle est essentielle pour le Parlement, afin
qu'il puisse mesurer pleinement les conséquences budgétaires sur une période moyenne
des actions proposées, et estimer valablement l'évolution des masses budgétaires et des
soldes.
Il s'agirait, non pas de revenir sur le principe de l'annualité qui se justifie
- encore que la biennalité, qui existe dans certaines organisations internationales,
se révèle efficace -, mais de fournir au Parlement des documents qui éclairent les
prévisions budgétaires annuelles, non seulement par ce qui s'est passé, mais également
par ce qui doit se passer sur plusieurs années. Ces documents sont d'autant plus
nécessaires que le pacte européen de stabilité et de croissance exige désormais des
projections sur quelques années. En conséquence, cette nécessité n'a pas seulement un
intérêt fonctionnel, mais également politique. Faute de quoi, le Parlement risque de
délibérer sur des masses financières sans avoir de perpective à moyen terme.
Autre point que je souhaitais évoquer : l'effet pervers de la distinction entre les
services votés et les mesures nouvelles. Tout le monde en parle. On approuve par un vote
unique plus de 90 % des dépenses du budget. Cela limite singulièrement la pertinence de
la discussion budgétaire, c'est-à-dire les variations par rapport à l'année
précédente, et favorise l'immobilisme. La plus grande partie du budget est reconduite
d'année en année sans examen, et les résultats très décevants des tentatives
réalisées à plusieurs reprises de révision des services votés me ramènent à ma
première proposition. Lorsqu'on parlera des services votés, non pas seulement au moment
de la discussion budgétaire, mais tout au long de l'année, alors reviendront en mémoire
de ceux qui y auront participé des choses beaucoup plus concrètes, rarement évoquées,
de façon vivante, lors des débats budgétaires. Naturellement, dans ce domaine, nous
pouvons vous être utiles.
Troisièmement, l'objectif juridique. Je ne m'attarderai pas sur cet objectif, mais
citerai néanmoins quelques exemples. Les prélèvements sur recettes ne sont pas prévus
par l'ordonnance de 1959. Or, vous votez chaque année un prélèvement sur recettes pour
l'Europe - il s'élève cette année à 90 milliards de francs. Il s'agit d'une
dépense qui ne diminuera pas dans l'avenir. Ce prélèvement sur recettes ne mérite-t-il
pas d'être qualifié juridiquement ?
Je ne m'attarderai pas sur la distinction entre les opérations budgétaires et les
opérations de trésorerie, ni sur d'autres aspects qui pourraient être évoqués, car je
voudrais avoir le temps de répondre à vos questions.
Il est clair que certaines mesures demandent des réformes juridiques assez complexes ;
la réforme de l'ordonnance de 1959 exige une procédure très lourde, ce qui suppose un
processus législatif soumis au contrôle du Conseil constitutionnel. D'autres mesures,
d'application immédiate, peuvent éclairer le Parlement point par point. Et je vous
assure que si vous commencez à les mettre en oeuvre, c'est nous qui demanderons
grâce ! Si un groupe de députés - et pourquoi pas une commission ad hoc
ouverte aux rapporteurs spéciaux et pour avis du ministère considéré - est
constitué pour auditionner périodiquement les personnes concernées, c'est tout un
aspect vivant de l'administration publique qui permettra, tout au long de l'année,
d'examiner de façon plus concrète et pragmatique les problèmes qui sont ensuite
ramassés dans le débat budgétaire. Pour ce qui nous concerne, nous aurons le sentiment
de mieux jouer notre rôle en contribuant à l'un des aspects fondamentaux de la
démocratie, cest-à-dire au débat public contradictoire, transparent, sur les
finances de l'Etat - soit 2.000 milliards de francs - et les finances sociales - plus
de 2.000 milliards de francs.
Lorsqu'on se trouve dans un pays où 45 % du PIB sont prélevés sous forme de
prélèvements obligatoires, on ne peut pas se contenter de procédures budgétaires qui
datent de l'époque où l'on ne prélevait que 15 % du PIB. L'esprit des discussions
budgétaires a évolué quand le parlementarisme a progressé, puis régressé au
lendemain de la Vème République. On a tellement voulu encadrer et éviter les
débordements du système antérieur que l'on a vidé le débat budgétaire de son contenu
de gestion. Ce n'est pas uniquement par l'amélioration de la discussion budgétaire
annuelle que l'on va progresser, mais par un système de démocratie continue - comme dit
le professeur Rousseau de Montpellier. Selon ce professeur, la démocratie ne peut pas se
contenter d'avoir des grands moments d'examen solennel, elle doit également avoir des
moments d'examen pragmatique de remise en cause. En matière budgétaire, nous serons
bientôt le seul pays d'Europe à ne pas disposer d'une procédure et d'un instrument de
ce genre. C'est la raison pour laquelle nous vous proposons d'y participer.
M. le Président : Monsieur le Premier président, je vous remercie, votre exposé
correspond tout à fait à ce que nous attendions de vous.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Monsieur le
Premier président, vous avez déjà répondu à beaucoup de questions que je souhaitais
vous poser, mais je reviendrai sur deux ou trois sujets que vous avez abordés.
Vous nous avez rappelé que, compte tenu des pouvoirs qui sont déjà les nôtres,
certaines initiatives pouvaient être prises immédiatement, alors que d'autres
nécessitaient des réformes juridiques.
En ce qui concerne les initiatives à mettre en place le plus rapidement possible
compte tenu du constat unanime sur le peu de contrôle exercé par le Parlement, vous avez
évoqué les pouvoirs des rapporteurs spéciaux. La Cour des comptes serait-elle prête à
assister les rapporteurs spéciaux lorsqu'ils exercent leur fonction de contrôle sur
pièces et sur place ? Accepterait-elle de se prêter à un travail préalable
- à une audition d'un ministre - sur un ministère donné ?
La Cour des comptes rédige des référés à l'attention des ministres lorsqu'elle
évalue une politique. Pouvons-nous envisager qu'elle porte ces référés à la
connaissance du Parlement, notamment aux Commissions des finances ?
Serait-il inconcevable que la Cour des comptes, autorité indépendante, définisse son
programme en coordination avec la Commission des finances qui, elle-même, aurait un
programme de contrôle concernant un certain nombre de ministères sur une année ?
Par ailleurs, la Cour des comptes dispose-t-elle d'une capacité d'évaluation pour
mesurer l'efficacité de la dépense publique ?
S'agissant des modifications susceptibles dêtre apportées à l'ordonnance de
1959, de nombreuses personnalités que nous avons auditionnées s'interrogent sur la
présentation du budget, notamment sur ce que l'on pourrait retirer de la présentation
des budgets des collectivités locales ou des entreprises privées - à travers la
distinction fonctionnement, investissements. Avez-vous, à ce sujet, un avis à nous
donner ?
Enfin, en ce qui concerne les services votés, quel serait le bon moyen, à la fois
pour apprécier les mesures sur lesquelles il serait difficile de revenir, et pour
réaliser des économies ?
M. Pierre JOXE : Je suis tout à fait favorable à ce que la Cour des comptes vous
apporte son aide, mais avant tout agissez ! Voilà le rapport sur la toxicomanie, par
exemple, où il est dit que l'on ne connaît pas le montant des dépenses. Convoquez-nous,
convoquez la nouvelle déléguée à la toxicomanie, organisez une audition, et je vous
assure que les choses changeront. Cest un problème très grave, beaucoup
dargent est dépensé, mais on ne sait pas combien... Faites-le !
Si vous voulez disposer de plus de précisions sur le budget de l'équipement de la
défense - qui est d'environ 80 milliards de francs -, convoquez le DGA ! Faites
comme en Grande-Bretagne, organisez des auditions. Vous me demandez si nous sommes prêts
à vous aider, à vous fournir des rapports. Mais bien sûr ! Les voilà, ils sont là,
mais agissez !
S'agissant du contrôle sur pièces et sur place, je pense sincèrement que vous
n'êtes pas prêts - je l'ai fait et je n'ai pas tenu le coup. Ce n'est pas votre rôle.
Sauf pour un rapporteur des crédits de la défense qui aurait, auparavant, préparé son
déplacement en passant trois heures avec le DGA et les rapporteurs de la Cour ; une fois
sur place, il saurait quoi chercher.
En revanche, il n'est pas possible de vous fournir nos documents de travail. Si nous
disons aux magistrats de la Cour que leurs documents de travail peuvent à tout moment
être transmis à un ministre ou à un député, ils vont les écrire à l'encre
sympathique et les mettre dans leurs ordinateurs codés. On ne peut pas travailler,
prendre des notes, émettre des hypothèses en sachant que ces documents peuvent être lus
par la suite. Nous rencontrons ce problème avec la justice - et les documents
d'instruction. Cependant, nous pouvons parfaitement vous communiquer les documents une
fois qu'ils sont élaborés et soumis à la contradiction.
Peut-être serait-il souhaitable de préciser le droit sur ce point, mais en réalité
il serait très facile de vous les communiquer. Cependant, j'observe qu'ils ne sont pas
très exploités. Les rapports sur les entreprises publiques - la loi prévoit leur
communication - ne donnent lieu à aucune suite. Lorsque la Cour des comptes a établi son
rapport sur la politique immobilière des banques nationalisées, elle a soulevé tous les
problèmes du Crédit Lyonnais et cela a débouché sur une enquête. D'ailleurs, la seule
condamnation qui ait été prononcée à la suite de cette affaire a eu lieu à la Cour
des comptes, par la Cour de discipline budgétaire qui a infligé une amende de un million
de francs. Si les rapports de la Cour des comptes étaient davantage pris en
considération, cette affaire aurait sans doute pu être interrompue un an plus tôt.
M. le Président : Il est vrai que l'Assemblée n'utilise pas toujours les pouvoirs
qui sont les siens. Admettons que l'on veuille procéder à des examens précis, le
premier élément est d'analyser vos rapports et d'auditionner les personnes
intéressées. Mais nous pouvons également décider du sujet à examiner et de la
personne à auditionner. Dans ce cas, la Cour des comptes est-elle décidée à nous aider
et comment ?
M. Pierre JOXE : Bien sûr que l'on peut vous aider. Je ne m'y suis jamais opposé.
Cependant, j'observe que cela n'est pas suivi d'effet, et je le regrette.
Comment ai-je appris ces pratiques de contrôle parlementaire ? Non pas en tant
que ministre ou député, mais en fréquentant mes collègues britanniques et de l'Europe
du nord. D'ailleurs, ces derniers sont toujours étonnés lorsque je leur dis que je suis
entendu par la Commission des finances trois fois par an. Eux, ils sont auditionnés
trente fois par an - voire plus !
Je suis donc tout à fait favorable à une coordination des programmes, mais vous nous
montrerez réellement votre volonté lorsque vous nous aurez interrogés un grand nombre
de fois sur un sujet précis. Je pense à l'armement, mais aujourd'hui le plus gros budget
est celui de l'éducation nationale, et si vous manifestez un intérêt suivi pour un
certain type de questions, nous vous suivrons et nous nous adapterons. D'ailleurs, nous
l'avons toujours fait.
Pensez à la vertu de ces procédures publiques et contradictoires : une fois que l'on
a commencé, on ne peut plus s'arrêter. C'est la raison pour laquelle je souhaite que
vous commenciez.
S'agissant de l'évaluation, nous en faisons couramment, mais nous ne faisons pas que
cela. Nous avons également un rôle de contrôle comptable : les budgets qui vous sont
soumis décrivent-ils l'ensemble des dépenses et des recettes de l'Etat ? Non, bien que
cette année il y ait un mieux. Nous réalisons, en outre, un contrôle de régularité -
respect des règles des marchés publics.
Cependant, il est vrai que nous procédons de plus en plus à des évaluations. Mais
nous sommes confrontés à un problème de ressources humaines. Deux cent cinquante
personnes travaillent aux fonctions de contrôle - plus un nombre insuffisant
d'assistants. Si vos orientations sont fixées, nous nous y adapterons, sauf, bien
entendu, si elles doivent réquisitionner 60 % de nos capacités. Non seulement, nous
le ferons, mais nous serons contents de le faire. Les jeunes magistrats et les rapporteurs
seraient heureux de savoir que leur travail sert à quelque chose.
Il est évident que des séances comme celles que j'envisage conduiraient
inévitablement à des réformes. En effet, vous pouvez enterrer un rapport administratif
ou de la Cour des comptes, mais il est plus difficile d'enterrer un problème qui a été
débattu devant des journalistes et une quinzaine de députés, avec un haut fonctionnaire
qui a été questionné pendant trois heures. Et au cours de cette séance parfois rude,
nous devrons lui poser les questions suivantes : pourquoi telle observation n'a pas
été suivie deffet ; pourquoi telle réforme n'est pas entreprise ; pourquoi telle
irrégularité persiste ; pourquoi tel gaspillage ? C'est le rôle qu'avait
historiquement le débat parlementaire, en 1830.
Quels sont les sujets qui nous intéressent le plus ? Ceux qui nécessitent les plus
gros budgets ; ceux où l'on constate le plus de gaspillage - c'est-à-dire ceux où il y
a le moins de contrôle tel que le budget de l'armement ; ceux qui sont des enjeux de
société, comme la lutte contre la toxicomanie pour laquelle nous ne disposons pas de
politique cohérente interministérielle. Qui est leader en matière de lutte
contre la toxicomanie ? Est-ce une question de police, de justice, de santé publique ou
d'éducation ? Dans tous les pays scandinaves, le ministre de la santé est le leader,
alors que dans les pays d'Europe du sud, c'est le ministre de la police. En France, il
s'agit d'un délégué interministériel, certes de rang honorable, mais somme toute
modeste.
M. le Président : La parole est à M. Jégou.
M. Jean-Jacques Jégou : Monsieur le Premier président, j'ai été l'un de ces
rapporteurs spéciaux, je m'occupais de la formation professionnelle. Il est vrai que le
contrôle sur pièces et sur place est épuisant. On est quelquefois mal reçu - voire
plus que mal reçu - et ce n'est pas vraiment le meilleur moyen d'obtenir le meilleur
résultat. Néanmoins, j'ai bien senti dans vos réponses que vous nous
" renvoyez la balle ".
Pourquoi n'avons-nous pas toujours utilisé ce pouvoir ? Non pas par manque de volonté
des parlementaires. Entre 1993 et 1997, les commissaires de la Commission des finances
étaient particulièrement mal vus des autres commissions. Pourquoi ? Parce que, comme le
dit souvent Pierre Méhaignerie, " la dépense publique est plutôt
sympathique ", et il est difficile d'être populaire en demandant de réduire
cette dépense. Quoi qu'il en soit, il existe des parlementaires qui souhaitent contrôler
les dépenses, et ce dans l'intérêt du pays.
On ne peut pas continuer à procéder, aujourd'hui, avec 45 % de prélèvement du
PIB, de la même façon que lorsqu'on en prélevait 10 ou 15 %. Il est urgent de
changer nos méthodes.
A votre avis, devons-nous améliorer l'organisation de notre travail - tout le
monde s'accorde à dire que la réforme parlementaire n'est pas satisfaisante ? Par
ailleurs, vous nous incitez à vous solliciter. Certes, mais il y a des limites. J'ai pu
le constater dans le cadre de mes investigations concernant la formation professionnelle,
dont le budget doit être actuellement de 130 milliards de francs.
Un certain nombre de députés, de la majorité comme de l'opposition, sont prêts à
s'investir, mais nous devons nous organiser, et notamment avec vous. Quelles sont
réellement les moyens que la Cour des comptes peut mettre à notre disposition ?
M. Pierre JOXE : J'éprouve un grand regret concernant la formation professionnelle
: depuis que je suis à la Cour des comptes - depuis cinq ans -, je n'arrive pas
à déclencher un travail approfondi sur la formation professionnelle. J'ai réorganisé
les chambres, et un Président de chambre a maintenant la charge de ce problème.
Vous dites que le budget de la formation professionnelle est de 120 ou 130 milliards de
francs. En réalité, on n'en sait rien. Car avec ce qu'il y a dans le budget de l'Etat,
dans les compagnies consulaires et les collectivités locales, on ne peut pas définir
clairement ce montant. En revanche, ce que l'on sait, c'est que les gaspillages sont
considérables et les fraudes énormes ! Il est donc anormal que l'on ne connaisse ni le
montant, ni le détail, ni à qui ou à quoi les fonds sont attribués. Car les abus sont
considérables.
S'il est vrai qu'un certain nombre de parlementaires s'intéressent à la formation
professionnelle, la cinquième chambre de la Cour des comptes va s'en occuper de plus
près. Il s'agit d'un domaine qui pose des problèmes de compétence entre la Cour des
comptes et les chambres régionales des comptes - mais on peut s'en arranger.
Si je vous cite souvent l'exemple de la défense, c'est parce que j'ai été amené,
lorsque j'étais ministre de la défense, à faire des économies de plusieurs milliards
de francs. J'ai découvert que chaque fois que l'on me demandait d'économiser un milliard
de francs, cela provoquait de telles crises que je cherchais, de mon côté, en interne,
à économiser 200 ou 300 millions de francs. Jy parvenais, car chaque fois
quon me demandait déconomiser 1 milliard de francs, cétait
généralement pour le budget de léducation nationale, ça provoquait des crises
internes. En revanche, j'ai économisé 500 millions de francs sur quatre ans, en
coordonnant les systèmes d'information, les systèmes de transmission des armées.
Je suis encore étonné qu'il n'y ait jamais eu de " hearing "
sur ce rapport de la Cour des comptes. Je ne comprends pas que sur un budget qui
représente environ 80 milliards de francs, il n'y ait aucun intérêt suivi et acharné.
Cet intérêt existe de façon constante aux Etats-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne.
En France, on s'y intéresse uniquement pendant le débat budgétaire - cinq heures par
an !
C'est la raison pour laquelle je vous demande d'agir. Sinon, nous nous contenterons
d'élaborer notre programme et de publier nos rapports, même si ces derniers mettent
parfois du temps à être suivis d'effet. La conjoncture politique évolue, les ministres
changent, et ladministration fait le dos rond. Une réforme peut être réalisée en
cinq, huit ou dix ans, car il faut des circonstances exceptionnelles - que l'abus
soit trop criant -, des éléments de publicité pour que tout cela bouge. Et là, le
débat parlementaire peut jouer un rôle irremplaçable. Si trente hauts-fonctionnaires
sont convoqués chaque année devant ce type de commission, cent trente craindront de
l'être et le seront un jour ! Cest un effet daccélération extrêmement
puissant.
M. le Président : La parole est à M. Auberger.
M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Premier président, je vous poserai deux
questions sur des sujets importants et pour lesquels un effort de réflexion et de
méthode est nécessaire avant d'envisager des auditions et un travail de contrôle plus
approfondi.
Premier secteur : la dette publique et les garanties. Il est vrai que nous n'avons pas
une connaissance précise de l'état des stocks dans ce domaine - par exemple, de
l'état des risques " Pays " de la Coface -. Par ailleurs, nous
ne disposons pas d'éléments suffisants pour apprécier les méthodes de gestion de la
dette publique utilisées. Sont-elles adéquates, en fonction de l'évolution des taux
d'intérêt ? Cela correspond tout de même à une masse de dépenses importantes - à
elle seule, la dette est de 240 milliards de francs par an. Des investigations et une
modification des méthodes de travail et de l'ordonnance de 1959 nous permettraient de
progresser dans ce domaine.
Second secteur : les entreprises publiques. On peut être frappé de constater qu'avec
le compte des dotations en capital, on dépense en moyenne 30 ou 35 milliards de francs
par an. En outre, on vote pour une masse globale qui peut être abondée - et elle va
l'être, dans la loi rectificative, de 15 milliards de francs. On n'a, à l'heure
actuelle, qu'une très vague idée de ce qui va se passer pour l'année 1998 et de ce que
l'on va en faire en 1999. Ce sont des grandes masses de secteur - énergie, transport,
financier -, avec aucune décomposition. En fait, on apprend par la loi de règlement et
par le rapport qui est réalisé sur l'exécution du budget que, finalement, telle
entreprise publique a perçu telle dotation. Le Parlement est complètement
court-circuité.
N'y a-t-il pas un effort à fournir sur le plan de la nomenclature, de la présentation
des comptes, des autorisations parlementaires, pour que l'on puisse y voir plus clair et
qu'il y ait un travail plus suivi permettant de mieux maîtriser le secteur des
entreprises publiques ?
M. Pierre JOXE : Monsieur le député, vous avez tout à fait raison en ce qui
concerne la dette publique. D'ailleurs, lorsqu'il était ministre des finances, et même
avant lorsqu'il était Rapporteur général de la Commission des finances au Sénat,
M. Arthuis était très intéressé et motivé par le problème des comptes de
l'Etat. Comme je le rappelais dans mon intervention préliminaire, vous serez, de toute
façon, amenés à vous y intéresser du fait des critères européens.
S'agissant des entreprises publiques, il est vrai que la dotation annuelle est globale
et forfaitaire. Cependant, il y en a de moins en moins. Mais celles qui restent devraient
le rester très longtemps - bien que l'on n'en soit pas sûr. Mais vous avez raison, il
serait intéressant que le Parlement, de temps en temps, examine leur situation, secteur
par secteur. La Cour des comptes vous fournit des rapports sur les entreprises publiques,
or nous avons l'impression qu'ils n'intéressent personne. Ce n'est pas très motivant, il
n'y a jamais de débat !
Si la Commission de la production, par exemple, voulait bien s'intéresser au secteur
de l'énergie ou des technologies de pointe, ce pourrait être un élément de dialogue.
Mais cela suppose un investissement et un débat public. Dans tous les pays d'Europe, je
le répète, des commissions de ce type existent et sont publiques. Si j'insiste sur ce
point, c'est parce que tout ce qui est dit dans ces commissions a toujours des
conséquences.
Pourquoi le Parlement n'utilise-t-il pas ses pouvoirs ? Nos institutions font, il est
vrai, que l'opposition ne peut pas et que la majorité n'ose pas contrôler. Nous sommes
les seuls en Europe à agir ainsi. Le Committee of public accounts, à Londres, est
présidé formellement par un député de l'opposition - secondé, il est vrai, par un
député de la majorité qui n'est généralement pas le premier venu.
Le contrôle, lorsqu'il est sérieux, approfondi et fondé sur des observations et des
évaluations, peut, bien sûr, être utilisé à des fins politiciennes ; mais il sert
avant tout la démocratie et la bonne gestion, et profite au ministre contrôlé :
cela laide dans ses négociations avec dautres ministres ou intervenants.
Le contrôle public, contradictoire, critique, sert non seulement à la démocratie,
mais également aux gestionnaires. Dans une gestion publique, on a tout intérêt à ce
que le maximum de choses soit rendu public ; les difficultés rendues publiques sont alors
dintérêt général et ne sont plus les problèmes du seul gestionnaire.
M. le Président : La parole est à M. Baert.
M. Dominique BAERT : Monsieur le Premier président, je vous poserai deux
questions.
Tout d'abord, croyez-vous à la possibilité et à l'utilité d'une présentation, à
l'instar de ce qui se passe dans les collectivités locales, du budget de l'Etat avec une
section d'investissements et une section de fonctionnement ?
Ensuite, vous avez évoqué la faiblesse de l'information en ce qui concerne les
entreprises publiques, et la bonne volonté de la Cour pour la transmettre aux
parlementaires chargés de ces questions. Je suis pour ma part rapporteur spécial en
charge des entreprises publiques, et j'ignore tout, ou à peu près tout, de leurs
engagements hors bilan. Disposez-vous d'informations sur ce point ?
M. le Président : Je voudrais rebondir sur le premier point évoqué par
M. Baert. Il conviendrait que le budget de l'Etat, comme c'est le cas pour les
collectivités locales, soit présenté en fonctionnement à l'équilibre, la question
d'une masse d'investissements pouvant être financés le cas échéant par l'emprunt
étant différente.
M. Pierre JOXE : De la structure actuelle du budget de l'Etat, on peut extraire
tout cela, mises à part les nombreuses dépenses d'intervention - qui sont les souplesses
des ministres - qui sont ambiguës.
M. François LOGEROT : Monsieur le Président, je n'ai pas beaucoup réfléchi à
cette question. Cependant, les termes sont différents de ceux des collectivités
territoriales qui ont en charge une très grosse partie des investissements civils
- la part de l'Etat n'étant plus que de 100 milliards de francs (en 1997).
Quant aux investissements militaires, 75 à 80 milliards de francs, on les
considère pour la plupart, en termes de comptabilité nationale, comme non susceptibles
d'amortissement, et dépensés le jour même où ils sont livrés et payés. Les
problèmes ne se posent donc pas tout à fait de la même manière.
Par ailleurs, la charge de la dette représente déjà une très grosse charge en
intérêts - je ne parle pas de la charge en capital - et une part importante du
déficit budgétaire, 240 milliards de francs sur 270 en 1997.
M. Pierre JOXE : On peut le sortir, mais où classer les investissements militaires
? Il s'agit d'une somme énorme. La classerons-nous dans les consommations,
- puisqu'elle est réputée consommable ? En résumé, cela est possible, mais de
nombreuses notes seront nécessaires pour expliquer pourquoi nous avons classé telle
somme dans la catégorie " investissement " et telle autre dans la
catégorie " fonctionnement " - en ce qui concerne le hors-bilan.
A la demande de la Commission des finances du Sénat à lépoque où
M. Arthuis était Rapporteur général, nous avions réalisé une telle étude. Nous
avons ainsi contribué à faire émerger la problématique des charges de retraite de
certaines entreprises publiques, telles que La Poste et France Télécom.
Nous vous préparons un rapport relatif au hors bilan de l'Etat. Nos travaux concernant
la fonction publique avancent et vont se poursuivre l'année prochaine sur les
perspectives des retraites. La problématique du hors-bilan nous renvoie à une vision
plus globale des comptes publics dans une perspective à la fois de l'autorisation du
contrôle et de la pluriannualité. De nombreuses décisions sont prises dans des
conditions telles que le débat budgétaire en est faussé. Prenons l'exemple de la
régulation budgétaire : cela sest amélioré, mais pendant des années, le vote du
budget n'était que symbolique, puisque très peu de temps après les ministres
apprenaient que 10, 15 ou 20 % des crédits étaient gelés.
Une procédure budgétaire va sans doute s'instaurer progressivement - comme cela
existe dans certaines organisations internationales -, et sera relative à la partie du
budget qui est votée pour plusieurs années et qui concerne 75 % du budget du ministère.
Les administrations doivent savoir qu'une certaine orientation ne sera pas discutée - je
ne parle pas des services votés -, et qu'une partie est votée à titre indicatif pendant
que l'autre est votée à titre hypothétique.
Lorsqu'on a en charge une administration importante, il serait plus simple de nous dire
- plutôt que d'attendre une lettre après la discussion budgétaire nous apprenant qu'en
vérité ce ne sont pas les bons crédits - que 75 % sont sûrs et que le reste dépendra
de tel ou tel critère. Mais qu'on nous le dise pendant la discussion !
L'administration n'est pas une entreprise et l'on ne peut pas espérer, si l'on
travaille bien, avoir du cash. On n'est pas dans cette dynamique, puisque l'on est
soumis à des autorisations. Lorsqu'on programme des travaux et que l'on apprend ensuite
que l'on n'aura pas l'argent nécessaire - l'exercice budgétaire est en fait
fictif -, c'est démoralisant ou alors, les personnes expérimentées fabriquent de
fausses prévisions budgétaires.
Dans une période où les taux de croissance sont extrêmement faibles de 2 %
- lorsque j'étais jeune fonctionnaire, ils étaient de 5, 6 ou 7 % - il convient
d'avoir une vision complètement différente des gestions. La pluriannualité est sans
doute nécessaire, ainsi que le contrôle du bon emploi des fonds publics. Les principales
variables ne sont pas liées à l'affectation de ressources supplémentaires, mais à
l'exigence d'une meilleure efficacité, d'un meilleur rendement. Et cest sans doute
lun des champs daction les plus fertiles du contrôle parlementaire.
M. le Président : Monsieur le Premier président, avez-vous réfléchi à des
modalités qui viseraient à intéresser les ministères aux économies réalisées ?
M. Pierre JOXE : Il existe déjà des procédures de ce type à petite échelle.
M. Bernard CIEUTAT : La Cour a simplement établi des bilans en ce qui concerne,
par exemple, l'expérience des centres de responsabilité créés à la suite de
circulaires de 1989 relatives au renouveau du service public. Effectivement, la Cour a pu
mesurer les conditions de l'efficacité de procédures telles que la globalisation des
crédits ou les facilités accordées en matière de report. La Cour a donc analysé ce
point, mais pas de manière systématique.
M. Pierre JOXE : Cela n'existe pour le moment qu'à petite échelle. Pour ma part,
j'avais mené des expériences pour les crédits des préfectures. J'avais signalé aux
préfets que les sommes qui leur étaient attribuées étaient définitives, qu'ils
n'auraient pas un sou de plus et qu'ils en faisaient ce qu'ils voulaient. Et bien au lieu
de renouveler leurs voitures tous les ans, ils ne les ont renouvelées que tous les trois
ans. Au lieu de payer onze abonnements aux journaux, ils n'en payaient plus que trois,
etc. Auparavant, les crédits étaient séparés. Le fait de les globaliser donne un
sentiment de responsabilité, même s'il s'accompagne d'inconvénients.
Il s'agit là du problème de la déconcentration et de la responsabilité. Cette
procédure existe, mais à petite échelle. Dans l'armée, en revanche, elle est très
répandue. Les chefs de corps disposent de crédits globaux qu'ils utilisent très
librement.
Ce type de procédure est contraire à la tradition française. Dans les pays
anglo-saxons, certaines personnes ont des responsabilités considérables, y compris en
matière de personnel. Je ne m'étendrai pas sur la question du personnel, car la Cour
mène actuellement un travail de longue haleine - dont vous aurez la primeur -,
à savoir la description de la fonction publique française.
M. le Président : Monsieur le Premier président, je vous remercie infiniment pour
cette audition extrêmement intéressante. Nous notons avec intérêt la disponibilité de
la Cour à notre égard, tout en respectant, bien entendu, son indépendance et ses
prérogatives. Nous allons faire en sorte que vos travaux et rapports, qui sont effectués
dans l'intérêt général, puissent déboucher sur des mesures concrètes.
Je vous remercie.
Audition de M. Jean PICQ,
Conseiller-maître à la Cour des comptes,
Président de la mission sur les responsabilités et
lorganisation de lEtat (novembre 1993-mai 1994)
(extrait du procès-verbal de la séance du 10 décembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux, ce matin, en
accueillant M. Jean Picq que je remercie de sa présence parmi nous. Nous avons souhaité
le recevoir à plusieurs titres : dabord parce quil est lauteur
dun rapport tout à fait remarquable sur lEtat ce qui lui donne une vision
générale des problèmes et du fonctionnement des pouvoirs publics, ensuite parce
quil bénéficie dune grande expérience en raison des nombreuses fonctions
quil a exercées ou quil exerce, notamment celle de magistrat à la Cour des
comptes.
Nous allons donc, monsieur le Conseiller, vous demander de faire un petit topo sur
votre façon dappréhender les problèmes notamment lefficacité de la
dépense publique et le contrôle parlementaire et surtout, soit directement, soit au fil
des questions et des réponses, de nous soumettre quelques propositions concrètes pour
améliorer notre système dont le moins que nous puissions dire est quil nest
pas très efficace.
M. Jean PICQ : Monsieur le Président, je vous remercie de votre invitation. Je
tiens avant tout à préciser que je ne mexprime pas en tant que magistrat des
comptes - je crois dailleurs que vous avez auditionné le Premier président il y a
peu - mais à titre personnel en raison même des travaux que jai eu la chance
danimer sur lEtat et qui ont conduit à la publication du rapport qui porte
dailleurs abusivement mon nom puisquil résulte dun travail collectif.
Il est vrai quen me rendant à votre invitation, je me suis dit quil y
avait dans le thème de votre groupe de travail un levier tout à fait évident de
réformes de lEtat.
Si vous le permettez, je partirai dune interrogation qui mest venue au
regard des chiffres pour vous faire, ensuite, part de trois réflexions fondamentales que
minspire ma réflexion personnelle sur la vie de lEtat car je crois que nous
souffrons en cette fin de siècle dune absence de réflexion fondamentale et que la
ruée sur les instruments, si nécessaire soit-elle, est vaine si elle nest pas
éclairée par une réflexion sur les enjeux. Cela explique, même si ce nest pas
exactement ce que vous attendez de moi, pourquoi je compte en quelques instants éclairer
les propositions que je vais par la suite vous soumettre en précisant que je ne suis, ni
un spécialiste du contrôle parlementaire, ni un spécialiste de la dépense publique, en
vous demandant de bien vouloir admettre que ce travail est un travail personnel et par
conséquent, fragile et soumis à la contestation.
Je débuterai mon propos par une interrogation car, de fait, nous observons, dune
part que depuis vingt ans, tous gouvernements confondus, la dépense publique na
cessé de croître par rapport au produit intérieur brut (PIB) - en 1995, nous sommes
encore 9 points au-dessus des Britanniques, 5 points au-dessus des Allemands - et
dautre part, - je me suis penché hier soir sur les statistiques dEurostat -
que dans leffort de décélération des dépenses publiques engagé par tous les
pays de lUnion européenne, nous avions, sur les cinq dernières années, réduit de
2,5 points de PIB notre dépense là où neuf pays sur quinze sont parvenus à la réduire
de 3,5 points voire de 5 points pour six dentre eux.
De cette double série de constatations je tire la question suivante : est-ce que, dans
le mouvement dabord daccompagnement, ensuite de décélération de la
dépense, la faiblesse ou linsuffisance du contrôle parlementaire ne constitue pas
un élément dexplication de notre retard français ?
1. Trois réflexions un peu générales me viennent de mon expérience et de ma
réflexion sur lEtat.
Premièrement, je crois que nous navons pas tiré suffisamment les conséquences
dans cette seconde moitié du siècle, de lextraordinaire montée en puissance de
lappareil bureaucratique. Quand Marcel Gauchet parle de " métamorphose des
pouvoirs " et dit : " la montée de ladministration comme
pouvoir est limpensé dun régime démocratique ", je crois
quil a tout à fait raison.
Nous avons été nombreux dans lEtat à avoir été élevés dans la religion de
ladministration, pur instrument dexécution dun Gouvernement lui-même
pur commis de la volonté générale. Je crois que ladministration est le serviteur
autonome du Gouvernement, mais quelle est devenue, de fait, par son énorme
capacité dexpertise, un pouvoir. Mais ce pouvoir doit être commandé, ce qui pose
la question de lorganisation ministérielle et du temps donné aux ministres pour
commander alors que la médiatisation et le cumul des mandats peuvent parfois accélérer
encore la difficulté pour eux de tout cerner et où, par ailleurs, le temps laissé pour
la compréhension du système, et a fortiori sa réforme, est souvent très court
du fait des alternances politiques.
En conséquence, il me semble que dans une réflexion nouvelle sur la séparation des
pouvoirs - même si je ne considère pas ladministration comme un pouvoir tout à
fait comme les autres - sinterroger sur la manière dont le Parlement peut aider les
ministres à contrôler ladministration comme pouvoir, est une exigence de ce temps
!
Nous continuons en effet à vivre dans une conception de ladministration qui
hésite à divulguer ses informations et qui se sent à labri, les ministres
endossant parfois seuls la responsabilité des erreurs ou des inerties. Il y a là, à mon
sens, un problème démocratique majeur. Je crois pouvoir dire que dans le système de
formation des hauts fonctionnaires, nous navons pas été élevés dans un grand
respect du Parlement : le système privilégie le service du ministre sans apprendre
à répondre aux questions des parlementaires. La question se pose donc en termes de
culture de la fonction publique, en tout cas de la haute fonction publique, et je mets
fortement laccent sur cet aspect des choses quand jévoque cette
" impensé " des régimes démocratiques actuels, car jestime
que nous sommes, de ce point de vue, très en retard par rapport aux régimes
parlementaires voisins.
En deuxième lieu, jai constaté, et cette réflexion mest venue elle aussi
de déceptions ou de désillusions (relatives car il faut avoir confiance en lavenir
et en son pays), la difficulté que nous avons eue à mettre en oeuvre des réformes dans
lEtat. Le rapport qui porte mon nom reste encore à mettre en oeuvre ce qui, bien
que me donnant loccasion de venir devant vous, nest pas très satisfaisant.
Ceci me conforte dans lidée quune grande réforme de lEtat -
aujourdhui, elle peut se résumer au mieux à quelques ministres qui
sintéressent au commandement de leur administration et au pire à un seul ministre
chargé de la réforme administrative - est une oeuvre dune grande ampleur qui ne
peut pas se faire sans limplication pleine et entière du Parlement !
Pour le pilotage de la réforme, rien ninterdirait que larticle 34 de la
Constitution prévoie que le Parlement donne son accord sur les problèmes
dorganisation générale de lEtat (si lon sengageait dans une voie
de décentralisation ou de déconcentration plus grande). Au demeurant, pour la
définition du périmètre de lEtat, toutes les décisions se trouvent dans les
mains du Parlement, quil sagisse de nouveaux transferts de compétences aux
collectivités locales, de transferts de souveraineté à lUnion européenne ou de
la création dautorités de régulation...
Je considère donc que cest une grave erreur conceptuelle que de croire que
lEtat se réformera sans le Parlement. Nos hauts fonctionnaires ont été formés
dans les années 60 à lépoque de lEtat tout-puissant, jacobin, centralisé
et du Parlement qui votait sans trop discuter. Lorsque je menais ce travail sur
lEtat, jai pris progressivement conscience de cette exigence dimpliquer
le Parlement et ce nest quen bout de course, lors de lultime
récapitulation, que jai mesuré, chapitre par chapitre, quau fond rien de
sérieux ne se ferait sans une implication très forte du Parlement.
Enfin, je crois que nous vivons dans un système public qui privilégie une logique
budgétaire de dépense au détriment dune logique comptable de résultats et le
temps court au détriment du temps long !
Toute la discussion au sein même de lexécutif, puis au Parlement, est orientée
sur la dépense nouvelle et je ne répéterai pas ici ce que vous savez mieux que moi sur
la non-discussion, de ce que lon appelle linéluctable et les services votés.
La conjonction, dune part, du fait quen dehors de la défense, il ny ait
guère de programmations pluriannuelles avec discussion des objectifs, chiffrage des
coûts à terminaison et mesure régulière des écarts et, dautre part, du fait que
lorsque les comptes publics existent, ils ne donnent pas une image fidèle, faute de
provisions, damortissements, dévaluation correcte des actifs, crée
finalement une situation un peu particulière qui est au coeur de votre sujet, à savoir
lincitation à un comportement dépensier. Lobjectif pour un bon ministre ou
un bon chef de service est de voir augmenter son budget, alors que le propre de la
responsabilité est de rendre des comptes et de sinterroger sur le coût de son
action. La civilisation a inventé la comptabilité comme étant, avec le droit, le
langage qui permet la discussion commune. Il est donc singulier que dans notre système
français, la comptabilité publique soit laffaire de quelques initiés et de
quelques comptables et non pas le support de la confrontation, le lieu de
lexplication et le moyen de la transparence.
2. Cest à laune des ces trois remarques que je crois assez
fondamentales, que je voudrais maintenant essayer de développer, des propositions
concrètes que votre Président a souhaité me voir formuler.
Je les articulerai autour de trois idées qui découlent de ce que je viens de dire :
premièrement, se doter dinstruments plus adaptés puisque la logique budgétaire de
la dépense est un instrument insuffisant ; deuxièmement, faire en sorte que
ladministration puisse rendre des comptes et que toutes les composantes de
lEtat soient dans une situation de reddition des comptes à linstar de
nimporte quel responsable dassociation, chef dentreprise ou élu
local ; troisièmement, sinterroger sur la manière dont le calendrier
parlementaire pourrait être revu en fonction de cette exigence.
Jai dabord parlé de modifier substantiellement les instruments
dappréciation de la dépense publique en privilégiant les comptes et les
résultats par rapport au budget et à la dépense. Au fond, les objectifs de cette
modification seraient de mieux connaître les charges, de voir plus loin, de distinguer ce
qui est inéluctable de ce qui ne lest pas, et dêtre en situation de repérer
les sources dinquiétudes, dexplosions de la dépense avec les conséquences
qui peuvent en découler sur le plan politique et social et, enfin, les marges de
manoeuvre.
Si on se fixe cet objectif très ambitieux, de quels instruments pourrait-on disposer ?
Je crois avant tout quil faudrait que les documents budgétaires que lon
pourrait appeler " les comptes prévisionnels ", au sens de
lentreprise, soient plus lisibles et plus complets et, ainsi que lon a déjà
dû vous le dire, quils intègrent notamment en droits constatés et non pas en
trésorerie, les engagements de lEtat - charges de retraites, effets du glissement
vieillesse technicité - GVT -...
Au-delà des documents prévisionnels annuels, il faudrait que nous puissions obtenir
des documents comptables pluriannuels simplifiés sur cinq ans dont lobjectif,
contrairement aux lois de programmation que redoute toujours ladministration du
budget au motif quelles risquent de ne laisser aucune marge de manoeuvre au
Gouvernement, serait de donner une visibilité à cinq ans des principaux postes de
dépenses.
On pourrait imaginer également que ces documents puissent clairement établir la
distinction, pour le Parlement, entre les charges inéluctables à législation constante
que les Américains appellent les discretionary expenses et les autres charges. Il
serait, en effet, assez vertueux, de pouvoir montrer au Parlement, alors que lon
entend souvent parler du train de vie de lEtat, que beaucoup dépend de la
législation et donc de lui-même, si tant est que lon repère les points où la
législation est modifiable...
Au nombre de ces instruments, jajouterai encore deux autres choses : dabord
une espèce de cadrage général qui nous permettrait, compte tenu dailleurs des
exigences qui découleront du pacte de stabilité au sein de lUnion européenne et
des perspectives de recettes, de dégager les profils maxima de dépenses possibles,
ensuite une ventilation par fonctions collectives majeures, et, ou, par grands engagements
de lEtat : les personnels, la dette, les dépenses dintervention...
Au fond, mais nous pourrons bien sûr y revenir parce que tout cela mériterait des
commentaires plus précis, lobjectif serait que le Parlement soit mis en situation
didentifier leffet à cinq ans des mesures décidées (allocation pour les
étudiants, RMI, emplois-jeunes, lancement dun programme militaire ou de
constructions scolaires), de connaître en permanence les engagements des contrats en
cours et didentifier, ainsi que je le disais, les changements de législation
nécessaires pour réduire la dépense et ne pas foncer dans une situation trop difficile.
Cest donc une première voie dexploration qui consiste à sinterroger
sur les instruments financiers et comptables qui, par leur contexture, permettrait au
Parlement de mieux exercer ses responsabilités.
Il en est une seconde qui est plus délicate dans la mesure où elle ne dépend pas du
seul Parlement et où elle suppose une grande conversion culturelle dans notre pays. Je la
résumerai en disant quil conviendrait de mettre toutes les composantes de
lEtat en situation de rendre des comptes.
Ainsi que je le soulignais précédemment, le système actuel, y compris dans les
établissements publics qui produisent pourtant des comptes, privilégie exclusivement la
logique budgétaire : on demande des postes, on demande des subventions de fonctionnement
ou déquipement, mais on ne sintéresse jamais au coût de ce que lon
engage, et de ce que lon fait alors même que les comptes, aussi imparfaits
soient-ils, permettraient aux responsables, aux tuteurs ministériels et aux
parlementaires de disposer dun outil danalyse et dévaluation fort
utile.
Une réforme de lorganisation de lEtat telle que celle que je suggérais
dans mon rapport - cest un travail difficile qui sappuie sur un programme
décennal de réformes comme ont pu en engager les Britanniques dans les années 80 -
supposerait de bien différencier les fonctions de régulation, les fonctions de
production des normes qui sont des fonctions centrales au demeurant peu coûteuses, des
fonctions de prestations de services qui peuvent être déléguées à des établissements
publics ou à des agences. Cette grande transformation, qui ne suffirait bien entendu pas
à tout régler, sopérerait sur la base de trois changements majeurs.
Ces agences, ces établissements publics (peu importe les mots mais puisquon a la
chance davoir cette formule " détablissement public ", je
trouverais dommage de ne pas en tirer profit) publieraient annuellement des comptes qui
permettraient, dans beaucoup de cas, de passer dune comptabilité de caisse à une
comptabilité de droits constatés ce qui obligerait à dresser un état du patrimoine
dévolu, à préciser les règles de valorisation des amortissements et de provision, à
évaluer les engagements hors bilan.
Je suis convaincu que la présentation dun bilan juste inciterait à valoriser le
patrimoine (et non pas à faire des économies sur les dépenses dentretien), et que
la publication de comptes permettrait aux citoyens ou à leurs représentants davoir
une juste image de lutilisation des ressources attribuées.
La contrepartie de cette exigence, serait une liberté de gestion accordée à des
responsables, nommés pour cinq ans dans le cadre dun contrat et des objectifs de
qualité et de résultats et, une dotation globale laissant des marges de manoeuvre en
termes de finances et de personnel, qui, nexistent pas aujourdhui puisque nous
sommes dans un système extraordinaire où nous " pensons " de
manière centralisée.
Lune des clés de la réforme de lEtat, cest daccepter une
culture de la décentralisation, fonctionnelle ou managériale : une culture où le
fonctionnaire parisien ne se sentirait plus obligé de gérer de manière fléchée les
crédits des établissements placés sous sa tutelle.
Naturellement, cette liberté de gestion a son pendant : une gestion par objectifs
avec des indicateurs. Je suis frappé de constater quà chaque fois que lon
entre dans ce questionnement, la simple recherche dindicateurs est vertueuse parce
quelle oblige ceux qui sy livrent à se demander pourquoi ils agissent et
comment leur action pourra être jugée. La chose ne va pas de soi.
La troisième proposition, dans laquelle je mavance prudemment devant des
parlementaires, étant conscient quil est toujours facile de dire de
lextérieur à ceux de lintérieur ce quils ont à faire, consisterait
à procéder à une réorganisation du travail parlementaire en tirant profit des deux
premières pistes, cest-à-dire des instruments différents dappréciation de
la dépense, dune part, et, dautre part, dune organisation de
lEtat qui le mettrait davantage en situation davoir à rendre des comptes. Le
Parlement pourrait ainsi mieux articuler le contrôle de la dépense, à laquelle vous ne
pouvez pas échapper durant la seconde partie de lannée, à lévaluation des
résultats. Au fond, lidée que je vous soumets reviendrait à dire en
sappuyant sur une première réflexion : " il faut contrôler
ladministration ! ".
Lune des missions essentielles du Parlement, à côté du vote de la loi et du
contrôle du Gouvernement est, en effet, de contrôler lefficacité de la dépense
publique parce quil en va de lintérêt national bien compris. Le Parlement
devrait mobiliser ses forces pour organiser, avec des temps obligatoires dexamen qui
réduiraient de facto le temps de la discussion législative, le contrôle de la
dépense publique. Légiférer moins et contrôler mieux pourrait ainsi devenir le nouvel
impératif catégorique de notre Parlement.
Dans cette perspective, la vie parlementaire pourrait se décomposer en deux
temps : un premier semestre qui serait consacré à lexamen des comptes publics
et lévaluation des politiques publiques et qui se bouclerait dailleurs par le
compte public consolidé quest la loi de règlement et un second semestre qui serait
un temps de cadrage et dexamen de la dépense annuelle. Mais, un examen éclairé
par le débat antérieur et infiniment plus vigoureux, dans la mesure où les
parlementaires disposeraient, grâce au travail du premier semestre, déléments de
discussions extrêmement approfondis.
Comment articuler les choses ? On pourrait imaginer, pour laspect
évaluation des politiques publiques et des résultats quen début de législature,
le Gouvernement issu des urnes, présente au Parlement les documents prévisionnels
quinquennaux que jévoquais antérieurement autour dune dizaine de fonctions
collectives majeures et des grandes catégories de dépenses, qui pourrait dans le même
temps décider dun programme pluriannuel de discussions de ces fonctions
collectives. Il y aurait ainsi, chaque année, au premier semestre un débat public
dévaluation sur deux ou trois fonctions collectives ou sur de grands programmes
civils et militaires. Il est étonnant de constater que ces derniers relèvent du secret
dEtat et quil est impossible de connaître le coût, à terminaison, des
programmes militaires qui mobilisent pourtant des sommes considérables.
Ce débat public serait nourri de trois types de travaux. Les commissions permanentes
ou spécialisées pourraient, sur la politique publique en cause, multiplier les
réflexions et les auditions ; un programme dauditions articulées permettrait
de demander aux fonctionnaires, que ce soit le patron du CNRS, le directeur dune
grande université parisienne ou le responsable de la délégation générale pour
larmement - et je crois que cela constituerait pour eux le meilleur moyen de se
sentir responsables - de sexpliquer non pas sur leur stratégie mais sur leurs
comptes des cinq dernières années, les ministres responsables se gardant, si je puis
dire, le privilège et la responsabilité de la discussion de cadrage sur ce quaura
été la politique publique engagée.
Ce premier semestre se bouclerait par le vote de la loi de règlement qui devrait
intervenir avant le vote du budget annuel.
Pouvait alors commencer une seconde phase à lautomne - que javais
suggéré dans le rapport il y a quatre ans - à savoir, en septembre un débat de
cadrage et dorientation sur lévolution des finances publiques pour lequel il
serait judicieux que le Parlement ait une vision consolidée des comptes publics,
cest-à-dire, non seulement des comptes de lEtat, mais des comptes des
collectivités et des comptes sociaux. (A ce propos, je crois savoir quil existe en
Belgique un Conseil supérieur des finances publiques qui se trouve en mesure de procéder
à cette consolidation, même si elle nest pas définitive et certifiable, ce qui
permet aux parlementaires davoir une vision plus précise de lévolution
générale des finances publiques). Ce débat de cadrage concernerait la politique fiscale
puisquelle donne la ligne des recettes et détermine lévolution des
prélèvements obligatoires et de lendettement de lEtat et sans doute aussi,
puisque lon sait que cest bien là que réside une bonne partie des
perspectives de réduction de la dépense qui nest pas la plus facile,
lévolution de la fonction publique par catégories.
Une fois, ce cadrage, à la fois anticipé par lévaluation et éclairé par
elle, fixé en débat public, ce serait ensuite aux commissions parlementaires et
permanentes que reviendrait la charge dexaminer, budget par budget, le détail des
propositions faites par le Gouvernement.
Voilà, Monsieur le Président, Messieurs les députés, ce que je voulais dire en
ayant malheureusement constaté quemporté par ma passion, jai dépassé le
temps qui métait imparti.
M. le Président : Cest tout à fait légitime car vous avez dit énormément
de choses et je vois que vous appliquez immédiatement la recommandation que vous proposez
puisque vous évaluez, vous-même, à peine votre exposé fini, le temps que vous lui avez
consacré. Quant à nous, nous pouvons en évaluer le résultat qui est, je dois le dire,
excellent !
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Monsieur
le Président, Monsieur le conseiller, je me bornerai à poser quelques questions en
complément de votre rapport et de lexposé que vous venez de présenter sur la
nécessité pour les gouvernements de sadapter à la conjoncture.
Le Gouvernement use de plus en plus fréquemment de la procédure dannulation
budgétaire et vous proposez dans votre rapport le retour au fonds daction
conjoncturelle qui avait été mis en place au début des années 1970 : pourriez-vous
nous préciser pourquoi ce fonds daction conjoncturelle na pas été maintenu
et sil est de nature à permettre au Parlement de mieux maîtriser ses annulations
de dépenses ou le contrôle de la dépense publique ?
Par ailleurs, vous avez expliqué que le ministre était beaucoup plus souvent le
représentant de son administration quun responsable politique et quen fait,
en devenant ministre on oubliait beaucoup - si je veux schématiser - sa responsabilité
politique : quelles conséquences en tirez-vous par rapport à lorganisation
ministérielle, que pensez-vous - cest une question qui est un peu liée - du
contrôle interne existant au niveau des différents ministères et pensez-vous quil
pourrait être porté à la connaissance des parlementaires ?
M. le Président : Je rebondis sur ces propos avant de donner la parole au
Président de la Commission des finances : lune des suggestions que nous avons
entendue au cours de nos auditions et qui a retenu lattention de plusieurs
dentre nous consistait à envisager la présence, soit de secrétaires dEtat
juniors, soit de secrétaires généraux dadministration, qui auraient pour tâche
de soccuper de la gestion du ministère pour permettre - et cest là où la
proposition se situe dans la ligne de la question de M. Migaud - aux ministres de
soccuper davantage de la stratégie, car on saperçoit que, très souvent, il
ny a pas de gestion propre du ministère.
Evidemment, lexpérience que vous avez eue en particulier au ministère de la
défense est un peu spéciale, mais cette idée vous paraîtrait-elle si on
lélargissait à lensemble des ministères, comme cest dailleurs
le cas dans dautres pays, constituer une bonne piste ?
M. Jean PICQ : Je men voudrais beaucoup, Monsieur le Rapporteur général,
davoir pu laisser croire que jai cette vision du ministre : au contraire,
je crois pour en avoir servi quelques-uns, que cest la noblesse de ce métier que
dêtre le " patron " de ladministration.
Il est vrai cependant que la situation a évolué. On a toujours tendance à charger
les hommes ce qui est normal, en oubliant finalement le temps qui passe. Je crois que
lune des explications majeures de la situation que nous connaissons en cette
période marquée par le cumul des mandats tient au fait que la décentralisation a donné
des perspectives demplois extraordinaires à des hommes qui mesuraient bien à quel
point, à Paris, la situation - soit au Parlement, soit à la tête de
ministères - était moins réjouissante du point de vue de lexercice de
missions publiques. Par conséquent, il est un peu facile de considérer que la seule
justification du cumul soit la garantie de lavenir pour que le jour où lon
perd sa fonction, on en retrouve une autre. Je crois que lune des explications du
cumul - même si je suis tout à fait convaincu, personnellement, quil est
vertueux, sage et sans doute populaire auprès des citoyens que le ministre soit à temps
plein dans ses responsabilités ministérielles - vient de ce que lon a les coudées
infiniment plus franches lorsque lon est patron dune région, dun
département ou dune grande ville que lorsque lon est pour quelques mois ou
pour quelques années, en charge dun département ministériel.
Si on ajoute, à cette situation, le poids extraordinaire quont pris, dans la vie
des ministres, par rapport à ce quelle pouvait être durant les années où, avec
votre Président, nous étions sur les bancs de lécole, la présence médiatique et
linternationalisation des affaires, il faut dire quil sagit dun
métier si contraignant aujourdhui quil faut imaginer de laider dans ce
quil a de plus dur, à savoir le contrôle, qui prend énormément de temps.
Pour ce qui est du contrôle interne, je dirai que cest un vaste sujet et je ne
pourrai pas ici développer tout ce que lon peut en dire : je crois quil y a
des corps dinspection qui fonctionnent et de nombreux autres qui ne fonctionnent pas
parce que lon y met des hommes qui y attendent gentiment la fin de leur carrière...
Le contrôle de la juridiction financière est, je le crois, indiscutablement utile
mais effectué a posteriori. Cest pourquoi je ne peux que répéter ce
que je disais dans mon exposé - je crois quil ny a pas
dalternative - au contrôle parlementaire. Le contrôle interne est effectué
en général par des équipes à effectifs réduits, composées de gens souvent âgés et
qui ne sont pas toujours en situation de porter le fer là où, de surcroît, ils ont en
permanence à leurs côtés des hommes avec qui ils ont travaillé dans des fonctions
antérieures. Je ne crois pas, et en encore une fois en disant cela je ne veux surtout pas
attenter à la dignité des corps, quils soient en situation, quil
sagisse du Contrôle général des Armées ou de lInspection des affaires
sociales, de donner toujours même sils exercent au mieux leur métier, les
éléments de contrôle dont les ministres ont besoin. Sil est utile quils
existent, ils ne sont, en tout cas, pas suffisants !
Nous avions suggéré dans le rapport que le Premier ministre arrête chaque année un
programme de contrôle de lEtat qui serait rendu public de sorte que le Parlement
puisse obtenir, dans des conditions déterminées avec les ministres puisquil peut y
avoir des rapports qui pour telle ou telle raison justifient une certaine protection,
communication des rapports dinspection et des rapports internes.
Je ne crois pas, personnellement, quon puisse attendre beaucoup de cette
perspective. Jestime, en revanche, monsieur le Président que, comme toujours, le
problème de lEtat en France - permettez-moi de le dire - tient au fait que nous
sommes totalement convaincus, pour avoir été élevés les uns et les autres dans cette
religion, que lEtat est parfait et que nous sommes les meilleurs là où,
malheureusement, les exemples étrangers nous démontrent que tel nest plus le
cas !
En conséquence, lorsque nous constatons que la Grande-Bretagne et lAllemagne,
qui sont des grands pays démocratiques avec des régimes parlementaires puissants, ont
recours aux junior ministers ou aux secrétaires généraux il nest pas
interdit de penser que cela pourrait être une solution davenir pour nous. Il est
vrai que quelques mauvais souvenirs ont la vie dure et que, très naturellement et très
spontanément, les ministres arrivant sinquiètent du poids et de la puissance
acquise par le Secrétaire général qui, dans ladministration importante qui est la
sienne, a pour lui la durée et lautorité que lui confère sa fonction :
cest, en effet, pour un homme politique qui ne voudrait pas exercer ses
responsabilités ou qui aurait du mal à asseoir son autorité, une difficulté que je ne
sais pas contourner...
Je crois cependant que cette proposition est intéressante. Elle présente, à mes
yeux, un double intérêt : dune part, elle obligerait à figer la structure
gouvernementale autour dune quinzaine de grandes administrations permanentes dans
une loi organique qui fixerait les grandes administrations publiques, dautre part
elle attribuerait - cela existe au ministère des affaires étrangères mais cela peut
exister au ministère de la défense ou au ministère des finances ou de la justice - un
rôle important à un secrétaire général. Il est vrai que lon peut discuter sur
le point de savoir si, dans une vision démocratique, il nest pas utile pour le
ministre, très pris par ailleurs, de disposer, avec un secrétaire dEtat sans
cabinet et sans compétences autres que lanimation de ladministration,
dune espèce de regard politique permanent sur le secrétaire général... Je ne
suis pas sûr que ce soit la bonne solution et je préférerais, personnellement, selon la
formule à langlaise, que le junior minister soit plus celui qui aide le
ministre dans ses fonctions vis-à-vis du Parlement et à lextérieur et quon
parte du principe quun haut fonctionnaire est là pour obéir, pour servir et par
conséquent, que sil se met en situation auprès du nouveau ministre de ne pas faire
ce que lon attend de lui, les postes étant à discrétion du Gouvernement, il sera
muté.
Pour ce qui est du Fonds daction conjoncturelle - FAC -, je crois que
mon successeur à cette table pourra vous dire mieux que moi les raisons pour lesquelles
il a été créé et abandonné. Ce que nous avions voulu indiquer cest que rien
nétait plus contraire à la dignité même du vote parlementaire que ces
procédures dannulation qui se font en cours dannée sans discussion. Par
conséquent, si lon a une visibilité insuffisante sur lévolution des
finances publiques je crois quil est sage alors de disposer de marges de manoeuvre
et le FAC est pour moi une marge de manoeuvre conjoncturelle susceptible dêtre
débloquée après information du Parlement.
Pourquoi a-t-il été abandonné ? Parce quil est apparu quil ne
constituait pas un instrument suffisant et que la bonne régulation mise en place donnait
alors à lépoque à la Rue de Rivoli et aujourdhui à Bercy, un instrument
daction infiniment plus efficace.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Monsieur
le conseiller, tout à lheure, vous avez indiqué que lEtat ne peut pas se
réformer sans le Parlement : pensez-vous que ce dernier, dans sa forme et dans son
fonctionnement actuels, peut contribuer à cette réforme et, dans le cas contraire,
quelles modifications ou améliorations envisageriez-vous ? Parallèlement, quel doit
être, selon vous, le rôle de la Cour des comptes et comment peut-elle conjuguer son
action à celle du Parlement pour quil puisse jouer son rôle ?
M. le Président : La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Monsieur le Président, ma question
sadresse autant à vous-même quà M. Picq qui nous recommande, à juste
titre, de légiférer moins et de contrôler mieux ! Notre problème est de passer aux
travaux pratiques dont nous avons aujourdhui un exemple type avec lexamen de
la loi sur le délit de grande vitesse.
Monsieur le Président, votre autorité est grande : voilà le type de textes qui
sajoute à une multitude doutils qui existent déjà alors que nous avons tous
les moyens pour appliquer les sanctions. Les magistrats sont fatigués de voir
saccumuler les textes qui compliquent le fonctionnement de la justice et nous allons
nous trouver les uns et les autres dans la situation, dici à quelques mois de
devoir dire : " pourquoi la justice est-elle aussi sévère quil faille
mettre plusieurs milliers de personnes en prison ? ". En conséquence, arrêtons
de faire des lois, des règlements et des empilements de textes qui compliquent le
fonctionnement de lEtat. Quand commencerons-nous à mettre en application ce qui a
été très bien dit par M. Picq ? Nous sommes tous fatigués de constater que rien
ne change...
M. le Président : Jespère que nos travaux vont contribuer à faire bouger
les choses mais votre observation est tout à fait pertinente !
Jai reçu lautre jour et je vous le ferai distribuer parce quil
constitue un argument extraordinaire, un papier de M. Braibant que jai
dailleurs transmis à certains collègues du groupe RPR que je recevais à déjeuner
où il écrit globalement que linflation amène la dévaluation et que
linflation de la loi amène la dévaluation de la loi. Il a quelques formules
cinglantes dont je vous livre la suivante : " on peut dire, à propos des lois,
ce quAndré Siegfried disait il y a quelques décennies à propos des Chinois, on ne
sait pas combien ils sont mais ils sont nombreux " ou encore " si on
interroge les parlementaires pour savoir à quelques milliers près, combien de lois sont
en vigueur, la question restera sans réponse ". Je ne me livrerai pas ici à
lexercice mais il ne fait pas de doute que laffirmation est tout à fait
pertinente.
M. Jean PICQ : Monsieur le Président, permettez-moi de remonter un instant dans le
sens des questions.
Je ne me permettrais pas de voir ce qui peut se faire du côté du Parlement ou de
lordre du jour parlementaire mais je métais posé cette question dans la
mission que janimais et javais obéi à un réflexe de plombier en me
disant : " puisquil y a inflation législative - cétait une
vision très instrumentale et comme telle insuffisante qui avait dailleurs suscité
beaucoup démotion - on va suggérer deux mesures dissuasives : dune part
quil ne puisse y avoir quun seul conseil des ministres par mois qui adopte des
projets de loi et dautre part, à linstar dune formule qui, je crois,
existe en Suisse, que lon publie avant lexamen au Parlement le projet de loi
au Journal Officiel pour recueillir, à son sujet, lavis et les observations
des citoyens ".
Je mesure bien le caractère provocant de ces deux propositions : dans le premier
cas parce que lon pourrait dire que le plombier empêche lhomme politique de
mettre en oeuvre un programme et dans le second cas parce que, dune certaine
manière, on donne la préférence aux citoyens sur leurs représentants légitimement
désignés pour voter les lois.
Néanmoins, il est un moment, me semble-t-il où, à force de constater, de rapport en
rapport, quil y a inflation législative, que trop de droit tue le droit ou que,
ainsi que vous le disiez linflation dévalue, il faut accepter de prendre des
mesures de contrainte. Or, quand jévoquais tout à lheure cette idée que je
crois bonne, de donner comme priorité au Parlement - puisque le grand public
nignore pas que, pour lessentiel, la production législative vient de
ladministration et du Gouvernement - de contrôler la dépense publique et
ladministration, je vous délivre un message avec la passion qui mhabite parce
je crois que nous arrivons à un stade où, sil ny a pas cette novation, cette
" métamorphose des pouvoirs " pour parler comme Marcel Gauchet, nous
continuerons à vivre dans un système qui nest pas du tout satisfaisant !
Si on intègre dans le nouveau calendrier parlementaire à côté de la session
budgétaire la session de lévaluation, le temps laissé pour lexamen des
grands projets de loi pourra être moindre ! Je ne prétends pas que cest la
solution à la question difficile que pose le Président Méhaignerie, mais nous disposons
là dun levier justifiable à légard de lopinion par lidée que
ce serait rendre service à tout le monde que dobliger ladministration à
être soumise à la contrainte de résultats.
Monsieur le Président de la Commission des finances, javoue - je ne dis pas cela
parce que je suis ici - quen bons fonctionnaires français habitués à vivre au
sein de lexécutif, nous navions pas envisagé, au moment où commençaient
les travaux sur la réforme de lEtat, découter les parlementaires, après
avoir auditionné les ministres et les anciens ministres. Nous lavons fait en phase
finale, dans une espèce de sursaut démocratique et cela a été lun des moments
les plus intéressants de cette commission quand nous avons reçu trois sénateurs et
trois députés...
En relisant ce rapport je me suis aperçu quen effet - et cest la réponse
à la question que vous me posez - rien de sérieux ne peut se faire dans lEtat
quant à sa réforme, cest-à-dire quant à sa nouvelle situation, sans le
Parlement. Sil sagit de supprimer une direction, dinformatiser un
service ou de changer un document budgétaire, cela relève, en effet de la main du
ministre ou du secrétaire général que lon nommerait. Tout autre chose est
dinventer lEtat dont nous avons besoin pour faire face à cette situation
insolite qui est la nôtre, où il y a à la fois un mouvement de décentralisation
puissant pour gérer au plus près et lémergence dun espace européen qui est
de plus en plus divers et qui va de la monnaie à la sécurité en passant, demain, par
luniversité et la culture. LEtat ne peut plus être centralisé mais
uniquement décentralisé et membre de lUnion européenne. Cest pour moi le
sujet le plus important aujourdhui !
LEtat jacobin centralisé était une solution extrêmement commode : selon moi,
il est mort et cest aujourdhui cette situation que nous devons vivre !
Inventer le système qui permettra au Parlement national, seul forum politique
aujourdhui disponible pour délibérer de cette articulation, de ce quon
transfère à des collectivités locales décentralisées, de ce quon transfère sur
lespace européen. Il doit aussi sintéresser à la fragmentation, sphère par
sphère, des pouvoirs : la sphère médiatique ou la sphère des communications hier
et peut-être demain celle du médicament. On voit proliférer des autorités de
régulation. LEtat devient donc en quelque sorte un architecte et de moins en moins
un gestionnaire, il devient un stratège, un arbitre et de moins en moins un prestataire
de services puisquil délègue à dautres cette fonction, sur le territoire,
dans des autorités de régulation ou à Bruxelles.
La tâche du politique nest pas simple mais si on y ajoute cette idée que, dans
un pays comme le nôtre, on attend de lui quil donne la direction, elle devient
alors considérable et ne peut plus relever des seuls ministres mais du Parlement
national.
Si lon veut ajuster les compétences, revoir le territoire, imaginer une nouvelle
carte, cest laffaire du Parlement ! Si lon veut aller plus loin dans la
création dautorités de régulation, cest laffaire du Parlement ! Si
lon veut aller plus loin dans la communautarisation de domaines, cest
laffaire du Parlement , au moins pour ce qui a trait à leur ratification et si
lon veut - et ce sera mon dernier élément de réponse à la question que vous
posez - permettre à un Gouvernement qui engagerait cette transformation de lEtat
que jévoquais tout à lheure en indiquant quil convenait de bien
distinguer les fonctions de régulation des fonctions dopérations et de prestations
de services, avec des agences ou des établissements publics, cest un programme
décennal quil faut engager et pour lequel le Parlement pourrait être un levier
dautant plus efficace quil serait en situation, ainsi que je le suggérais
dans le cadre de lorganisation du travail parlementaire, de demander aux
établissements publics des explications sur leurs comptes.
Concernant la Cour des comptes, jai dit dentrée de jeu et je ne voudrais
pas déroger à cette règle, que je mexprimais à titre personnel !
Je préciserai simplement que je pense quelle peut beaucoup aider le Parlement.
On pourrait choisir une formule anglo-saxonne, mais pour le coup je trouverais dommage
de ne pas respecter la tradition nationale qui veut, depuis Philippe le Bel, que nous
trouvions sage quun juge des comptes, conscience financière de la démocratie,
vérifie le bon emploi des fonds publics. Or le temps de la Cour des comptes nest
pas le temps du Parlement : il sagit dun temps long car il faut du temps pour
comprendre et contrôler là où le Parlement doit vite statuer. Je crois préférable et
plus conforme à la tradition française de maintenir une Cour des comptes indépendante,
mais qui na pas de cesse despérer, et de vouloir que le Parlement tire le
plus grand profit de ses travaux.
Je crois que si lon sengageait dans une programmation pluriannuelle
dévaluation de politiques publiques, en début de législature, la Cour des comptes
pourrait bâtir sa propre stratégie de contrôle pluriannuel en tenant compte de ce que
le Parlement aura fixé : si je sais quen 2001, on va discuter de la
politique de la recherche, je crois quil viendrait à lesprit des chefs de la
Cour de faire en sorte quà la même époque convergent vers le Parlement des
rapports publics particuliers ou des rapports touchant aux grands établissements de
recherche !
M. le Président : Merci infiniment ! Je suis persuadé que votre audition sera
extrêmement utile à tous nos collègues ainsi quà notre groupe de travail.
Intervention de M. Augustin BONREPAUX,
Député,
Président de la Commission des finances, de léconomie générale et du plan
de lAssemblée nationale
(extrait du procès-verbal de la séance du 10 décembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Mes chers collègues, je vous propose maintenant de
suivre un exposé ou une communication du Président Bonrepaux - je ne sais pas sous
quelle forme il souhaite intervenir - sur lOffice parlementaire. Puisque cest
un sujet que nous avons abordé à plusieurs reprises, cest une bonne chose que nous
ayons la possibilité den traiter. Pour ce faire, monsieur le Président, je vous
cède la parole.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Mes
chers collèges, je vais faire un exposé rapide après quoi, je présenterai bien sûr
une communication plus importante à M. le Rapporteur général.
LOffice parlementaire dévaluation des politiques publiques a été créé
par la loi du 14 juin 1996. Vous savez quil fait suite à la mission
dinformation présidée par Laurent Dominati et quil résulte de navettes
entre les deux assemblées. Il est donc le fruit dun compromis entre les ambitions
des promoteurs de lOffice et le respect, dune part, de la logique du système
institutionnel français et, dautre part, des compétences des organes
constitutionnels existants. Dailleurs, Jean-Pierre Delalande, qui était le
rapporteur de la commission spéciale, avait conclu ses travaux en estimant que : "
à défaut de répondre à tous les espoirs exprimés par lAssemblée, le texte
adopté présentait néanmoins le mérite de permettre la mise en place dun
organisme viable, tout en préservant une souplesse suffisante ",
même si nous allons voir quil noffre pas toute la souplesse souhaitée.
Bien sûr, cet office sest trouvé un peu pénalisé par le fait
quimmédiatement après sa création, il y a eu dissolution. Ses travaux nont
donc pu réellement débuter que vers la fin 1997 et nêtre livrés, en ce qui
concerne les premiers, quen 1998. Ces derniers comprenaient un premier rapport
confié à M. Philippe Marini sur la politique maritime et littorale de la France, le
6 mars 1998, et un second rapport, confié à M. Jean Cluzel, sur lefficacité des
aides publiques en faveur du cinéma français, publié le 7 octobre.
Trois saisines sont actuellement en cours : la première, confiée à M. Edmond Hervé
porte sur la CNRACL, la deuxième, confiée à M. Gérard Bapt, porte sur le rôle des
flux financiers entre les collectivités publiques et les entreprises en matière
demploi - il sagit donc dune appréciation sur lefficacité
des aides en faveur de lemploi - et la troisième, confiée à M. Serge
Vinçon, est relative à lévaluation de dispositifs publics de promotion des
investissements étrangers en France. Ces deux dernières études ont été confiées à
des organismes extérieurs.
Après une année de fonctionnement effectif, il est déjà possible de relever un
certain nombre de difficultés résultant du compromis qui avait présidé à la création
de lOffice.
Le premier reproche que lon peut lui adresser est sa lourdeur excessive dans les
procédures, le délai entre la décision de saisine de lOffice, la date de
désignation du rapporteur, le choix de lorganisme détude, puis sa
transmission à lauteur étant beaucoup trop important. Jen donnerai un
exemple : la Commission des finances de lAssemblée a décidé dans le courant du
mois de mars de demander une évaluation sur lefficacité des aides à
lemploi, mais létude, qui a débuté le premier septembre, ne sera rendue
quau mois de mars. Il ne sagit donc pas dun organisme très souple,
susceptible de guider les commissions dans leurs interventions concernant le budget de
lemploi, par exemple.
A cette lourdeur, vient sajouter la composition bicamérale de lOffice qui
contraint à tenir compte des agendas des deux assemblées, ce qui ralentit encore les
choses.
Le deuxième défaut de lorganisation actuelle tient à linstabilité qui
résulte de lalternance annuelle de la présidence. En raison des récentes
élections sénatoriales, durant un mois, il a été impossible de réunir lOffice.
Celui-ci sest réuni pour remettre en place ses structures, sans pour autant avancer
beaucoup dans ses travaux.
Enfin, la troisième critique, qui est la dernière, mais sans doute la plus gênante,
liée, elle aussi, à la composition bicamérale de lOffice, réside dans la
possible contradiction entre la majorité désignée par le suffrage universel direct et
celle de lOffice : cest cette contradiction qui a, jusquici, interdit à
lOffice de voter sur un seul des rapports qui lui ont été soumis et dont, après
consultation, il a été décidé de les transmettre aux auteurs des saisines, afin
quils puissent les utiliser à leur gré.
Certes, après une seule année de fonctionnement, il est malaisé de porter un
jugement définitif ou de dresser un constat déchec. Cependant, il est tout de
même possible de livrer quelques constats et surtout de présenter quelques propositions.
En matière de constats, outre la lourdeur, il est permis de se demander si cette
analyse a posteriori ne fait pas double emploi avec le travail que doit, par
ailleurs, accomplir la Cour des comptes, qui se donne un certain recul.
Dans ces conditions, quelles sont les propositions envisageables ?
Je ne pense pas que lOffice puisse jouer le rôle de conseiller pour examiner,
dans la plus grande souplesse et dans la plus grande diligence, les rapports sur lesquels
les commissions doivent délibérer. Il me semble donc que la première proposition qui
vient à lesprit est de privilégier lutilisation des organes institutionnels
qui existent - les commissions permanentes, les commissions denquête et missions
dinformation -, qui ont la faculté de commander des études dévaluation à
des organes extérieurs.
Au cours des années récentes, à lAssemblée nationale, deux commissions
denquête ont commandé de telles études, tout comme la Commission des finances qui
y a eu recours à plusieurs reprises, notamment en 1988, lorsquelle avait demandé
des projections tendancielles à moyen terme de léconomie française de 1987 à
1991, dune part, à lOFCE - Observatoire français des conjonctures
économiques -, et, dautre part, à lIPECODE - Institut de prévisions
économiques et financières pour le développement des entreprises -, ou lorsque, en
1989, elle avait commandé à lOFCE et au CPII - Centre détudes prospectives
et dinformations internationales - une étude sur lavenir des déséquilibres
macro-économiques en Europe, ou quand , en 1990 , elle avait commandé à LIFRI -
Institut français des relations internationales - et au MIT (Massachusetts Institute of
Technology) une étude sur la France et lUnion économique et monétaire
européenne. Jajoute que, plus récemment, en 1997, la commission a commandé aux
cabinets BIPE et Bernard Bruhnes une évaluation du dispositif de la loi Robien.
Le choix de confier lévaluation aux commissions et aux missions
dinformation présenterait le mérite de privilégier la souplesse et
ladaptation de la réponse aux questions posées par un organe, dont la mission
reste avant tout politique, pour éclairer les choix qui doivent être faits au moment où
ils doivent être faits.
Naturellement, en ce qui concerne lOffice, on peut se demander sil ne
serait pas possible de le conserver en le dotant dun peu plus de stabilité et en
calquant son rôle sur celui de lOffice des choix technologiques . Quoi quil
en soit, sil devait être maintenu dans sa forme actuelle, il devrait poursuivre son
travail sur la base danalyses faites avec un peu plus de recul et améliorer son
fonctionnement, ce qui supposerait au moins deux modifications dans son organisation.
La première consisterait à substituer à lalternance annuelle des présidences,
une désignation triennale sur le modèle en vigueur pour lOffice des choix
scientifiques et technologiques, ce qui permettrait de conforter son identité.
La seconde pourrait viser à en assurer la stabilité de sa composition, en confiant
aux groupes le soin de la désignation de la totalité des membres de lOffice, à
lexception des Présidents et des Rapporteurs généraux des Commissions des
finances. En effet, aujourdhui, lorsquun membre dune commission en
change, sil est membre de lOffice au titre de la première, il disparaît, ce
qui empêche la stabilité qui est souhaitable dans un tel organisme !
A ces conditions, lOffice pourrait procéder à des évaluations a posteriori
sur les politiques publiques, encore que lon puisse, à ce moment-là,
sinterroger sur le point de savoir sil nempiéterait pas sur le travail
quaccomplit actuellement la Cour des comptes.
Telles sont, Monsieur le Président, les observations que je peux formuler après cette
année durant laquelle jai vu fonctionner lOffice dévaluation des
politiques publiques.
M. le Président : Je vous remercie beaucoup, monsieur le Président. Nous avons,
devant nous, un petit quart dheure pour discuter du sujet et je pense que votre
exposé ouvre de manière excellente le petit échange que nous pouvons avoir.
Nétant pas spécialiste de la question, mais y ayant, comme vous tous,
réfléchi compte tenu de nos précédentes discussions, je me bornerai à quelques
observations.
Comme le texte concernant cette structure implique à la fois lAssemblée
nationale et le Sénat, je commencerai par dire quil ne sagit pas, pour nous,
de prendre telle ou telle décision immédiate, mais dagir avec tact et mesure et de
regarder le plus pratiquement possible ce qui peut être efficace.
La liste de critiques que vous avez dressée - même si vous avez souligné, à fort
juste titre, que lOffice étant une création récente, on ne peut pas porter de
jugements définitifs - donne tout de même limpression que les premières études
qui ont été réalisées, et qui étaient certainement bienvenues, nont pas
vraiment " accroché " sur quelque chose de très précis.
Je peux vous livrer mon témoignage de modeste Président de cette Assemblée en disant
que, concernant le rapport sur la politique maritime dont jai entendu parler à
loccasion du débat sur sa sortie, certains lont jugé critique et que je
nai pas limpression, sauf erreur de ma part mais vous me corrigerez si je me
trompe, quil ait embrayé sur une quelconque définition politique. A qui la faute ?
Peut-être à nous-mêmes ou au Gouvernement, je lignore... Il en a été de même
avec létude sur le cinéma : il sagissait très certainement dun
rapport utile et la personnalité qui la commandé - puisque, si jai bien
compris, il a été commandé à un organisme extérieur - est spécialiste du sujet,
mais, pour ma part, je ne vois pas très bien comment il a pu embrayer sur une politique
concrète.
Par ailleurs, au fil de nos discussions et de nos auditions, nous avons souvent
évoqué le modèle britannique et, même sil est impossible de copier les choses à
lidentique, les situations étant différentes, on voit sesquisser - vous me
reprendrez si je me trompe - un schéma dans lequel la Commission des finances jouerait
son rôle et où elle procéderait - la Commission des finances ou un
démembrement de celle-ci -, avec laide de la Cour des comptes ou dun
autre organisme, à lexamen systématique dune série de fonctions
collectives, de directions et de politiques. Si les Commissions des finances assument
cette tâche, il est difficile que lOffice sen charge, ce qui ne veut
absolument pas dire quil faille le supprimer dun trait de plume, mais que nous
ne pouvons pas consacrer notre énergie à trop de choses...
Si ce schéma, que je viens desquisser maladroitement, est retenu, cela revient
à dire que nous nallons effectivement peut-être pas mettre tout notre poids sur
lOffice.
Enfin, nous sommes habitués au travail Sénat-Assemblée nationale. Pour lOffice
des choix technologiques, la formule marche bien, mais parce que nous nous situons dans le
très long terme et quil jouit de la stabilité que vous avez décrite, mais, dans
le cas qui nous intéresse, la situation nest pas exactement la même. Il existe une
autre différence qui nous avait peut-être échappé au moment de la création et qui est
importante : lOffice des choix scientifiques et technologiques ne se trouve pas,
lui, en contradiction avec une commission permanente. Quoi que lon pense, cet
Office, si les Commissions des finances font leur travail, na plus tellement de
raisons dêtre, dautant que, sauf erreur de ma part, les Présidents sont les
mêmes alternativement.
Ce sont là des idées que je lance tout en précisant quil nest pas
besoin, non plus, de se gendarmer, contre telle ou telle institution, mais quil faut
savoir, par rapport à notre future proposition ce sur quoi nous entendons mettre
laccent !
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances :
Puisque nous sommes entre nous, je vais me permettre dêtre plus brutal encore :
je nai pas encore compris lintérêt de ce que jai, un jour, qualifié
de " machin ".
Très franchement, hormis les institutionnels, les deux Présidents, les deux
Rapporteurs généraux - et encore ce nest pas toujours le cas - et la
personne qui est candidate pour établir un rapport, il ny a pas dautres
présents ! On mobilise une partie de ladministration du Sénat et de
lAssemblée nationale, et beaucoup de notre temps, pour un office dont je nai
pas encore compris lutilité. Cest pour moi lexemple type de la fausse
bonne idée et je vois de moins en moins lintérêt de passer par une structure
supplémentaire pour faire ce que chacune des commissions doit pouvoir faire elle-même,
à partir du moment où elle fait bien son travail, ainsi que vous lavez dit.
Personnellement, puisque je tiens ce raisonnement, jai plutôt une proposition
abrupte, même si elle demande peut-être à être quelque peu enrobée : la suppression
de cet office ! Nous avons parlé tout à lheure dinflation législative,
dempilement de textes et de structures et je crois que là, vraiment, on a créé un
truc inutile.
Cest une structure quon ne peut pas comparer avec lOffice des choix
technologiques, dabord parce que ce dernier est à cheval sur plusieurs commissions,
ensuite parce quil présente au moins le mérite de confier à quelquun, qui
nest pas déjà président, une présidence et qui a donc à cur de faire
fonctionner cet organe, enfin parce que son organisation est beaucoup plus transversale
que celle de lOffice qui nous intéresse et qui se trouve, lui, complètement dans
le champ de ce que doit être le travail de chacune des Commissions des finances à partir
du moment, où effectivement, nous avons la volonté dexercer notre pouvoir de
contrôle. Rien ne nous empêche, au niveau de la Commission des finances de
lAssemblée nationale, de commander un rapport à lextérieur.
M. le Président : Tout cela a le mérite dêtre clair ! La
parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je ne suis pas loin de souscrire aux propos
qui viennent dêtre tenus !
Il faut voir quelle était lorigine de cet Office et je serais tenté de dire
quil résultait de laddition de trois réflexes : un réflexe de copier ce qui
se fait dans certains pays, aux Etats-Unis ou ailleurs, ce qui conduit à remplacer
lobjectif par la structure, sans atteindre lobjectif ; le réflexe de
réaction des autres commissions - mon collègue M. Jean-Jacques Jégou sen
souvient sûrement - par rapport à la puissance de la Commission des finances ; une
volonté du Président Séguin, dont je ne sais dailleurs pas à quoi
lattribuer, de pousser fortement ce texte.
Pour ma part, je serais tenté darriver aux mêmes conclusions que celles qui
viennent dêtre exprimées, à condition que lon donne aux commissions les
moyens de contrôler. Je reviens ainsi à lune de vos suggestions : il faudrait que
la Cour des comptes et les corps dinspection, qui sont souvent sous-utilisés,
puissent être mis à la disposition des commissions, pour quelles accomplissent
correctement leur travail, ce qui, en effet, permettrait de supprimer une structure ...
M. le Président : Je pense quau fur et à mesure du déroulement
de nos auditions et de nos discussions, on voit se dessiner une convergence.
Evidemment, il convient de préserver " lindépendance " de la
Cour et de ces corps de contrôle, mais il est évident, et on nous la dit à
plusieurs reprises, que les fonctionnaires de ces institutions seraient beaucoup plus
satisfaits de voir leur travail servir à quelque chose, ce qui, actuellement, nest
pas le cas ! En conséquence, il y a une harmonisation des programmes à faire.
Le Président Méhaignerie a rappelé - et il a eu raison de le faire - les conditions
dans lesquelles cette institution avait été créée ; nous souhaitons tout de même que
notre travail fasse lobjet dune large convergence et donc nous devrons nous
assurer quil ne donne pas lieu à trop de " prurits "
politiques, puisquau fond le choix consistera ou consisterait, soit à dire que
lOffice na pas une grande utilité, soit à le constater de facto et à
en tirer les conséquences sans quil y ait de novations juridiques.
M. le Président : La parole est à M. Jégou.
M. Jean-Jacques JÉGOU : Je partage les propos que vient de tenir le
Président Méhaignerie, ainsi quun certain nombre de réflexions et,
singulièrement, celles de notre Rapporteur général.
Sil est peut-être plus facile de dire " ce machin ne sert à rien ",
il est plus difficile de proposer des solutions, car jai, depuis maintenant treize
ans que je suis membre de la Commission des finances, toujours ressenti une frustration :
ayant à notre disposition tous les attributs, mais nen faisant pas usage, je suis
certain quil est possible de mieux faire. Puisque cette commission existe et que
nous avançons dans nos travaux, je crois quil faudrait, à un moment donné,
envisager une mesure qui ne nécessiterait pas de modifications législatives, mais un
changement des mentalités, ce qui est peut-être plus compliqué encore, et parvenir à
convaincre nos collègues, quelle que soit leur appartenance, davoir un cahier des
charges qui soit très précis.
Il paraît possible, dans un lieu tel que le nôtre, même si on y laisse libre cours
à la volonté des hommes, de leur préciser que, sils sengagent à produire
un certain rapport, ils seront soumis, sinon à une obligation de résultats, du moins à
un impératif de qualité de travail. Il conviendrait aussi que le rapporteur spécial ne
soit pas isolé. Pour ma part, je crois beaucoup à une notion qui a largement cours dans
les entreprises, à savoir la notion déquipe et de lintérêt commun, mais
qui reste ignorée des parlementaires, qui, y compris lorsquils sont chevronnés,
font preuve dun certain individualisme : chacun fait ce quil pense avoir le
temps ou le goût ou de volonté de faire, tant il est vrai que beaucoup de projets se
sont perdus dans la nuit des temps...
Faire émerger ce changement des esprits sera peut-être le plus difficile pour
effectuer ce contrôle pour lequel nous avons reçu mission au sein de la Commission des
finances.
M. le Président : Quelques idées avaient été esquissées au cours dune
discussion précédente par M. Migaud, pour que le travail seffectue davantage dans
un esprit déquipe entre le Rapporteur général et les rapporteurs spéciaux. Au
cours dune autre séance, nous avions également envisagé la possibilité que les
rapporteurs pour avis et les rapporteurs spéciaux appartiennent lun à la
majorité, lautre à lopposition : tout cela doit converger !
Pour ma part, javais soulevé, un jour, une question qui, je ladmets,
nétait pas très pertinente, puisquelle relève surtout de la nature des
hommes et des femmes : la Commission des finances est un peu perçue par les autres
commissions comme étant le saint des saints et, si je trouve une bonne chose que sa
mission soit tout à fait spécifique, jaimerais savoir si vous estimez, compte tenu
de ce que va être la nouvelle charge de travail qui va vous incomber, que vous avez, pour
lassumer, les moyens en personnel
- jimagine que non - et, question plus délicate, si vous disposez de
suffisamment de députés.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Nous sommes
capables, à mon avis, davoir une douzaine ou une quinzaine de députés qui
pourraient assumer cette charge. En revanche, il nous faudrait un renfort en moyens
humains sur le plan de nos effectifs.
M. le Président : Il faut bien voir que si, au sein de la commission de finances,
vous fixez un calendrier pour évaluer, sur la base dauditions et de rapports qui
émaneront vraisemblablement de la Cour des comptes et dun certain nombre de
cabinets, lenseignement supérieur, la formation professionnelle, tel programme
darmement et autres questions, cela va venir sajouter au travail que vous avez
déjà. Or, bien que lon dise que tout cela se complète, ce nest pas la même
chose davoir une vision macro-économique et détudier le fonctionnement des
différentes directions : cela suppose des réunions toutes les semaines ou tous les
quinze jours, ce qui représente une charge de travail assez considérable...
La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Dans la perspective quévoquait le
Rapporteur général, il conviendrait dassocier à ce travail quelques députés des
autres commissions, qui peuvent parfaitement sallier au rapporteur spécial ou au
rapporteur au fond de la Commission des finances : il y a là un potentiel dès lors que
de jeunes députés ou certains députés en ont envie. Ce sont des perspectives un peu
médiatiques de mise en valeur, qui ne sont pas négligeables pour un parlementaire.
Jétudiais, il y a un instant, la réaction des femmes qui se sont dites être
humiliées parce quun journal les avait décrites comme des " femmes
potiches ", alors quelles travaillent dans les commissions :
je trouve que la mise en valeur du travail des commissions est probablement insuffisante
et que ce serait une occasion de remédier à la situation et de montrer aux députés
quils ont un rôle à jouer.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Je
trouve dailleurs quil faudrait que tout le travail de contrôle et
daudition soit public !
M. le Président : La parole est à M. Suchod.
M. Michel SUCHOD : Pour aller dans le sens du Président Méhaignerie, je pense,
comme la dit Didier Migaud, que nous pouvons trouver une quinzaine de députés de
la Commission des finances qui suivent ces travaux de manière relativement assidue. Mais,
dossier par dossier, nous nous sentirions très renforcés si nous pouvions faire venir
des autres commissions trois ou quatre députés spécialistes du sujet traité ou qui
sy intéressent particulièrement pour des raisons diverses, y compris, le cas
échéant, pour limplication de leur circonscription. Jimagine, par exemple,
que tel député, dont la circonscription englobe plusieurs universités, suivrait très
volontiers le travail dévaluation de lenseignement supérieur et tel autre,
dont la circonscription abrite un établissement militaire important, tel programme
militaire etc... Bref, je suis persuadé que nous devrions trouver de quoi meubler ces
travaux en matériel humain et en députés.
M. le Président : Oui, et nous allons mettre au point larticulation. Par
rapport à ces missions de contrôle, effectivement le pilote reste le Rapporteur de la
Commission des finances, mais, sil y a aussi une sorte de task force qui
comprend les rapporteurs pour avis ou des spécialistes venus de telle ou telle
commission, elles prendront alors du sens.
La parole est à M. Jégou.
M. Jean-Jacques JÉGOU : Je trouve, dans les propositions de notre collègue Suchod
et précédemment du Président Méhaignerie, une vertu assez intéressante et qui nous
fait défaut - je ne vise pas la Commission des finances - : nous nous
apercevons que, même lorsque nous avons des collègues du même groupe qui sont des
spécialistes en certaines matières, ils manquent de connaissances financières. La
proposition qui vient dêtre faite serait loccasion, non pas de les amener à
un niveau supérieur, mais à une réflexion qui pourrait passer par une discussion avec
leurs collègues des finances, ce qui permettrait de développer peut-être la vertu
globale du contrôle de la dépense publique.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Je confirme
quil y a, à la Commission des finances, un groupe de députés de toutes
sensibilités qui sont en mesure de sinvestir. Je suis aussi daccord sur le
fait quil faut associer des représentants des autres commissions selon le sujet
traité et je pense que, dès que le Rapporteur général aura rédigé son rapport et
soumis des propositions, la Commission des finances pourra se mettre au travail et tenir
une réunion par semaine ou tous les quinze jours sur des sujets préalablement définis
dun commun accord.
M. le Président : Je vous remercie.
Audition de M. Daniel BOUTON,
Président de la Société générale,
Ancien directeur du budget
(extrait du procès-verbal de la séance du 10 décembre 1998)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Merci, monsieur le Président, dêtre parmi nous. Nous ne
vous avons pas fait venir en qualité de Président de la Société générale, mais nous
avons souhaité vous recevoir en raison de lexpérience et des réflexions qui sont
les vôtres et dont nous supposons quelles doivent nous intéresser. Vos années
dans ladministration et dans lentreprise ainsi que votre passage à la
Direction du Budget ont fait de vous un observateur et un acteur dont les appréciations
peuvent nous être fort utiles.
Je vous résumerai en quelques mots lesprit dans lequel nous travaillons et que
vous connaissez dailleurs : il y a une question de fond dans la société française
qui est celle de la dépense publique et de son efficacité. Cette question ne peut, à
notre avis, pas être séparée de celle du contrôle parlementaire dans la mesure où,
dune part nous pensons que les choses ne bougeront pas toutes seules, quelles
peuvent difficilement bouger dans ce domaine sur impulsion de lEtat mais
quelles peuvent plus facilement avancer sous le regard du Parlement, et dautre
part et symétriquement, nous considérons que le Parlement - et singulièrement
lAssemblée nationale - trouverait ou retrouverait de sa force et de sa légitimité
en procédant à un meilleur contrôle de la dépense.
Telle est lidée de base qui doit déboucher sur toute une série danalyses
et de propositions - et il serait heureux que nous ayons de votre part des propositions
concrètes - qui vont dun nouveau rôle de la Cour des comptes à la modification de
lordonnance de 1959 - qui est je le sais lun de vos hobbies mais je dirais
quaprès tout, les goûts les plus saugrenus existent - de façon à ce que, vers le
mois de janvier, nous soyons, dans ce groupe de travail, en situation de dire : nous avons
discuté, nous avons auditionné, nous avons entendu, et, non seulement nous pensons
quil faut faire telle et telle chose mais, pour notre part, nous commençons à
faire telle et telle chose.
Nous attendons donc de vous que vous nous fassiez un petit exposé à la suite de quoi,
nous vous poserons quelques questions.
M. Daniel BOUTON : Avant de passer à cet exposé, je voudrais souligner, monsieur
le Président, monsieur le Rapporteur général, monsieur le ministre, messieurs les
députés un petit paradoxe : jai travaillé durant dix-huit ans dans le secteur des
finances publiques françaises et cest, après huit ans de travail en secteur
privé, la première fois que jai loccasion déchanger directement avec
des parlementaires sur ce type de problèmes !
Je vais faire, si vous le voulez bien, dans mon topo introductif, cinq observations
liminaires et je vais vous soumettre dix-neuf suggestions regroupées en quatre grands
chapitres.
Je commence donc par les cinq observations liminaires.
- Premièrement, sans rien vous apprendre, je dois commencer par dire que je considère
que la situation consolidée des finances publiques françaises, sociales et loi de
finances, est mauvaise et cela malgré la qualification obtenue aux critères de
leuro. Jen ai un exemple que je tire de la coïncidence entre cette audition
et mon départ de la Direction du budget, au début de 1991. Dabord, il est
vraisemblable que 1998 aura été une année de haut de cycle: nous navons pas
réussi, en année de haut de cycle, à atteindre une situation des finances publiques où
la charge consolidée de la dette commence à se réduire. Cela signifie que la situation
consolidée est plus grave quelle nétait en 1990.
Ensuite, la réduction du déficit des années 1990 a été, pour lessentiel
faite avec des mesures non reconductibles ou avec laugmentation des prélèvements
obligatoires.
Enfin, quand jétudie cette dernière décennie, depuis 1990, en particulier à
partir de la signature du traité de Maastricht, je constate quaucune réforme
structurelle importante en matière de finances publiques na été entreprise, ce
qui est dailleurs à peu près la situation allemande ou belge, alors que
lItalie ou lEspagne ont beaucoup évolué.
- Deuxièmement, je crois que la compétitivité des économies et donc le niveau
demploi, va se jouer principalement dans les années qui viennent sur la
compétitivité des systèmes publics - je crois quil faut commencer à employer la
formule " compétitivité des systèmes publics ". Dans une économie
où la voie de lillusion inflationniste est fermée, cela signifie que nous serons
compétitifs si nos entreprises sont compétitives, parce que nous baignons depuis vingt
ou trente ans dans la compétition et que nous le resterons, mais aussi si nous avons un
système politique susceptible de prendre à peu près au moment opportun de bonnes
décisions et si nos services publics savèrent efficaces sur le rendement, la
qualité et le coût du service.
- Troisièmement, je pose un peu comme postulat que la gestion publique est, dans nos
pays occidentaux, par essence, incomparable à la gestion privée et que, par conséquent,
lillusion consistant à pouvoir transposer dans la sphère publique des méthodes de
gestion privée nest pas une solution. Pourquoi ? Dabord parce que le principe
dimmortalité nexiste pas dans le secteur privé ce qui constitue une
différence fondamentale avec la sphère publique. Ensuite parce que nous sommes en France
dans une situation assez particulière où les corps de la fonction publique, que ce soit
la fonction publique traditionnelle ou les corps des organismes de gestion des systèmes
de sécurité sociale, se sont approprié chacun un morceau de légitimité du service
public. Il en résulte que les systèmes publics français sont pilotés assez largement
dans lintérêt des fonctionnaires qui y travaillent et prétendent détenir une
légitimité quasiment supérieure à celle de leur hiérarchie - ils en sont persuadés -
à celle de leur ministre - ils en sont presque sûrs - et à celle du Gouvernement - ils
le croient probablement !
- Quatrièmement, et je rejoins là vos propos, un bon contrôle de la dépense
publique ne peut procéder que de lopinion publique ce qui nest possible
quà travers le Parlement alors que toute la logique des quarante dernières années
a été, au contraire, dexclure une opinion publique au demeurant peu intéressée
par ce sujet, et un Parlement écarté par lordonnance de 1959. Je résume le
régime issu de lordonnance de 1959 en trois points quelque peu provocants :
* le Parlement na presquaucune influence sur les dépenses ; il nest
doté que dun sucre dorge qui est la réserve parlementaire ;
* il a une certaine influence ou une influence certaine sur la fiscalité ;
* en contrepartie de cette balance de pouvoirs, il accepte depuis quarante ans de
nexercer quun contrôle extrêmement faible sur les dépenses publiques.
- Cinquièmement, la résistance aux changements sera formidable ! Elle sera formidable
dabord, bien entendu de la part de ma maison dorigine et de son ministère qui
défendra bec et ongles léquilibre établi dans lordonnance de 1959 pour la
raison très logique quà la suite des errements de la IVème République,
lordonnance de 1959 repose fondamentalement sur lappropriation complète de la
procédure délaboration des lois de finances et du contrôle des dépenses à
lintérieur des administrations.
Elle sera formidable également de la part de la Cour des comptes qui revendique et
revendiquera le monopole des contrôles et de lassistance au Parlement alors que je
pense au contraire que cest de la pluralité des contrôles que naîtra
lexcellence.
Cette résistance viendra également des Commissions des finances de chacune des deux
assemblées qui défendront leur situation dans le dialogue que le ministère des finances
et la Direction du budget a su établir avec chacune dentre elles.
Une fois exposées ces cinq observations liminaires, je vais regrouper mes propositions
en quatre chapitres portant sur la présentation des lois de finances, sur leur vote, sur
la gestion des administrations et enfin sur les procédures de contrôle.
I. Sur la gestion des administrations, je pense quil faut stabiliser
lorganisation des administrations en donnant un sens à la durée.
1. Pour ce faire, et ce sera ma première proposition, il faut détacher, comme
cest le cas aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, lorganisation du
Gouvernement, le décret dattribution ministériel et les intitulés desdites
fonctions ministérielles de lorganisation administrative : il ne peut y avoir de
bonne gestion que dans la durée.
2. Cela signifie que toute modification de lorganisation administrative
devrait être opérée au terme dun processus lent et rationalisé détudes
avec livres blancs, débats comme savent très bien le faire nos amis britanniques et non
pas dans la précipitation du ministre nouvellement arrivé qui veut faire
" coller "lorganisation administrative à lintitulé de
ses fonctions.
3. Il faut assurer également une durée dans la gestion au niveau des hommes. Par
conséquent, il convient de limiter la sphère du politique dans la gestion des hommes et
des emplois à la stricte définition réglementaire actuelle des emplois à discrétion.
Je propose, à cet effet, que les ministres donnent une délégation de pouvoir et non pas
de signature aux directeurs qui restent nommés, bien entendu, en conseil des ministres,
pour la nomination de tous leurs collaborateurs, sous-directeurs etc...
4. Uniquement pour mémoire, puisque cest un point qui fait lobjet de
réflexions incessantes par ailleurs, je mentionne quil me paraît indispensable, à
un moment ou à un autre, de supprimer un niveau de collectivité locale et de créer une
organisation administrative adaptée aux grandes agglomérations.
II. Concernant la présentation des lois de finances, je pense quil faut remettre
le Parlement au coeur de la dépense publique doù il a été exclu depuis 1959 et
je formulerai pour y parvenir six propositions.
1. Il faudra établir - et je crois que des travaux ont été lancés dans ce sens
- une comptabilité bilantielle soumise au Parlement en même temps que la loi de
règlement. LEtat est la plus importante entité économique de la nation, or il ne
tient aucune comptabilité réelle de ses engagements et le budget de lEtat continue
à être une comptabilité de " lessiveuse " ; cela est
particulièrement vrai en matière de fonction publique sur laquelle des engagements à
très long terme peuvent être pris en-dehors de toute notion dengagement bilantiel.
2. Il sagira, selon moi, de modifier profondément lorganisation de la
présentation en matière de retraites. Les retraites du secteur public sont le sujet le
plus grave des dix, vingt ou trente prochaines années : jestime quil faut les
isoler dans une comptabilité spéciale des engagements de retraite et quil faut
faire voter explicitement le taux de cotisation de lEtat qui est actuellement
implicite et dont je rappelle quil va atteindre, après laccord fonction
publique passé lannée dernière, 51% en lan 2001. De la même manière, il
convient de solenniser le vote du taux de cotisation des salariés. Il faut également, je
pense, dissocier le point fonction publique du point retraite comme cela est fait dans les
régimes ARRCO, AGIRC et autres de façon à obtenir une vraie politique des retraites.
3. Je propose, en outre, de supprimer la quasi-totalité des mécanismes
permettant au Gouvernement de gérer les crédits en-dehors du contrôle parlementaire et,
par conséquent, de ramener la dimension de crédits évaluatifs aux seuls crédits de la
dette publique.
4. Comme mes souvenirs ont huit ans, je dois commettre quelques erreurs techniques
en la matière mais je propose en particulier de supprimer la notion de chapitres
réservoirs en matière de fonction publique - de mémoire, je crois quil
sagissait à lépoque du 31-94 des charges communes - de façon à ce que tous
les engagements de lEtat en matière de politique salariale soient explicitement
soumis à une autorisation parlementaire. La valeur actuelle dun accord salarial
relatif à la fonction publique tel que le dernier est probablement de plusieurs centaines
de milliards de francs. La mécanique du 31-94 permet de supprimer toute intervention du
Parlement en la matière.
5. Je pense quil faut revenir aussi à la sincérité complète de la loi de
finances en prohibant les procédures de régulation des crédits, sauf en cas de
circonstances exceptionnelles - on voit bien quen cas de guerre ou de catastrophe
naturelle, il faut disposer de telles procédures. Or, depuis 1975 ou 1976, nos lois de
finances sont organisées de telle sorte que la loi qui est votée na aucune
vocation à être appliquée en ce sens que la Direction du budget a déjà, sur
instruction du Premier ministre, préparé le premier décembre le plan de régulation des
crédits qui sappliquera le 3 janvier, après la promulgation : je pense quil
ne peut y avoir de contrôle de la dépense que sil y a sincérité dans les
évaluations mais jy reviendrai un peu plus loin !
6. Dans le même ordre didées, je pense quil faut revenir à une
véritable définition des autorisations de programme. Nous avons perverti les lois de
finances sur les quinze ou vingt dernières années en faisant réguler les autorisations
de programme par les crédits de paiement. Nous avons fonctionné à lenvers et je
propose, par conséquent, que les crédits de paiement soient votés en même temps que
les autorisations de programme pour lensemble des années correspondant aux
autorisations de programme en question.
7. Pour ce qui a trait à la structure de la loi de finances, je pense quil
nest de bonne gestion que sil y a une beaucoup plus grande délégation de
pouvoir au profit du gestionnaire. Il faut, par conséquent, permettre une gestion
beaucoup plus fluide du fonctionnement en regroupant les chapitres de fonctionnement, y
compris les chapitres de rémunération principale en une seule très grande entité par
ministère.
III. En ce qui concerne le vote de la loi de finances, vous me permettrez de faire six
suggestions.
1. Je conseille de reconstruire une unité de vue sur les prélèvements
obligatoires, les politiques de redistribution en faisant voter simultanément, et si
possible en un seul vote, sur un seul texte, la loi de finances et la loi de financement
de la sécurité sociale ce qui permettrait subsidiairement de fusionner la CSG et
limpôt sur le revenu en un impôt sur le revenu unifié ce quil est en
réalité à lheure actuelle comportant à la fois un impôt proportionnel et un
impôt progressif.
2. Il ne peut y avoir de progrès dans le contrôle que par un supplément de
transparence de la part du gouvernement vis-à-vis du Parlement. Les chiffres qui sont
soumis au Parlement doivent, autant que possible, refléter la réalité de ce que le
gouvernement veut faire et de ce qui sera exécuté doù ma proposition sur les
régulations.
3. Je propose, en outre, que la Commission des finances organise, chaque année,
une audition publique de la Cour des comptes, préalablement au débat budgétaire,
portant sur la validité des hypothèses de recettes, compte tenu des objectifs
économiques retenus avec la procédure de la commission des comptes de la nation. De
surcroît, la Cour des comptes devrait se prononcer publiquement sur la validité des
chiffres concernant la dette publique et les grandes dotations qui peuvent faire
lobjet destimations - par exemple lorsquune estimation doit porter sur
le nombre de bénéficiaires dune procédure - de même quelle devrait se
prononcer publiquement et préalablement sur les chiffres de crédits de paiement qui
figurent dans les lois de finances.
4. Toujours dans ce chapitre, je pense enfin quil est essentiel
dintroduire la pluriannualité dans la gestion des services publics, dans la gestion
de limpôt en dissipant lillusion des années 1970 de la régulation annuelle
keynésienne de léconomie et en réduisant les facteurs dincertitude qui
pèsent sur les agents économiques. Je considère que lincertitude, en matière de
dépense, lincertitude en matière fiscale est un facteur de sous-compétitivité.
Je propose, par conséquent, que les régimes et les taux dimposition soient votés
trois ans à lavance avec des possibilités extrêmement limitées de modification
annuelle, sauf en cas de circonstances exceptionnelles. Je propose encore, dans ce même
esprit de pluriannualité, que soit soumise, en même temps que le budget de lannée
N, une projection détaillée sur trois ou cinq ans au niveau du chapitre budgétaire :
depuis une dizaine dannées ne sont transmis au Parlement que des chiffres globaux
dévolution des finances publiques ; ils sont totalement déconnectés des
réalités de gestion dans la mesure où il ny a pas identité entre les niveaux de
projection pluriannuels et le niveau de la loi de finances. Il faut, comme en Allemagne,
accepter de faire descendre la projection pluriannuelle au niveau du chapitre, ce qui
nécessitera, bien entendu, et lon en revient à la transparence, de commenter les
hypothèses retenues. Cela implique une modification sensible de la procédure de
préparation administrative des lois de finances et, subsidiairement, une réorganisation
de la Direction du budget.
5. Enfin, je propose de supprimer la pratique de la réserve parlementaire dont la
gestion est évidemment anticipée par les administrations, anticipée par les cabinets
ministériels et qui présente uniquement la particularité de mobiliser le Parlement
durant très longtemps et de lui faire perdre beaucoup dénergie sur des sujets
mineurs au détriment de sujets importants.
IV. Jen arrive au dernier chapitre qui a trait au contrôle de la dépense stricto
sensu.
1. Je ne sais plus si cest constitutionnel ou organique, mais je pense
quil faut créer dans chaque assemblée une commission permanente supplémentaire
chargée du contrôle de la dépense publique. Cette commission devrait être dotée
dun effectif convenable de rapporteurs élus qui exerceraient effectivement les
contrôles prévus, sur pièce et sur place, dans lordonnance organique en se
faisant assister du nombre adéquat de fonctionnaires desdites assemblées. Jai
reçu, en dix-huit ans de carrière, un seul rapporteur spécial venu enquêter sur place
dans les locaux de la Direction du budget - on a peut-être fait des progrès depuis lors
- mais jusquà 1991, cela nest arrivé quune seule fois ! Je
propose que ce soit cette commission qui joue le rôle dinterface avec la Cour des
comptes et par conséquent que ce soit elle qui commande les travaux particuliers ou se
fasse présenter les trois rapports généraux traditionnels.
2. Je suggère avec un peu dimpertinence que cette commission soit, par
accord politique, systématiquement présidée par un membre de lopposition. Il me
semble également que la majorité des rapporteurs devraient appartenir à
lopposition.
3. Je propose que cette commission entende publiquement, chaque année, les
fonctionnaires, responsables des grandes administrations. Cela deviendrait un compte rendu
annuel public de gestion dans un cadre formalisé et ce compte rendu devrait porter à la
fois sur les progrès dans lefficacité des moyens mis à la disposition de
ladministration considérée, mais aussi sur lefficacité des actions. Par
conséquent, la commission aurait tout loisir de se concentrer principalement sur
lanalyse des tendances par rapport aux projections pluriannuelles que jai
évoquées antérieurement.
4. Je propose que cette commission fasse procéder systématiquement et le plus
fréquemment possible à des benchmarkings internationaux, fonction par fonction,
en termes de coût et defficacité, ce que certains rapporteurs spéciaux du budget
essaient, dores et déjà, de faire.
5. Je propose, enfin, monsieur le Président de lAssemblée, que soit
réservée une séance publique par mois au compte rendu des travaux de la commission et
que cette séance publique soit suivie de questions au Gouvernement sur la gestion de la
dépense publique: cest la méthode - peut-être illusoire - que jai trouvée
pour tenter dassocier le plus possible lopinion publique et les médias au
travail sur le contrôle de la dépense ce qui nous ramène à mon observation liminaire
selon laquelle il ne peut y avoir de progrès que sil y a, à la fois, association
du Parlement et de lopinion publique.
Tels sont les quatre chapitres et, si je ne me suis pas trompé, les dix-neuf
propositions que jai pu rassembler en essayant de retrouver quelques souvenirs.
En conclusion, je voudrais souligner que, théoriquement, et cest ce que
lOCDE constate lorsquelle se livre à des travaux comparatifs sur les
systèmes de gestion de finances publiques, nous avons lun des systèmes les plus
solides en ce sens que nous bénéficions dun exécutif qui est actuellement
tout-puissant face à un Parlement dénué de pouvoirs budgétaires et, à
lintérieur de lexécutif, dun ministère des finances qui est
probablement à peu près compétent et qui se trouve doté de pouvoirs très larges.
Néanmoins lorsque nous regardons nos performances en matière de gestion de dépenses
publiques, budget de lEtat et systèmes de sécurité sociale, ces performances
sont, à mes yeux, extrêmement médiocres sur les dix ou quinze dernières années.
Lorganisation de nos administrations est archaïque et puissamment rigidifiée. Il
me semble que réintroduire le Parlement au coeur de la problématique du contrôle des
dépenses publiques est la condition nécessaire à lémergence dun système
efficace de gestion de la dépense. Dautres pays, les Etats-Unis, le Canada,
lItalie et lEspagne ont changé leur système de gestion publique mais ils ne
lont fait quune fois arrivés au bord du précipice en matière de finances
publiques : nous avons, nous, peut-être le temps de parvenir à le faire avant de nous
trouver trop près du précipice ...
M. le Président : Merci beaucoup pour cet exposé extrêmement stimulant inventif
et qui correspond tout à fait à ce que nous attendions de votre audition.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Jai
déjà obtenu un certain nombre de réponses à mes questions, à partir des propositions
qui nous ont été soumises à telle enseigne quen vous écoutant, monsieur le
conseiller, je me demandais si ce nétait pas votre propre administration qui vous
avait demandé de partir tant votre imagination est fertile pour faire en sorte quil
y ait quelques modifications et changements de comportement en dépit de la résistance de
ladministration et de la Direction du budget que vous avez mentionnée.
Je me contenterai donc de quelques questions complémentaires par rapport à vos
propositions tout en sachant que nous partageons au moins un même objectif qui est de
remettre le Parlement au coeur du contrôle quil devrait exercer depuis le départ
et de répondre à la question de lefficacité de la dépense publique. Un certain
nombre de personnes que nous avons auditionnées ont émis lidée de présenter les
comptes publics en termes de dépenses dinvestissement et de fonctionnement sur le
modèle prévu au niveau des collectivités locales. Pensez-vous que cela serait de nature
à aider à la lisibilité des documents budgétaires et au contrôle ?
Sur un autre point que vous navez pas évoqué, faudrait-il, selon vous, remettre
en cause la distinction entre services votés et mesures nouvelles et est-ce que les
actuelles modalités de vote vous semblent aujourdhui favoriser une remise en cause
de ces services votés ?
Enfin, ma dernière question portera sur un sujet que vous avez un peu évoqué mais
sans apporter de précisions : sur quel point lordonnance organique vous
paraît-elle donner des prérogatives excessives au Gouvernement dans le cadre de la
procédure budgétaire et en quoi mériterait-elle des modifications législatives.
M. le Président : Avant que vous ne répondiez, monsieur Bouton, telle ou telle
personne venue " plancher " devant nous, a évoqué lidée,
qui est peut-être scientifiquement discutable mais qui présente politiquement beaucoup
de mérites, de distinguer le fonctionnement et linvestissement et de poser
désormais comme règle que le fonctionnement devrait être équilibré. Puisque nos
collèges nous ont dit que le déficit de fonctionnement était de 70 milliards de francs
cela signifierait quil faudrait baisser dautant la dépense publique ou
trouver une solution pour y parvenir à cette hauteur : vous mesurez tout lintérêt
que cela peut représenter en termes de recherche dun objectif même si,
scientifiquement, cela peut prêter à discussion.
M. Daniel BOUTON : Cela me renvoie à un débat qui a eu lieu au ministère des
finances à la fin des années 1980 quand ont commencé les travaux de recherche
dobjectif de convergence budgétaire dans les prétravaux préparatoires au traité
de Maastricht et que je faisais partie de ceux qui ont promu lidée du 3% et
écarté celle de la notion déquilibre de fonctionnement. Je reste sur mon idée et
je considère donc que, sagissant de dépenses de lEtat, la notion de dépense
dinvestissement na pas véritablement de signification !
Quy a-t-il comme dépenses dinvestissement plus nobles que la recherche
fondamentale ou que léducation ? La classification établie par lordonnance
organique avec le titre V et le titre VI ne nous apporte pas une bonne réponse. Le
traité de Maastricht nous fournit un bon cadre, cest-à-dire que le 3% est un
critère acceptable lorsque nous sommes en bas de cycle et quil faut utiliser
largent public pour faire marcher la pompe de léconomie à condition que nous
soyons en excédent primaire sur lensemble de la loi de finances, cest-à-dire
que le total des dépenses soit inférieur au total des recettes après défalcation de la
charge de la dette. Or, le drame de la situation française des finances publiques
actuelles, cest que nous ne sommes pas en excédent primaire alors que nous devrions
y être en haut de cycle pour pouvoir supporter un déficit de 3% en bas de cycle...
En conséquence, je crois que la distinction fonctionnement-investissement qui a du
sens au niveau finalement relativement limité, y compris sur les plus grandes
dentre elles, dune collectivité locale a peu de signification sagissant
des dépenses publiques in globo dont le champ est beaucoup trop large. Je ne
reprendrai donc pas cette idée.
Par ailleurs, cest volontairement que je nai pas parlé du vote entre
services votés et mesures nouvelles parce que jestime quil sagit
dune illusion : la définition de la notion de services votés est totalement
technocratique - seuls le sous-chef de bureau compétent du ministère dépensier et
lattaché de la Direction du budget, même pas le directeur du budget, peuvent se
mettre daccord sur ce que comprend réellement cette notion. Par conséquent, la
séparation qui est soumise au Parlement entre mesures nouvelles et services votés
na rigoureusement rien de réglementaire mais est purement lobjet dune
négociation et de la technicité relative qui peut exister entre le dépensier et le
budgétaire. Mes propositions concernant lobligation de présenter, chapitre par
chapitre, des projections à trois ou à cinq ans comme cela existe maintenant en
Allemagne ou aux Etats-Unis, mes propositions concernant la définition des crédits et la
fin des déviations auxquelles a donné lieu la procédure de lordonnance organique
sur décrets davance, arrêtés dannulation dans le cadre de la régulation
annuelle des crédits, nécessitent pour partie des modifications de lordonnance
organique et sont beaucoup plus importantes que le changement des services votés-mesures
nouvelles.
Le Parlement dune part vote en réalité le budget par titres et par parties,
dautre part, vote le budget en réalité dans un acte de confiance politique
fondamental qui est sous lempire de larticle 49 de la Constitution. Donc, la
procédure de votation des crédits par chacune des deux assemblées est, à mes yeux,
complètement secondaire par rapport à ce que jai proposé en matière de contenu :
tout ce que jai proposé tourne autour de la formule : " Il ne peut y
avoir de progrès que sil y a augmentation de la transparence " car
cest de laugmentation de la transparence que naîtra lamélioration du
contrôle au sens français du terme pour déboucher sur une amélioration du contrôle au
sens anglo-saxon du terme.
Enfin, je nai pas eu le temps, et je naurai probablement plus la
possibilité aujourdhui de traduire mes propositions en termes de modification de
lordonnance organique de 1959, des ordonnances et règlements intérieurs relatifs
au fonctionnement des assemblées et probablement même de la Constitution car je crois
que la commission relève de la Constitution. Je suis désolé de navoir pas poussé
le travail jusquà ce point mais chacune des dix-neuf propositions peut très
facilement faire lobjet dune fiche établie par les services, dailleurs
très compétents de la Commission des finances de cette assemblée, pour dire comment
traduire dans le droit celles des idées que vous souhaiteriez retenir.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Vous me
permettrez de formuler une remarque : vos propositions nécessitent quand même une
modification de notre Constitution, notamment si lon veut faire voter la loi de
finances en même temps que la loi de financement de la sécurité sociale ! Il
sagit donc quand même de modifications à long terme. Envisagez-vous des
modifications à court terme pour favoriser cette transparence que vous jugez
indispensable ?
Vous avez laissé entendre précédemment que lintervention du Parlement était
nécessaire pour parvenir à cette transparence et à la réduction des dépenses et je me
demandais si elle était suffisante et comment nous allons réussir, même si nous
atteignons cette transparence, à réaliser ces économies ou à rendre pus efficaces les
dépenses publiques.
M. Daniel BOUTON : Sur le premier point, permettez-moi de rêver un instant dans un
champ dans lequel je nexcelle pas qui est le champ du politique : est-il totalement
inenvisageable que dans une législature de cohabitation lopposition et la
majorité, le Président de la République, le Gouvernement se mettent daccord sur
un ensemble de modifications pouvant aller éventuellement jusquà la modification
de la Constitution, dans un champ qui naurait à sappliquer que pour la
législature suivante ?
Il me paraît difficile denvisager des modifications de cette importance pour
sappliquer dans le courant dune législature mais avec la glorieuse
incertitude de lélection, pourquoi ne pas rêver à une situation dans laquelle il
serait possible de postuler pour le système que la majorité actuelle, ou une autre
majorité, aurait à appliquer dans la législature suivante ?
Sur le second point, je pense que nous avons atteint la limite absolue de ce que le
système de 1959 et lorganisation extrêmement technocratique à la vie de laquelle
jai participé pendant un moment, peuvent faire. Cest-à-dire que je ne crois
pas que, dans le cadre de gestion actuel, avec la somme de conservatisme qui se sont
accumulés, il soit possible daller beaucoup plus loin dans les exercices de
" rognures " année après année. Les chapitres de dépenses de
gestion des administrations sont plutôt convenablement gérés depuis quelques années et
il ny a pas, que je sache, de dépenses gigantesques qui puissent être
instantanément supprimées par le seul dialogue technocratique entre la Direction du
budget et la Direction des structures daménagement agricole, par exemple.
Je juge donc quil est indispensable de changer les règles du jeu pour accomplir
un progrès et je prendrai un exemple que je connais un tout petit peu : les progrès de
productivité qui ont été réalisés dans les services en général, et dans les
services financiers en particulier, sont énormes depuis des années. Les progrès de
productivité qui ont été enregistrés par le ministère des finances sont
extraordinairement faibles. Comparez les effectifs des professions bancaires et ceux des
impôts et de la comptabilité publique sur les dix dernières années et vous constaterez
que le trafic a augmenté au fur et à mesure de la financiarisation de léconomie
dans les deux cas mais que, pourtant, les entreprises bancaires ont enregistré des
progrès de productivité considérables ...
Je ne crois pas quil soit possible pour un ministre, dans le cadre actuel, de
faire passer instantanément les mécaniques de progrès de productivité possibles, dans
des administrations que jai bien connues dans le temps. Par conséquent, cest
bien les règles du jeu quil faut changer : il y avait eu quelques esquisses de
bouts de commencement dans certains domaines limités. Javais en particulier en tant
que directeur du budget, organisé des systèmes de chapitres globaux pour la gestion des
moyens du ministère de léquipement à la fin des années 1980 qui ont donné
résultats avec un grand directeur du personnel de léquipement qui sappelait
M. Valmont. Mais on butait immédiatement sur lordonnance de 1959 dans la mesure où
lon ne pouvait pas mettre les chapitres en 31 et les emplois dans ces grandes
dotations. Or, je crois que nous sommes maintenant ramenés au coeur du problème et que
si nous ne trouvons pas les moyens davoir une gestion plus efficace sur le coeur,
toutes les " rognures " que nous pourrons opérer à droite et à
gauche se révéleront dune efficacité extraordinairement limitée.
M. le Président : La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je partage les convictions, les passions, les
enthousiasmes et les conclusions du Président Bouton, mais à chaque fois je sens la
muraille de scepticisme et ma question est celle-ci : pour agir quand on a
limmortalité devant soi comme vous lavez dit, il faut un aiguillon puissant ;
cet aiguillon, avez-vous suggéré, peut être le Parlement donc lopinion publique
mais aujourdhui dans ce pays lopinion publique peut-elle être un puissant
stimulant ?
Jétaye ma question sur deux exemples dactualité : premièrement, un
ministre influent avec les conséquences médiatiques qui en découlent reste toujours
pour les médias comme pour le Parlement le ministre qui voit son budget augmenter
fortement ; deuxièmement, jai écrit il y a quelques mois à mes collègues
Présidents du Conseil régional de Bretagne, au maire de Rennes et à mes collègues des
autre départements en faisant valoir que pour lavenir de la Bretagne nous aurions
tout intérêt, tous ensemble, à signer un pacte de stabilité, voire de baisse de
limpôt, mais je nai reçu aucune réponse, ni de mes collègues de la
majorité régionale, ni de la ville de Rennes car ils sont conscients, comme je le suis
moi-même, que la dépense en France reste électoralement payante, quen dépensant
on fait plaisir à des lobbies ou à des groupes alors que la sanction, cest-à-dire
limpôt, est diluée et que lorsque sur cent francs de dépenses vous demandez à
vos contribuables locaux moins de dix francs pour 50% dentre eux, cela ne pousse pas
à réduire la dépense publique et à revenir à des situations plus saines pour notre
emploi et notre avenir.
M. Daniel BOUTON : Vous avez tout à fait raison et la différence de lecture entre
la presse française et la presse anglo-saxonne mais aussi néerlandaise est absolument
formidable ! Il est vrai que le lancement dun projet de dépenses publiques dans
maintenant beaucoup de pays au monde, à lexception de la France, donne lieu à un
débat public qui est dune intensité que nous ne soupçonnons pas chez nous : on se
demande sil est légitime daller dépenser 250 millions de dollars pour
construire tel barrage - je fais là référence à un article que jai lu lors de
mon dernier passage aux Etats-Unis et qui saccompagnait dune critique des plus
virulentes de la part de son auteur.
Cela étant, on ne changera pas lopinion publique par décret et je pense que le
Parlement par ses procédures peut modifier considérablement - même si cela prendra du
temps - léquilibre de notre société en matière de dépenses publiques. Nous
avons 364 jours par an, la position qua décrite le Président Méhaignerie et nous
avons un acte expiatoire un jour par an qui est le jour où la Cour des comptes remet son
rapport public au Président de la République. Toute le presse sen fait
lécho et nous avons un consensus national qui se reforme instantanément sur le
fait que nous pouvons dépenser beaucoup plus puisque le Cour des comptes a dénoncé ce
qui a été mal dépensé !
Jattache beaucoup dimportance dans mes propositions modestes à celle
concernant la création de la commission de la dépense publique et laudition
publique mensuelle dun membre du Gouvernement sur ce sujet. Il me semble
quaprès avoir entendu, M. le directeur de laménagement rural, pour prendre
un sujet que vous avez bien connu, M. le Président du CNASEA ou M. le directeur du
budget, soit trois personnalités qualifiées, si le Parlement tient une séance
consacrée pendant une heure au compte rendu de ces travaux puis pendant une heure à
dautres et que le sujet de lefficacité est publiquement débattu pour savoir
ce qui a effectivement été dépensé depuis quinze ans en matière daménagement
rural, ce qui a réellement été obtenu, ce que les autres pays dépensent et quelles
sont les projections effectuées sur dix ans en matière de stabilisation de la
population, de taux demploi et quels sont les résultats obtenus, pourquoi le nombre
de fonctionnaires au ministère de lagriculture na pas varié depuis trente
ans.
Si nous créons - je vais employer des mots qui sont très éloignés de la gestion
publique - un marché de linformation de la gestion de la dépense publique, si nous
créons un intérêt dans une société libre chez les gens pour quils
sexpriment en critiquant la façon dont la Direction de la comptabilité publique
pour prendre, à lopposé, une structure qui, na jamais été critiquée
depuis cent cinquante ans. Sil y a un débat parlementaire sur le fait quil
est totalement incompréhensible quil y ait dans ce pays deux administrations qui,
pour des raisons historiques récoltent limpôt et que seul lintérêt à long
terme bien compris des fonctionnaires qui les composent explique la ligne de frontière
actuelle entre lACP et la DGI, on va créer un marché et éventuellement un marché
politique de linformation en matière de bonne gestion publique.
La méthode actuelle, cest-à-dire lacte expiatoire annuel de la Cour des
comptes plus les observations souvent de très bonne qualité qui sont faites dans les
rapports spéciaux au moment du vote de la loi de finances sont organisés au contraire
pour que la totalité du débat public porte sur laugmentation de la dépense et
cest vrai que lon ne peut faire carrière en France en étant ministre
dépensier que si les crédits augmentent et en étant député ou sénateur que si
lon a obtenu par une question orale bien placée la mise à quatre voies de la
nationale 577, pour ne choquer personne, dans une réponse parlementaire.
Je pense donc quil est illusoire de tenter de changer lopinion publique par
décret, il est illusoire de vouloir, bien entendu, dans une démocratie changer le
Parlement dun trait de plume : créons des procédures qui engendrent un marché de
linformation en matière de bonne gestion de la dépense publique. Cest ce
processus, qui peut prendre dix ans, mais qui permettra que se produise une certaine
inversion des valeurs et quun jour le Président Méhaignerie, qui aura été de
nouveau ministre pendant trois ans, se fasse reprocher dans une réunion publique
davoir, sans aucune efficacité, laissé augmenter de 9 %
les crédits de tel ou tel secteur du ministère placé sous son autorité....
M. le Président : Je voudrais souligner , sans pour autant récuser les autres,
celles de vos propositions qui mont accroché loreille - cest en effet
lorsque chacun dit son sentiment que se forge une pensée commune - et relever notamment
deux ou trois points qui mont particulièrement frappé.
Vous suggérez quil y ait une audition de la Cour des comptes sur les hypothèses
de recettes et, dune façon générale, sur les chiffres de la loi de finances.
Cest une proposition qui nous avait déjà été faite et cela me paraît une bonne
idée...Il est vrai que nous avons intérêt à établir la transparence et que le débat
en France est parfois complètement surréaliste étant donné quil ne porte pas sur
les mesures quil faudrait prendre par rapport à une situation donnée mais sur
lanalyse même de la situation ce qui correspond au degré zéro de
linformation. Je dis mon sentiment au passage parce que je trouve que cest là
quelque chose qui pourrait se révéler extrêmement intéressant !
Il est un autre point que vous avez souligné, qui ma frappé et qui rejoint un
peu les idées que nous avons étudiées en allant peut être plus loin puisque vous
souhaitez, non seulement quil y ait des comptes rendus annuels par les différents
directeurs de ladministration et les différents ministres de leur gestion, mais
vous que vous introduisez aussi lidée quil faudrait une commission spéciale.
Jusquà présent, en évoquant la question nous avons plutôt pensé que les choses
devraient se faire au sein de la Commission des finances - peut-être
lattribuerez-vous à la résistance de la Commission des finances à laquelle vous
avez fait allusion au début de votre propos - la discussion est ouverte et pour ma part,
je pense que cela peut effectivement se faire, sous réserve dinventaire, au sein de
la Commission des finances mais ce nest pas sur ce point que je souhaite intervenir
mais sur le fait que vous avez dit - et cest une piste nouvelle à laquelle je
navais pas pensé - que lon pourrait, pour organiser la transparence et la
lisibilité de tout cela vis-à-vis de lopinion, de temps en temps avoir des
questions dactualité ou autres qui restent à définir, sur la manière de
contrôler la dépense publique. Cest une suggestion qui me paraît intéressante,
qui navait pas encore été émise et qui est certainement forte...
Par ailleurs vous avez précisé quil ne fallait pas sous-traiter la totalité du
contrôle à la Cour des comptes mais quil fallait avoir une pluralité de
contrôle. La Cour a des domaines qui lui sont spécifiques et dautres où elle peut
se trouver en concurrence et je crois que cette proposition ne choque personne ici.
En revanche , il est un autre point qui pose une difficulté parce quil y a une
contradiction que nous aurons à gérer. Vous avez suggéré que les gestionnaires
devraient disposer dune délégation plus large - je pense que nous sommes nombreux
à partager cette idée - et parallèlement vous avez critiqué les chapitres réservoirs
et, nous allons nous trouver dans une contradiction permanente car, dun côté si
nous voulons plus de transparence, il faut tout de même que nous ayons des projections et
des engagements qui soient assez parcellisés et identifiés et de lautre, si nous
voulons gérer les choses correctement, pouvoir faire des économies, et avoir une
approche décentralisée il faut que les gestionnaires aient des paquets à
lintérieur desquels ils puissent faire des arbitrages : comment résolvez-vous
cette contradiction sur laquelle nous risquons de buter lorsque nous aurons à passer à
une étape plus précise de définition de nos projets ?
M. Daniel BOUTON : Vous me permettrez dargumenter une seconde sur un point
qui est un point de long terme puisquil est constitutionnel et qui est celui de la
nouvelle commission dont je propose la création. Je pense quelle nest, bien
entendu, pas suffisante mais quelle est nécessaire parce que la Commission des
finances de chacune des deux assemblées entretient nécessairement, organiquement, un
rapport extrêmement particulier et ambigu avec la Direction du budget, et le service de
la législation fiscale en particulier puisque la Commission des finances dépend très
largement de la sincérité, de la qualité à long terme des relations qui existent entre
les hommes - à la base de toute procédure il y a des hommes - de chacune des deux
équipes qui sont amenées à travailler parallèlement pendant un temps, lobjectif
commun étant que lon vote la moins mauvaise des lois de finances et que le
Gouvernement se sorte le mieux possible de lépreuve.
Il me semble que ce type de rapports nest pas compatible, à long terme, avec le
type de rapports nécessairement beaucoup plus critiques, beaucoup plus décapants que je
propose à travers linstitution dune commission nouvelle spécialisée.
Sur le dernier point de votre analyse, je ne pense pas quil y ait de
contradiction entre plus large délégation, globalisation des crédits et pluriannualité
des projections, bien au contraire!
Il me semble, personnellement, mais peut-être est-ce par naïveté, que lorsque la loi
de finances de lannée 2002 projetterait - prenons une administration de gestion
pure - la direction de la gestion du ministère X ou Y, il serait extraordinairement
difficile de prévoir dans la projection, linflation des moyens. Il me semble que le
Parlement parce quil est, à lheure actuelle, confiné à lannualité
peut laisser passer laugmentation de cinquante fonctionnaires ici et
lamélioration de léquipement informatique là, parce que tout cela est
présenté habilement et que le Gouvernement va dire que cest nécessaire à la mise
en place de la nouvelle politique Y...
Je crois quil est impossible davoir vis-à-vis du Parlement et vis-à-vis
de lopinion publique une projection qui débouche sur linflation continue des
moyens alors même que des indicateurs de productivité ou des indicateurs
defficacité de la dépense en général seraient fournis simultanément.
Personnellement, je considère quil est possible davoir à la fois
délégation plus grande, globalisation des chapitres et pluriannualité ; ce qui a
une conséquence essentielle qui est de juger possible - on peut toujours rêver - que
surviennent des modifications de comportement à lintérieur de
ladministration et dans le rapport entre le ministre et ladministration. Le
ministre, à lheure actuelle, en sa qualité de chef de ladministration est,
sauf exception, extraordinairement interventionniste alors même que la bonne gestion, me
semble-t-il, repose sur la contractualisation, la délégation et consisterait à
dire : monsieur Bouton, vous êtes le patron de la direction de gestion Y ;
mettons-nous daccord sur le fait que je vous fixe tel, tel et tel objectif sur trois
ans ; les moyens sont étalés conformément à la projection pluriannuelle de la manière
suivante et vous serez jugé dans votre carrière sur les résultats par rapport à ce
contrat de base...
Ce nest pas quelque chose quil faut mettre en forme ex ante mais
quelque chose qui peut déboucher de ce tripode globalisation-pluriannualisation et
extension de délégation.
M. le Président : La parole est à M. Auberger.
M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Président, veuillez mexcuser, je
nai pas pu assister à lexposé de Daniel Bouton ce que je regrette beaucoup.
Je me permets simplement de lui soumettre une observation et une question.
Si jai bien compris la distinction quil établit rejoint en fait celle que
javais exposée moi-même en explicitant lexemple des Etats-Unis où lon
sépare la commission des voies et moyens et la commission des allocations qui examine la
répartition des crédits ministère par ministère et lutilisation qui en est faite
au sein de chaque ministère.
Cest donc une distinction qui existe déjà dans certains droits budgétaires
étrangers.
Je voudrais dire, par ailleurs, que lune de nos préoccupations est de
réintégrer certaines réflexions budgétaires dans des questions qui sont étudiées
sans que les aspects budgétaires soient examinés. Je prends deux exemples.
Premièrement, une décision a été prise qui a été relativement importante, à
savoir celle de confier à la Direction générale des douanes lensemble des
contributions indirectes ce qui répondait à un objectif très clair, celui de permettre
à la Direction en question de perdurer dans ses moyens alors que ses attributions
fonctionnelles se réduisaient considérablement : il sagit dune décision qui
na jamais été discutée au Parlement et qui a des implications budgétaires
considérables.
Deuxièmement, - il sagit là dun exemple dactualité que je suis -
la loi organique sur la Nouvelle-Calédonie va entraîner des transferts financiers très
importants vers ce département - entre quatre et cinq milliards de francs - et une fois
que ces transferts seront exercés par la loi organique on les indexera, naturellement,
dune année sur lautre comme les autres dotations collectivités locales mais
cela veut dire que ce sont des sommes dont nous ne pourrons plus rediscuter annuellement.
Monsieur Bouton, avez-vous une ou plusieurs idées pour réintégrer ce type de
problèmes et faire en sorte que les aspects budgétaires puissent être examinés ex
ante plutôt que ex post ?
M. Daniel BOUTON : Je perds un peu la mémoire et je nai pas apporté mon
ordonnance organique, mais, sauf erreur de ma part, il existe un article 2 qui
stipule quaucune mesure aucun décret, aucun arrêté ne peut être pris ou
signé avant que les conséquences financières nen aient été mesurées et
approuvées dans une loi de finances antérieure.
Il est vrai que cette rédaction qui est probablement un peu trop absolue a, comme
toutes les rédactions absolues, débouché sur le fait quelle est, à lheure
actuelle, totalement non respectée.
Il existe en droit budgétaire britannique une méthode qui est bonne et quon
avait songé à proposer dans je ne sais plus quelle procédure budgétaire des années
1980. Les Britanniques ont un respect du Parlement très légèrement plus ancien que le
nôtre et le Parlement vote chaque année une enveloppe provisionnelle pour les mesures
nouvelles à prendre en cours dannée, et ils ont, ensuite, une comptabilité
dimputation sur laquelle figure tel changement ou telle mesure décidée en faveur
des transports routiers, par exemple.
Je crois que cest une voie à explorer qui ne nécessite pas de changements de
lordonnance organique mais qui dépend de la seule volonté dagir à un moment
donné.
Il reste vrai, et jy insiste quil existe à lheure actuelle en
France, et quels que soient les gouvernements, une complicité préoccupante entre le
Gouvernement et le Parlement pour lui donner, au mépris de lordonnance organique,
une délégation de gestion à peu près complète ; lexemple le plus absolu
étant celui que jai cité de la politique salariale dans la fonction
publique : il est possible à un ministre de la fonction publique de signer un accord
salarial qui fasse sauter totalement léquilibre budgétaire sans que le Parlement
soit consulté à aucun moment de la procédure. Jestime que cela doit être
modifiée de manière extraordinairement vigoureuse.
M. le Président : Merci, cétait une audition extrêmement intéressante
dont nous allons nous efforcer de tirer le meilleur profit. Merci à tous !
Audition de M. Louis Schweitzer,
Président de Renault,
Ancien directeur de cabinet du Premier ministre
(extrait du procès-verbal de la séance du 7 janvier 1999)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Jaccueille avec beaucoup de plaisir M. Louis
Schweitzer, Président de Renault, et Michel de Virville, secrétaire général de
Renault. Tous deux, dans des vies antérieures, ont bien connu la fonction publique.
Voilà plusieurs semaines que nous réfléchissons sur le thème des dépenses
publiques et du contrôle parlementaire, partant de lidée quune interaction
lie ces deux éléments. Au fur et à mesure, nous avons acquis le sentiment quune
évolution était à initier en matière de dépenses publiques, mais quil était
difficile que ladministration y procède elle-même; le Parlement doit aider à
cela. Symétriquement, le rôle originel du Parlement - quelque peu perdu, mais
souhaitable de retrouver - consiste au contrôle des dépenses et des recettes.
La notion de dépenses publiques recouvrait, selon nous, les engagements budgétaires,
mais, finalement, il convient dy ajouter les dépenses sociales, car prendre en
compte un aspect en obérant lautre naurait aucun sens. Au reste, le Parlement
commence à sintéresser de plus en plus au financement social.
Nous souhaiterions votre analyse sur le sujet. Compte tenu de votre expérience,
quelles mesures pensez-vous nécessaires pour améliorer le dispositif ? Jévoque
votre expérience, car vous avez travaillé au ministère du Budget, puis dirigé des
cabinets ministériels, au budget, à lindustrie à Matignon, et travaillé chez
Renault avant den prendre la tête. Vous avez donc la double expérience de
ladministration et de lentreprise.
Monsieur Schweitzer, vous avez la parole.
M. Louis Schweitzer : Monsieur le Président, merci de mavoir
convié ; cest un honneur auquel je suis sensible.
Jexposerai quelques remarques préalables, des idées, puis émettrai des
suggestions, étant observé que cela fait un peu plus de douze ans que jai quitté
lEtat et que ma vision de la réalité de lefficacité de la dépense publique
est peut-être dépassée et que les choses vont beaucoup mieux que je ne le crois.
Mes remarques préalables sont au nombre de quatre.
Je ne parlerai pas de macro-économie, déquilibre budgétaire, de régulation
générale du budget, ces grands thèmes relevant davantage de la politique que du sujet
qui est le contrôle et lefficacité de la dépense publique.
Seconde remarque : on confond parfois le sujet avec la question des prélèvements
obligatoires, de leur poids sur léconomie. Cest là une vision quelque peu
simplificatrice et qui induit en erreur. Les prélèvements obligatoires ne représentent
pas le prélèvement de lEtat sur léconomie et ne mesurent pas de façon
exacte lefficacité de lEtat. Nombre de prélèvements obligatoires servent à
financer des transferts, cest-à-dire quils ne sont pas une charge de
lEtat, mais une façon de transférer de largent de certains consommateurs ou
dacteurs économiques à dautres. Chaque Etat prend en charge des dépenses ou
des transferts différents et donc la comparaison du poids des prélèvements dun
pays à lautre nindique en rien lefficacité de lEtat dans ces
pays. Il reste que tout le monde trouve les prélèvements obligatoires élevés et
quest formulée une demande générale pour que les citoyens soient assurés du bon
emploi de largent public.
Troisième remarque : lefficacité des administrations publiques au sens large,
incluant les services publics, est un élément essentiel à la fois de léquilibre
social et de la compétitivité économique dun pays. En tant que chef
dentreprise, je considère lefficacité des administrations publiques comme un
enjeu essentiel et cest sur elles que je concentrerai mon propos.
Ma quatrième remarque rejoint la vôtre M. le Président :
lefficacité de la dépense publique devrait, en termes danalyse, porter à la
fois sur les dépenses de lEtat, des collectivités locales, de lUnion
européenne, des régimes sociaux, voire dorganisations paritaires. Cela dit, je
mesure bien lampleur de ces sujets qui posent des problèmes constitutionnels et
internationaux. Face à un problème très important, se profile le risque quà
vouloir tout entreprendre dun coup, on ne fasse rien de façon immédiate. Je me
concentrerai donc sur les dépenses de lEtat.
Ces remarques préalables étant exposées, je voudrais vous soumettre trois idées.
Je suis convaincu quil ny a pas de fatalité à linefficacité de la
dépense publique. En dautres termes, je ne pense pas que le combat pour
lefficacité de la dépense publique soit un combat perdu davance. Cela peut
paraître une évidence, mais la thèse est contestée. Telle est, en tout cas, ma
conviction.
Selon moi, le Parlement est linstitution légitime par excellence pour exercer ou
veiller à lexercice dun contrôle de lefficacité de la dépense
publique, pas seulement pour les raisons historiques et constitutionnelles que nous
connaissons tous, mais simplement parce que le Parlement réunit toutes les tendances
politiques. Il transcende de ce fait lopposition majorité/opposition et assure une
continuité dans le temps. Par construction, le Gouvernement ne bénéficie pas de cette
même continuité, puisque soumis à des échéances électorales et sauf circonstances
exceptionnelles, il ne transcende pas lopposition majorité/opposition. Il exprime
la majorité. Or, pour être efficace, le contrôle doit être utile et peut être
déplaisant. Précisément parce quil est utile et pertinent, il est plus ou moins
plaisant pour celui qui en est lobjet, cest-à-dire le Gouvernement et
ladministration. Un contrôle efficace, rigoureux et pertinent est toujours
bénéfique à long terme et pose, pour celui qui en est lobjet, toujours des
problèmes de court terme. Le Parlement, caractérisé par la continuité, peut éviter la
difficulté.
Dans tous les cas, il y a un double contrôle : un contrôle de régularité,
cest-à-dire le respect dun certain nombre de règles, de contraintes, de
principes, et un contrôle defficacité sur la pertinence du bon emploi de
largent. Ces deux contrôles sont également nécessaires. Dans lentreprise,
le contrôle de régularité est certes rigoureusement exercé - il est assuré par
des audits internes, des commissaires aux comptes, des procédures, des
règles , mais le contrôle principal - et de loin le plus
important est le contrôle defficacité.
Le système étatique, du moins la vision que jen ai, frappe par lexercice
remarquable du contrôle de régularité ; en revanche, le contrôle defficacité ne
paraît pas être vécu comme une priorité. Pourquoi ? On pourrait penser que lon
manque de moyens, ce dont je ne suis pas convaincu. Des techniques ont été mises en
place : la rationalisation des choix budgétaires, la RCB, la transposition technique des
comptes dentreprises, des exemples de benchmarking possibles, bref toute une
série de techniques de contrôle defficacité sont parfaitement applicables à
lEtat.
Jai le sentiment que ne prévaut pas un contrôle defficacité dans
lEtat, car tout contrôle sexerce par référence à quelque chose. Si des
règles peuvent servir de références à un contrôle de régularité, il nexiste
pas une structure dobjectifs cohérents permettant de servir de références à un
contrôle defficacité. Autrement dit, exercer sur lEtat un véritable
contrôle defficacité implique une structure dobjectifs cohérents,
chiffrés, mesurables, par rapport à laquelle est exercé le contrôle. Cest ce qui
se passe dans une grande entreprise. Elle a un budget, des programmes de dépenses,
associés à une structure très précise dobjectifs et de contraintes. Le contrôle
consiste toujours dans le rapprochement de ce qui se passe à la structure
dobjectifs et de contraintes. Pour une entreprise, lobjectif consistera à
faire des bénéfices, à croître ; lEtat aura des objectifs généraux, mais une
structure dobjectifs recouvre beaucoup plus que cela et consiste en un objectif
général décliné dans lespace, afin que chaque agent de lentreprise se voit
affecté des groupes dobjectifs propres.
Cest une structure dobjectifs déclinables dans le temps, parce que les
objectifs sont à long terme, mais il faut contrôler lefficacité dans le court
terme.
La structure dobjectifs porte à la fois sur des éléments financiers - la
quantité de dépenses et la quantité de recettes -, mais aussi sur des éléments
non financiers. Par exemple, dans une entreprise, la fiabilité dune voiture est un
élément non financier, mais qui se révèle essentiel.
Enfin, une structure dobjectifs porte sur des résultats et sur des processus,
cest-à-dire sur le fonctionnement effectif dun flux dactions, pas
seulement sur des résultats chiffrés.
Cest le point de départ de ma première suggestion : il faut expliciter les
structures dobjectifs de laction gouvernementale et les contraintes jugées
nécessaires au bon exercice de cette action. Les contraintes résident dans le respect de
la loi, les moyens financiers disponibles, les règles de lemploi et des personnels.
Point essentiel : pour lEtat, le débat budgétaire devrait porter moins sur les
dépenses que sur les structures dobjectifs. Autrement dit, quels sont précisément
les objectifs que lon veut atteindre, à moyen, à long et à court terme,
cest-à-dire comment mesurer les chances datteindre ces objectifs ?
Ce nest quà partir de cette définition dobjectifs que le débat sur
la dépense prend un sens et que lon peut en contrôler a posteriori
lefficacité.
Seconde suggestion : parmi les objectifs de lEtat, nous avons parlé des
dépenses, mais une approche similaire doit sappliquer aux recettes. Des recettes
ont, par leurs règles, quasiment le caractère de dépenses. Ce sont les
" dépenses " fiscales. Très souvent, dans la pratique, un arbitrage
est à opérer entre une dépense au sens propre du terme et une exonération fiscale ou
un allégement de charges qui peut être une autre façon de servir ou datteindre le
même objectif. Mais, de façon générale, on ne peut parler de lefficacité de la
dépense de lEtat sans parler des risques dinefficacité associés aux
recettes de lEtat qui ne sont pas seulement des façons de faire entrer
largent public. Dans les deux cas il faut sintéresser aux coûts (de
perception pour les recettes) ou de contrôle, et aux aspects économiques ou sociaux,
positifs ou négatifs. Pour prendre un exemple concret, des impôts comme la TVA ou la
TIPP induisent des effets économiques différents et nont pas les mêmes effets
économiques que dautres recettes qui peuvent peser plus fortement sur les
entreprises ou lactivité économique.
Troisième suggestion : la structure de présentation et dexamen des lois de
finances fixée par la loi organique du 2 janvier 1959 nest pas adéquate et devrait
donc être modifiée. Il y a, dans cette structure de présentation, un élément qui me
paraît tout à fait juste et positif, à savoir la présentation par ministère, tant il
est vrai que je suis convaincu que le bon exercice de la dépense passe dabord par
la responsabilité et que, pour lEtat comme pour une entreprise, la première des
règles consiste à confier des moyens et des objectifs à une personne, celle-ci ne
pouvant être quun ministre. En revanche, dautres éléments de la loi
organique me semblent peu cohérents avec la recherche de lefficacité et de son
contrôle.
Le premier point qui me parait incohérent est lidée " services
votés, mesures nouvelles ". Pour les avoir pratiqués, je
connais toute la justification théorique de lopposition services votés/mesures
nouvelles. Dans la pratique, on ne vote pas des enveloppes globales, mais la marge, avec
le sentiment frustrant dêtre dans une situation marginale par rapport à la masse
des dépenses. Par ailleurs, cela incite au statique, autrement dit incite à lidée
que rien ne change, sauf exception. Poser le principe aujourdhui que rien ne change,
sauf exception dans le fonctionnement de quelque organisation que ce soit constitue un
frein au progrès.
Je veux maintenant évoquer la nomenclature, non pas la nomenclature statistique
dexécution que lon peut raffiner autant que lon veut - cest
là un problème dappréciation -, mais la nomenclature dautorisation,
beaucoup trop rigide. Si lon confie à un ministre ou à une administration des
moyens et des objectifs précis et mesurables, les deux doivent être totalement
inséparables. Si on confie à quelquun des moyens sans objectif, il est clair que,
plus on contraint, mieux cest. Mais si lon associe des objectifs aux moyens et
si lon rend la réalisation des objectifs mesurable, celui qui se voit confier les
moyens doit bénéficier dune très grande liberté dans le type de dépenses
quil utilise pour réaliser ces objectifs. Il y a, bien sûr, à cela, me
semble-t-il, des exceptions, qui valent dailleurs pour une entreprise comme pour
lEtat. Certaines dépenses sexécutent dans lannée et nont pas de
conséquences ultérieures contrairement à dautres. Créer un emploi engendre un
effet sur beaucoup dannées et justifie un contrôle spécifique, puisque lon
engage lavenir. Un investissement sur une année engage une dépense pluriannuelle,
de même que créer des droits au profit, soit dagents publics, soit
dindividus privés, induit un impact pluriannuel. Une dépense limitée à un
horizon annuel et une dépense à leffet pluriannuel ne sont pas de même nature. On
ne doit pas avoir la liberté de passer de lun à lautre. Toute dépense
présentant un aspect pluriannuel doit faire lobjet dun contrôle et
dune contrainte spécifiques. Sauf si la nomenclature a grandement changé, les
contraintes de nomenclature sont beaucoup plus rigides aujourdhui que celles
quimpliquerait la distinction que je viens dévoquer.
Dernière remarque sur la loi organique : à mes yeux, à la fois trop et pas assez
dannualité président au budget et à son exécution.
Il ny en a pas assez parce que beaucoup dobjectifs, beaucoup de dépenses
produisent des effets ou ne sanalysent que sur plusieurs années. Pour lEtat
comme pour une entreprise, pas seulement au niveau macro-économique, mais aussi
micro-économique, un éclairage pluriannuel glissant doit être associé à chaque loi de
finances.
En sens inverse, le système de comptabilité dEtat ne traduit pas la totalité
de limpact pour lEtat des dépenses de lannée. La seule façon de
traduire cela passe par une comptabilité patrimoniale, puisque celle-ci permet de
dégager une différence de situation en début et en fin dannée, et donc de
mesurer la totalité de leffet de lannée dans les comptes de lEtat, ce
qui nest pas le cas aujourdhui.
Ma quatrième suggestion consistera à souligner les mérites de la comparaison des
références, que lon appelle " benchmarking ". Chez
Renault, nous avons constaté la puissance de loutil que représente le benchmarking,
cest-à-dire la recherche de références extérieures par rapport auxquelles nous
pouvons mesurer notre efficacité. Il sexerce autant par rapport à des entités qui
nont pas du tout la même activité que par rapport à nos concurrents. Grâce au
Ciel, les Etats nexercent pas entre eux la même concurrence que les entreprises
entre elles ! On peut donc imaginer que les comparaisons dadministrations
françaises avec des administrations étrangères peuvent sopérer plus librement ou
plus facilement que les comparaisons entre entreprises. Entre entreprises concurrentes,
nous passons notre temps à procéder à des comparaisons extrêmement détaillées de
lefficacité de notre action, de notre organisation sur tel ou tel point. Il est
rare quune organisation soit en tous points plus efficiente quune autre. Il y
a toujours un partage des points davantages et ce partage permet à chacun de
progresser.
Une chose est davoir une vue abstraite de lefficacité dune autre
organisation, autre chose est le benchmarking, cest-à-dire daller voir
sur place pour relever les différences. Lire un excellent rapport sur lefficacité
de lentreprise x ou y est tout autre chose que de se rendre sur place pour constater
comment cela se passe, de comprendre la réalité des différences. Je plaide très
fortement pour cet échange avec le secteur des entreprises en France, avec dautres
administrations à létranger, nationales ou locales, qui me paraît être un très
puissant agent de progrès.
Ma dernière suggestion repose sur lidée que le contrôle parlementaire de
lefficacité de la dépense publique est clairement un contrôle du deuxième
niveau, cest-à-dire un métacontrôle. A lévidence, un contrôle de base est
à réaliser par les administrations, les institutions financières. Si le Parlement ne
peut prétendre tout contrôler lui-même, en revanche, il doit avoir la possibilité
daccéder aux résultats des contrôles du premier niveau réalisés par
ladministration elle-même et avoir un bras armé lui permettant dexercer des
contrôles par exception, là où il le juge nécessaire, à la fois pour valider ce
quil entend et pour traiter des sujets qui peuvent lintéresser de façon
particulière. Voilà les quelques suggestions que je souhaitais exposer.
En conclusion, il ny a de bons contrôles de lefficacité que si le débat
sur le budget ou la dépense publique est précis et structuré sur les politiques
publiques et sur leurs objectifs. Autrement, contrôlant par références à quelque chose
qui ne sera pas validé par lautorité, les contrôleurs nintéresseront
personne.
Par ailleurs, notre système actuel de contrôle est largement fondé sur une défiance
du Gouvernement envers le Parlement, je dirai presque de ladministration à
lencontre du Parlement. Lordonnance du 2 janvier 1959 instaure la défiance de
ladministration des finances à légard des autres administrations et celle de
lensemble des administrations vis-à-vis du Parlement. Cette structure
saccompagne dune autre défiance vis-à-vis des agents chargés
dexécuter la dépense publique. La confiance aveugle nest pas un fait
rationnel. Mais en tant que système de fonctionnement et defficacité dune
organisation, ladhésion est une force plus pertinente que la défiance. Une
recherche defficacité de la dépense publique fondée sur une structure
dobjectifs, donnant lieu à contrôle, est une meilleure façon dobtenir
ladhésion des administrations qui dépensent que le système actuel.
Voilà les remarques introductives que je souhaitais faire à notre débat.
M. le Président : Merci, monsieur le Président, de cette introduction
substantielle, qui aura été appréciée, jen suis sûr, par chacun dentre
nous.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier Migaud, Rapporteur général de la Commission des finances : Le rapport
introductif de M. Schweitzer esquisse des pistes intéressantes pour notre groupe de
travail. Jaimerais revenir sur quelques aspects et souhaiterais quil précise
ses suggestions.
Au sujet de la loi de finances, certains ont émis lidée dune
présentation quelque peu différente de celle qui existe aujourdhui ;
notamment, elle pourrait se calquer sur le budget des collectivités locales ou de grandes
entreprises qui distingue entre dépenses dinvestissement et de fonctionnement, une
telle distinction pouvant faire apparaître la nécessité dun équilibre au niveau
des dépenses et des recettes pour tout ce qui concerne les dépenses de fonctionnement.
Comment jugez-vous cette suggestion qui a été présentée par certains, fortement
critiquée par dautres, lesquels estimaient que lEtat ne pouvait fonctionner
de telle façon ?
Jai trouvé votre cinquième point moins étoffé que les autres sagissant
précisément du contrôle du Parlement sur le Gouvernement et ladministration. Vous
avez indiqué que le Parlement devait avoir la possibilité daccéder aux résultats
des contrôles réalisés par ladministration. Entendez-vous que le travail des
inspections générales des différents ministères doit être systématiquement
communiqué au Parlement, notamment à la Commission des finances ? Dans le cadre de
ce contrôle exercé par le Parlement sur laction du Gouvernement, suggérez-vous
que lon puisse avoir connaissance de tous les avis exprimés pour le compte du
Gouvernement, par exemple, lorsque le Gouvernement consulte le Conseil dEtat sur tel
ou tel projet de loi ? Aujourdhui, le secret nous est opposé. Pensez-vous que
le pouvoir de contrôle du Parlement doit remettre en cause la confidentialité des avis
demandés par le Gouvernement ?
Vous avez déclaré que le Parlement devait pouvoir exercer des contrôles là où il
lestimait nécessaire. Comment le pourrait-il ? Qui serait en mesure dy
procéder ? Pensez-vous à la Cour des comptes qui pourrait effectivement répondre à des
demandes du Parlement, sachant que, sur le contrôle dopportunité de la dépense
publique, la Cour des comptes avance avec prudence, puisquelle estime que là
nest pas son rôle. Quels pourraient être les outils du contrôle de
lefficacité et de lopportunité de la dépense à la disposition du Parlement
pour renforcer son rôle?
M. Louis Schweitzer : Lorganisation à partir de la distinction
" Dépenses dinvestissement-dépenses de fonctionnement "
conduit à poser différemment le problème macro-économique du déficit budgétaire.
Dans une entreprise, lon peut considérer légitime, si la structure du bilan le
permet, de financer linvestissement par emprunt, dans la mesure où
linvestissement rapporte largent nécessaire pour rembourser lemprunt.
Linvestissement de lEtat dans la généralité des cas génère plus de
dépenses que de recettes, cest-à-dire que, le plus souvent, un investissement
dEtat peut avoir un effet économique général favorable, mais il ne lui rapporte
rien ; il conduira à des dépenses daccompagnement de linvestissement. Donc,
du point de vue de léquilibre budgétaire, il ny a, à mes yeux, pas lieu de
traiter différemment les dépenses dinvestissement et celles de fonctionnement. Au
contraire, des dépenses dinvestissement peuvent, dans certains cas, être plus
négatives pour léquilibre budgétaire que les dépenses de fonctionnement, dans la
mesure où elles génèrent des charges de façon durable.
Je pense utile davoir une vision de linvestissement de lEtat. Si
lon veut une comptabilité patrimoniale, il est bon de connaître les dépenses
contribuant à accroître ce patrimoine, mais dans la mesure où il ne rapporte pas
dargent à lEtat, il ne peut y avoir des règles de financement de
lexpansion du patrimoine qui soient différentes, sauf, je le répète, pour les cas
particuliers où linvestissement génère un produit financier.
Second point : jai, en effet, parlé de façon moins précise du contrôle, dans
la mesure où ma connaissance de ces sujets est lointaine et que je me sens moins
qualifié pour répondre de façon précise au problème. Je voudrais néanmoins my
essayer.
Tout dabord, sur laccès par le Parlement au contrôle interne de
ladministration, je ne considère pas que les avis entrent dans ce champ. Je pense
quun avis précédant la décision est destiné à celui qui reçoit lavis,
non à celui qui sera amené à contrôler celui qui a reçu lavis. Dans mon esprit,
cet avis nest pas accessible, sauf règles particulières - il est des domaines
où la loi prévoit que les avis sont publics - à dautres que celui à qui il
est destiné.
Il est normal que des rapports de contrôle ou dinspection soient accessibles au
contrôleur du second degré - dans ce cas, le Parlement. En revanche, la procédure ne
doit pas compromettre le secret des contrôles du premier degré. Dans une entreprise, la
situation est bien celle-là, cest-à-dire que les rapports daudit internes
sont communiqués aux commissaires aux comptes - je nassimile pas le Parlement
à un commissariat aux comptes -, mais ceux-ci ne peuvent les utiliser que si se
posent des problèmes tels, quest mise en cause la sincérité des comptes de
lentreprise par exemple. Le rapport est alors communiqué comme instrument de
travail dans des conditions évitant sa diffusion publique.
Rendre public tout contrôle ou document de contrôle conduirait à un triple
écueil : soit on nexercera plus de contrôle ; soit on veillera à ce que
le contrôle ne découvre rien ; soit on créera des structures parallèles de
contrôle officieux, ce qui nest clairement pas lobjectif.
Vous avez demandé qui devait réaliser le contrôle pour le Parlement. Vous avez
opposé contrôle dopportunité et contrôle de régularité. En effet, faute de
structure dobjectifs claire, il sagit dun contrôle dopportunité
et dappréciation pure. Dans le cas dune structure dobjectifs claire, il
ne sagit plus dun contrôle dopportunité au sens traditionnel, puisque
lon contrôle ce qui a été fait par référence à quelque chose qui nest
pas lappréciation intuitive du contrôleur, mais un corpus qui a été décidé et
validé. Cest une situation beaucoup moins floue que le contrôle
dopportunité tel quon lentend et qui permet au corps de contrôle de
sexprimer avec beaucoup plus dautorité que sil dit : " Le
Gouvernement a essayé de faire telle chose ; il aurait dû faire
autrement ". Il ne sagit pas de cela, mais de définir, par rapport aux
objectifs qui ont été acceptés, si largent public a été dépensé efficacement.
Je pense que la Cour des comptes est très naturellement qualifiée pour intervenir. Je
pense personnellement que nous avons intérêt à avoir plus dun organisme de
contrôle. En sus de la Cour des comptes, disposer dune autre capacité de contrôle
avec une autre autorité ne présente pas que des inconvénients, car le monopole du
contrôle comporte aussi ses risques.
M. François GOULARD : Toutes vos observations ne peuvent
quemporter ladhésion. Elles aboutissent à remettre en cause de manière
radicale la présentation du budget de lEtat, les procédures de vote et les
procédures de contrôle.
Vous qui connaissez les rouages de ladministration et le fonctionnement de la vie
politique, quelles sont les explications que vous pouvez avancer pour justifier que nous
ayons pris un tel retard par rapport à ce qui paraît être pour tout esprit normalement
éclairé une situation normale ? Comment expliquez-vous larchaïsme
- flagrant, selon moi - qui sattache à la gestion de nos finances
publiques sur le sujet qui nous intéresse dans ce groupe de travail ?
M. Louis SCHWEITZER : Cest une question difficile que vous
posez là. Nous avons tous en tête des exemples britanniques de contrôle
defficacité de la dépense publique, de même que le désastre que représentent
aux Etats-Unis lexamen et le vote du budget, bien pire que tout ce que nous avons
connu, même sous la quatrième République en ses mauvais moments ! Toute
ladministration sarrête, on accroche à tout accord lautorisation de
dépenser trois sous dans la circonscription de x ou de y. Bref, depuis lordonnance
du 2 janvier 1959, on a assisté à une bonne maîtrise macro-économique des
déficits - ils sont au total restés raisonnables - et la procédure de
relation Gouvernement-administration na pas suscité de difficultés majeures à
cette dernière et pas non plus entre ladministration et le Parlement. La tendance a
été de se demander si lon était capable de faire mieux avant toute remise en
cause. Jusquà ce jour, on a eu le sentiment que lon nétait pas sûr de
faire beaucoup mieux en sengageant dans des voies moins explorées. Cest à
cette explication que je me tiendrais.
M. Gérard FUCHS : Au fil des auditions, ma conviction se renforce autour
de lidée quun projet de loi y compris de finances devrait être accompagné,
non seulement du traditionnel exposé des motifs, mais aussi dun certain nombre
dannexes comportant des études dimpact, des analyses du financement
nécessaire - dépenses, recettes, investissement ou fonctionnement -. Louis
Schweitzer a apporté en sus lidée de structures dobjectifs. Je voudrais
savoir sil a réfléchi au rôle des différentes instances dans la fixation de ces
structures dobjectifs : quelle est la part qui doit revenir au Parlement et quelle
est celle qui doit revenir aux ministères et administrations concernés ? Je souhaiterais
également quil fasse état de la démarche utilisée dans le cadre dune
entreprise comme la sienne pour fixer les objectifs. Jimagine quil existe des
navettes entre différents niveaux de décision et dexécution. Sans doute serait-il
intéressant daffiner quelque peu la proposition. Même si je peux imaginer, comme
on la fait pour les emplois-jeunes, que le Gouvernement ou le Parlement décide de
créer tant demplois à telle date et puis de déconcentrer la mise en oeuvre par
département - cela fonctionne plus ou moins bien, mais il sagit de valeurs de
référence -, il arrive un moment où parler de structure implique de mettre
derrière des procédures et différents acteurs. Quelle est votre réflexion plus
approfondie sur la question ?
M. Louis SCHWEITZER : La définition de structures dobjectifs
relève du Gouvernement et de lexécutif, parce que cela implique beaucoup de
moyens et même si le Parlement a pour lui dunir majorité et opposition, il ne peut
fixer une structure dobjectifs qui est bien une décision de lexécutif. Elle
se prépare normalement par des navettes ou par un dialogue précédé par un travail
technique, qui peut recourir à des références à lentreprise, faisant observer
que, dans lentreprise, ce système se construit aussi au sein de ce que lon
pourrait appeler " le pouvoir exécutif " et non dans un dialogue avec
le conseil dadministration, ou a fortiori avec lassemblée générale
des actionnaires. Cest un travail nécessairement gouvernemental.
Selon moi, la structure dobjectifs doit être explicitée. Cest un sujet de
débat pour le Parlement qui me semble plus intéressant que lexamen de telle ou
telle mesure nouvelle par titre ou par chapitre, parce que lon parle de sujets
beaucoup plus concrets que x dizaines de millions de francs de dépenses, dont la
signification effective est beaucoup plus abstraite que lexplicitation des
objectifs. Je pense donc que définir la structure dobjectifs est clairement le
travail de lexécutif. Mais après, doit se tenir un débat sur la légitimité de
cette structure dobjectifs, sur sa pertinence et sur le fond des choses.
M. Philippe Auberger : Le Gouvernement est amené à établir une
structure dobjectifs, non au moment de la présentation de la loi de finances, mais
lorsquil engage une réforme importante dans un domaine donné. Par exemple, il
réfléchit à lheure actuelle au fonctionnement de la justice pénale dans son
ensemble, de même quune réflexion est engagée sur laudiovisuel. Cest
maintenant quil doit envisager une structure dobjectifs et les moyens. La
difficulté consiste à coordonner le moment où une réforme est engagée et la loi de
finances et faire en sorte que, dès ce moment-là, on réfléchisse aux implications dans
le cadre des lois de finances ultérieures des décisions prises.
Dans lentreprise que vous dirigez, monsieur Schweitzer, avez-vous réfléchi à
ce problème à la faveur, par exemple, du lancement dun nouveau modèle, élément
important dans la vie dune entreprise de construction automobile ? On se trouve bien
en présence dune décision prise en cours dannée, mais qui bouleverse les
équilibres financiers sur plusieurs années. Comment cela se traduit-il ? Comment
arrive-t-on à organiser la cohérence entre le lancement du modèle et les prévisions
budgétaires annuelles ?
M. Louis Schweitzer : Jai indiqué que le benchmarking
était utile et que lentreprise nétait pas un système où tout fonctionnait
harmonieusement à tout moment.
Lorsque lon engage une réforme importante, nous définissons des objectifs, mais
il sagit très souvent dobjectifs qualitatifs, non dune structure
dobjectifs chiffrés dont on peut suivre lexécution au sens où je lai
indiqué. Jassiste à des débats de philosophie ou dorientations ; cela
nimplique pas nécessairement que sy profilent des objectifs structurés ou
détaillés. Il faut, second point, articuler des aspects pluriannuels et annuels.
Cest ce que fait lentreprise. Lorsque Renault choisit de lancer un nouveau
modèle, on y travaille quatre ans à titre préparatoire. Un nouveau modèle se vendant
pendant six ou sept ans, on raisonne donc à un horizon de onze ans. Au cours de ces onze
ans, un budget de lentreprise est voté chaque année, les résultats sont
présentés, corrigés ou réajustés. Par exemple, dans le cas dun modèle, de
nouvelles normes externes peuvent conduire à modifier le cahier des charges ou des
conditions économiques différentes, à corriger les perspectives de prix de vente ou de
volume. Des modes nouvelles peuvent conduire à réviser des positions. Chaque année
donc, même si les projets revêtent un caractère pluriannuel, nous faisons des revues de
tous les projets en cours, de leur actualisation et de leur cohérence. Cest là une
procédure à adopter, y compris dans un système étatique. La différence entre
lentreprise et lEtat réside dans le fait que ladoption du budget dans
une entreprise représente un événement beaucoup moins solennel que pour lEtat et
auquel il est consacré beaucoup moins de temps. Sans doute y a-t-il là un petit progrès
defficacité possible.
M. Jean-Jacques JÉgou : La proposition de M. Schweitzer me paraît
intéressante ; je voudrais y revenir. Tout dabord, les structures
dobjectifs paraissent, sinon innovantes, en tout cas opérationnelles car tout
gouvernement a le devoir dindiquer, pour chaque mesure nouvelle quil entend
prendre, les objectifs quil sassigne. A cet égard, les emplois-jeunes sont en
effet lun des exemples que lon pourrait citer. On voit bien aussi, pour avoir
tous pratiqué la Commission des finances, que des volontés de réduire les dépenses de
lEtat rencontrent tout dabord limpopularité, ainsi que des réponses
typiques, y compris celle dun ancien ministre du budget que nous allons auditionner
: " Moi, je veux bien, mais dites-moi où ? ". Sinstaure alors
généralement un dialogue de sourds, même si, du côté des ministres prévaut une
volonté évidente de faire des efforts.
Une partie de ma question portera sur la capacité dexpertise du Parlement et
lorganisation du contrôle.
Les figures sont essentiellement imposées par rapport à des figures libres que nous
pourrions trouver, tels les contrats dobjectifs.
Pour reprendre la question de M. Auberger, des orientations budgétaires sont
débattues depuis trois ans, préalablement à la loi de finances. On a vu que
cétait un exercice intéressant, mais, ainsi que vous lavez souligné, on ne
change rien, sauf exception.
Les structures dobjectifs - annuelles, pluriannuelles -
permettront-elles détalonner les dépenses de lEtat, ministère par
ministère, dans la fonction publique, et pas uniquement les actions nouvelles de
lEtat ?
Si donc nous voulons contrôler lefficacité de la dépense, il ne convient pas
de perdre de vue que lefficacité ce nest pas seulement le train de vie de
lEtat, mais aussi la vie quotidienne des structures mises à disposition des
différents ministères.
M. Louis Schweitzer : La pression pour la réduction des dépenses est
toujours facteur defficacité, que ce soit au niveau de lEtat ou de
lentreprise. La rareté en termes économiques est le moteur de lefficacité.
Et donc lobjectif de réduire la dépense est un facteur defficacité de la
dépense.
La définition de structure dobjectifs, qui ne porte pas sur les seules mesures
nouvelles, mais sur lensemble de laction incluant lexistant - je
dirai même que cest sur le statique quil faut fixer en premier le
projecteur - na de sens que si elle conduit à prioriser, cest-à-dire à
séparer ce que lon entreprend ou ce que lon abandonne - à linstar
de ce qui se passe dans une entreprise -. Les personnes travaillant chez Renault ont
envie de créer des dizaines de modèles nouveaux et de les renouveler très
régulièrement. On comprend bien alors la nécessité de hiérarchiser continûment les
objectifs.
Il existe des techniciens de lexpertise et du contrôle auxquels on peut faire
appel, publics ou privés. Mais sur la définition dune structure dobjectifs,
lexpertise est tout dabord politique, car cest une question
dappréciation qui relève du Gouvernement et du Parlement.
Sagissant des orientations budgétaires, on a une interaction entre des
contraintes macro-économiques - par exemple, pour une entreprise, une contrainte de
résultats et une contrainte globale de dépenses - et des politiques sectorielles
pluriannuelles. Le débat dorientation budgétaire permet de préparer le cadrage
sur une année donnée, de ces deux éléments. Une entreprise comme lEtat peut
être amenée à renoncer une année à certaines actions de fond pour obéir à des
contraintes déquilibre général. Cest une tension inévitable.
M. Pierre Méhaignerie : Ma double expérience délu local et de
Président de la Commission des finances me conduit à penser que tous les mécanismes ont
été et peuvent être essayés. Et que rien ny fera sans la motivation ! A la
différence du secteur privé qui connaît la sanction du marché, comment pensez-vous
résoudre la contradiction de motivation entre le sentiment, partagé par tous,
quaccroître lefficacité de lEtat se révélera toujours plus
indispensable, que les marges de productivité dans le secteur public existent et sont
grandes, mais que la dépense reste pour lélu local électoralement payante par le
jeu des catégories qui en sont bénéficiaires ; le ministre qui a un bon budget est
beaucoup mieux perçu que celui qui viendrait avec un budget stable ou en baisse.
Jestime que nous navons pas trouvé les moyens de sanctionner la mauvaise
dépense et que limpôt étant dilué, centralisé, savère relativement
indolore pour la majorité des contribuables. Comment résoudre cette contradiction de
motivation pour que nous allions nous-mêmes vers le benchmarking ?
M. Louis Schweitzer : Monsieur le Président, je ne sais si on peut dire
que limpôt est vécu comme indolore.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Beaucoup ne le payent pas.
M. Louis Schweitzer : La motivation financière anime lentreprise,
mais cest aussi vrai pour lEtat. Sajoute une motivation de fierté.
Lorsque Renault a connu des difficultés ou allait mal, le personnel de Renault en était
collectivement meurtri. Il y a de la fierté à être bons et à être reconnus comme
tels. Je suis convaincu que pour les ministres, les agents publics, pour tous, le fait de
reprocher à ladministration son manque defficacité, est, dune certaine
façon, une meurtrissure pour un grand nombre dentre eux. La fierté dêtre
efficaces, bons, davoir des objectifs et de les réaliser est une très puissante
motivation. Sans objectif, le seul critère de jugement visant à faire plaisir aux autres
ne peut inciter à se dépasser. Atteindre les objectifs fixés est, dans la psychologie
des hommes, un élément qui suscite la fierté. Cest une motivation.
M. le Président : Merci, monsieur le Président, pour cette audition très
intéressante. Nous en ferons notre miel !
Audition de M. Michel BON,
Président de France Télécom,
Ancien directeur de lAgence nationale pour lemploi (ANPE)
(extrait du procès-verbal du 7 janvier 1999)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons, pour terminer cette
série d'auditions, M. Michel Bon, Président de France Télécom.
Monsieur le Président, cher ami, nous auditionnons depuis plusieurs semaines, de
façon tout à fait discrète, diverses personnalités sur le contrôle parlementaire et
l'efficacité de la dépense publique. Nous leur demandons de formuler quelques
propositions à ce sujet, sachant qu'en France cela ne fonctionne pas très bien.
Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis nous vous poserons des
questions. Monsieur Bon, vous avez la parole.
M. Michel BON : Monsieur le Président, ma légitimité à intervenir devant ce
groupe de travail me paraît somme toute modeste. Je ne crois pas que mon expérience à
l'inspection des finances peut vous apporter quoi que ce soit. En revanche, les deux
années que j'ai passées à l'Agence pour l'emploi m'ont donné une vue plus exacte de
l'administration même si cest un établissement public administratif. C'est là que
j'ai découvert la culture, les méthodes de ce monde, avec parfois un peu
détonnement, puisque j'avais passé tout le reste de ma vie professionnelle en
entreprise.
France Télécom, enfin, est une société qui vient du monde de ladministration,
mais fait partie du monde de l'entreprise. Mon point de vue sera donc celui d'un chef
d'entreprise, avec le risque dun peu de confusion entre administration et
entreprise, entre Parlement et conseil d'administration. Jai bien conscience que
tout cela ne se confond pas, et vous demande pardon de ces approximations.
J'aborderai successivement les trois questions auxquelles vous souhaitez répondre :
mieux contrôler, mieux dépenser et moins prélever.
Tout d'abord, mieux contrôler. Il me semble, dans le monde public, que l'on ne
s'intéresse pas tellement à l'efficacité de l'action. Lorsque j'étais à l'ANPE, nous
avions réussi, à la suite de diverses mesures, à doubler l'efficacité de notre action,
en ce sens que le nombre de personnes qui retrouvait du travail grâce à l'Agence a
pratiquement doublé entre 1993 et 1995.
Jexpliquais donc aux pouvoirs publics que le coût d'une remise au travail avait
diminué de moitié, et quils devaient prendre en compte ce progrès dans les
demandes que l'Agence pour l'emploi présentait. Cela n'intéressait personne. D'ailleurs
personne ne rapportait le coût de l'Agence à son efficacité sur le terrain
- c'est-à-dire au nombre de personnes placées.
Présentons les choses autrement. Toute entreprise détermine, pour son prochain
exercice, ses priorités chiffrées et, pour une plus longue durée, une stratégie. Pour
ma part, je présente au conseil d'administration de France Télécom, chaque année, nos
priorités ; je lui fournis également un tableau de bord lui permettant de savoir si nous
sommes ou non en train d'atteindre ces priorités.
Une telle démarche n'existe pas dans l'administration. Bien entendu, certains projets
sont prioritaires - et on en débat au cours de la discussion budgétaire. Mais le fait de
déterminer des priorités serait, j'en suis convaincu, applicable à certains secteurs de
l'administration, prestataires de services, tels que la santé, l'éducation ou le domaine
social. L'Agence pour l'emploi déterminait des priorités qui étaient suivies par le
conseil d'administration, et cela donnait de très bons résultats.
En outre, un tel système pourrait conduire à renouveler le débat budgétaire,
puisque seraient présentées, non pas les dépenses nouvelles de l'année, mais les
priorités pour l'année à venir - et peut-être sur une base pluriannuelle. L'idée de
contrôler non pas les dépenses, mais les priorités de laction, serait un
élément de changement puissant, proche du modèle de l'entreprise.
Autre élément important dans une entreprise, et qui me paraît totalement absent dans
l'administration, la comparaison - ou " benchmarking ". Tout
chef d'entreprise s'efforce de comparer ses unités, de façon à pousser celle qui est en
retard par rapport aux autres unités. En outre, chaque entreprise se compare également
aux autres. Je ne vois pas très bien, avec l'euro et l'unification européenne, comment
nous pourrions être dispensés de cet exercice.
J'avais développé, à l'Agence pour l'emploi, ce système de benchmarking,
agence par agence - il était aisé de trouver une demi-douzaine d'agences comparables -,
avec l'objectif de saligner sur les meilleures pratiques. Cet exercice a été
générateur de progrès très rapidement. Plus difficile a été la comparaison
internationale. J'ai pu développer une comparaison avec ce que faisaient les Anglais,
dont les missions étaient pourtant différentes, puisqu'ils avaient mélangé ASSEDIC et
agence pour lemploi. La comparaison n'était pas flatteuse pour nous !
Je ne sais pas si, en France, un directeur de lycée détient les informations
relatives à l'efficacité économique des autres lycées. Je ne suis d'ailleurs même pas
sûr qu'il juge que cela fait partie de sa mission. Quoi qu'il en soit, la comparaison
peut être un facteur de progrès et nest pas très difficile.
Lors de mon passage à l'ANPE, j'avais été également très choqué par le mécanisme
de régulation budgétaire. A la suite d'un processus, au total assez dérisoire, on
arrêtait un budget pour l'ANPE - qui, d'ailleurs, ne satisfaisait ni le ministre du
budget, ni les dépensiers de l'ANPE ni sans doute le Parlement. Puis, dès le
15 janvier, tombait du haut du ciel une régulation budgétaire permettant à la
direction du budget de reprendre à peu près tout ce qu'elle avait lâché.
Ce système est, d'une part, très choquant du point de vue de la souveraineté
populaire, et, d'autre part, extraordinairement démotivant. L'idée que l'Etat, en cours
d'année, régule ses dépenses selon la conjoncture économique est tout à fait
légitime. Cependant, il conviendrait d'inverser le dispositif et de créer un fonds
auquel l'Etat pourrait recourir en cas de besoin.
En ce qui concerne le contrôle, un monde sépare le contrôle exercé par lEtat
et le contrôle de gestion dans une entreprise. Je suis convaincu que le système de
l'entreprise est très supérieur.
Si le contrôle de régularité est très exigeant, le contrôle de gestion, au sens
strict du terme, n'existe pas dans l'administration. On ne connaît pas le coût, pour une
agence donnée, du placement d'un chômeur. Cette question n'intéressait personne, alors
que je disposais d'une armée de contrôleurs - qui réalisaient davantage un travail de
comptables que de contrôle.
A mon arrivée à France Télécom, le contrôle de gestion à proprement parlé
n'existait pas. Le budget était solennellement approuvé par le conseil d'administration,
ensuite l'exécution du budget était contrôlée, et quand il n'y avait plus de crédits,
c'était terminé. Depuis, nous avons réalisé d'énormes progrès - il en reste
certainement à faire - et des économies importantes.
Deuxièmement, mieux dépenser. Il s'agit pour cela de s'intéresser davantage
aux priorités qu'aux dépenses, et d'introduire, dans le débat budgétaire, une
discussion relative aux priorités concrètes de la France.
Prenons l'exemple de France Télécom. Ses priorités sont déterminées non pas par le
conseil d'administration, mais par le management. Bien entendu, si le conseil
d'administration contestait une priorité au motif qu'elle n'est pas en cohérence avec la
stratégie quil a adoptée, nous la retirerions. Or cet exercice de cohérence de la
stratégie, des priorités et de l'affectation des moyens n'existe pas, me semble-t-il,
dans le débat budgétaire.
Par ailleurs, la méthode doit être revue, car toute administration ne dépensant pas
la totalité de son budget, se voit confisquer ses économies par la direction du budget.
Cela conduit à tout un théâtre d'ombres dans lequel, pour obtenir le Mont-Blanc, on
demande la lune.
En outre, lorsqu'une dépense se révèle inutile, il est pratiquement impossible de
l'affecter ailleurs. Bien entendu, l'on peut constater quelques progrès : par exemple, il
est devenu possible de mélanger les dépenses de timbres et celles du téléphone !
Sincèrement, je pense que les méthodes du privé pourraient assez facilement s'imposer.
Il serait intéressant de donner un budget précis à un ministre, de lui fixer des
priorités et de le laisser gérer l'argent comme il lentend, le contrôle
s'effectuant non seulement sur l'enveloppe, mais également sur l'atteinte des objectifs.
Le gestionnaire aurait donc la liberté des moyens, y compris en matière dembauche
avec des " guide lines ". Si à la fin de l'année, il fait des
économies, tant mieux pour lui, on ne les lui confisquera pas et il pourra ainsi faire
encore plus de choses l'année d'après et choisir de faire des dépenses
dinvestissement ou de fonctionnement, pour autant que ses priorités le justifient.
Je suis arrivé à l'ANPE avec l'idée qu'il s'agissait d'une activité cyclique
- le nombre des chômeurs fluctuant avec lactivité économique. Lorsque j'ai
pris mon poste, au cours de l'année 1993, nous étions dans une période noire et le
personnel de lANPE était débordé par l'afflux du chômage. Cependant, on
prévoyait une amélioration pour 1994/1995. Je n'étais donc pas favorable à l'embauche
de personnels, quil aurait fallu garder ensuite.
J'ai donc décidé de présenter un budget sans augmentation. Mes collaborateurs m'ont
vivement recommandé, pour obtenir " 0 ", de demander
" 5 ", sinon nous aurions " -5 ". Cela m'a donc
conduit à réclamer " 2,5 ". Je me suis rendu à la conférence
d'arbitrage - qui m'a, dailleurs, rappelé le régime que la grande distribution
infligeait à ses fournisseurs. J'ai attendu un moment inconfortablement, puis je me suis
présenté devant un certain nombre de personnes que je ne connaissais pas qui m'ont posé
des questions ridicules destinées à me déstabiliser. Après un certain temps, nous
sommes parvenus à un résultat - nous avions obtenu un point daugmentation - et mon
directeur général adjoint chargé du budget était très heureux. Cétait en
vérité un exercice théâtral et totalement inutile.
Un tel système ne fonctionne pas du tout. C'est la raison pour laquelle il convient,
à mon avis, de responsabiliser les dirigeants. De ce point de vue, le modèle de l'Agence
britannique m'a semblé très efficace. L'Agence pour lemploi britannique se fixe
des priorités, des objectifs qui, s'ils ne sont pas tenus, pèsent directement,
personnellement et salarialement sur les dirigeants. De fait, leur efficacité est bien
meilleure que celle de l'Agence pour l'emploi française.
Il convient, par ailleurs, de casser le rythme annuel. Il existait, a l'Agence pour
l'emploi, les contrats de progrès qui avaient le mérite d'être un exercice stratégique
sur environ trois ans. Il s'agit d'un exercice très intéressant, car s'intéresser à la
stratégie permet par la suite de s'intéresser correctement aux priorités, puis à la
dépense, même si trois ans est un peu court.
Autre point fondamental : pour mieux dépenser, il convient de mieux gérer les
effectifs. Le problème de l'administration, c'est qu'elle ne sait pas faire décroître
un service autrement que démographiquement. Certains services de l'Etat ont
régulièrement besoin de personnel supplémentaire, alors que d'autres déclinent, mais
lon ne sait pas faire passer le personnel d'un service à un autre. Au total, les
effectifs de l'Etat ont énormément de mal à baisser. Il s 'agit là d'un sujet qui peut
tout à fait être traité, et sur ce point l'expérience de France Télécom peut être
intéressante.
Au cours des années 70/80, il a fallu passer du " 22 à
Asnières " au réseau le plus moderne d'Europe. Nous avons donc déployé, à
travers les campagnes, une armée de personnels pour planter des poteaux, tirer des lignes
et les installer chez les particuliers, etc... Nous sommes passés de 3 à
30 millions de lignes en 10 ans. Dans le même temps, il convenait d'installer des
centraux téléphoniques, qui, à l'époque, étaient électromécaniques, ce qui
nécessitait beaucoup de personnel pour les entretenir.
Aujourd'hui, la France est entièrement équipée, nous possédons le plus fort taux de
pénétration du téléphone fixe en Europe. Nous continuons, certes, à tirer des lignes,
mais pas plus d'un million par an, et les centraux sont devenus des petites merveilles
électroniques que l'on répare à distance. Le problème des sureffectifs s'est alors
posé.
Parallèlement, d'autres besoins se sont développés très rapidement, telles que le
mobile, Internet ou le service commercial à la clientèle. Nous nous sommes donc lancés
dans un plan de redéploiement des fonctionnaires de France Télécom, sur la base du
volontariat, puisque nous ne pouvions ni les licencier ni les obliger à changer de
service. Plus de 30.000 salariés ont ainsi complètement changé de métier en trois ans
- soit plus de 20 % de nos effectifs. Mieux, lorsquon interroge nos salariés
eux-mêmes, ils sont 43% qui estiment avoir changé de métier.
Cela démontre deux choses. Premièrement, personne n'aime rester inactif, tout le
monde aime se sentir utile et le volontariat est plus fort quon ne limagine.
Deuxièmement, ce système fonctionne, malgré des différences de rémunération. Bien
entendu, tous ceux qui désiraient faire marche arrière en avaient la possibilité, mais
très peu lont fait.
Il ne s'agit pas là d'une idée originale. J'avais déjà été confronté à ce
problème à l'Agence nationale pour l'emploi. En effet, sachant que le chômage allait
baisser, je ne souhaitais pas embaucher de nouveaux salariés. J'avais donc demandé à la
directrice du budget de faire appel à 500 instituteurs qui n'étaient pas en poste.
Interloquée, elle m'a répondu qu'elle ne savait pas faire une telle chose.
Il y a là une vraie piste pour l'administration qui ne sait pas faire baisser ses
effectifs autrement que démographiquement. Bien entendu, cela suppose qu'une personne
soit chargée de " ces redéploiements " de fonctionnaires. Un préfet
devrait être capable de transformer un instituteur en policier ou un agent de l'ANPE en
aide-soignant en fonction des besoins. Je pense sincèrement que cela est moins difficile
qu'il n'y paraît.
J'en viens maintenant à la comptabilité publique, dont les particularités n'aident
personne. En arrivant à lANPE, j'ai demandé à la personne chargée de la
comptabilité d'élaborer, pour le conseil d'administration, à côté du compte public,
un compte de type entreprise. En effet, à chaque conseil d'administration, les décisions
de modification budgétaire passaient comme une lettre à la poste, car personne n'y
comprenait rien. Le jour où je leur ai présenté une comptabilité type entreprise, la
réunion a duré trois heures ; c'était la première fois qu'ils y comprenaient quelque
chose.
Aujourdhui, nous fonctionnons tous avec des comptes d'entreprises, il convient
donc de laisser tomber cette singularité qui, en outre, est très mauvaise conseillère,
notamment en matière de gestion du patrimoine. Une agence ANPE, par exemple, qui est en
location vit moins bien qu'une agence propriétaire du local ! La comptabilité publique
n'incite pas à la gestion du patrimoine. Or toute entreprise doit gérer son patrimoine.
En rapprochant la comptabilité publique de la comptabilité générale, on gagnerait
beaucoup en lisibilité et en compréhension des phénomènes.
Troisièmement, comment moins prélever. Evidemment, si l'on contrôle mieux et
que l'on dépense mieux, on prélèvera moins. Je n'ai, en ce domaine, que deux idées
complémentaires à vous proposer.
Tout d'abord, je suis très frappé de constater qu'aucune réflexion n'est menée sur
les coûts induits par telle ou telle décision parlementaire. Voici un exemple.
Il y a quelques années, dans un souci certainement louable - mais également
poussé par le syndicat professionnel - il a été décidé de supprimer tous les
ascenseurs à parois lisses. Cela a coûté très cher. Or qui, au moment du vote de la
loi, s'est préoccupé de savoir combien cela allait coûter aux citoyens et si
cétait la façon la plus économique de sauver des vies humaines.
De nombreuses décisions législatives génèrent des coûts considérables pour les
entreprises et les citoyens, mais personne ne s'intéresse à ce type de dépenses
publiques. Certaines obligations, qui sont mises à la charge des citoyens, ne sont pas
prises en compte. On rendrait un peu de confort aux citoyens si on sintéressait à
ce rapport coût/efficacité.
Ensuite, si l'Etat, sur une période de 20 ans, a su " serrer les
boulons ", il n'en est pas de même pour les collectivités locales. Or il
serait légitime que le Parlement s'intéresse, non pas uniquement aux dépenses de
l'Etat, mais à l'ensemble des dépenses publiques. Cela a été commencé timidement avec
lexamen des dépenses de la sécurité sociale par le Parlement et je ne trouverais
pas choquant que l'Etat interdise à la sécurité sociale d'augmenter ses dépenses de
plus dun certain pourcentage par an. Même chose pour les collectivités locales.
Une telle décision pourrait éviter un prélèvement trop important. Je vous remercie.
M. le Président : Monsieur le Président, je vous remercie. La parole est à
M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Monsieur
le Président, je souhaiterais vous interroger sur une étude récente qui vient d'être
réalisée à la demande de l'ANPE et du ministère de l'emploi et de la solidarité sur,
justement, l'ANPE. Cette étude semble donner des résultats atypiques, puisqu'elle fait
apparaître " le sous-dimensionnement en moyen humain de l'ANPE ". A
partir des moyens de comparaison internationale que vous appelez de vos voeux, cette
étude démontre, au niveau de l'ANPE française, un coût, en dépenses de fonctionnement
rapportées au nombre de chômeurs, inférieur à ce qui peut exister en Angleterre, en
Allemagne ou en Suède. Cette étude a été effectuée par le cabinet Bernard Brunhes
consultant.
Que pensez-vous de cette étude par rapport aux propositions qui sont les vôtres ?
Comment peut-on utiliser ces éléments de comparaison pour rendre notre administration
plus efficace ?
M. Michel BON : Je ne suis pas étonné qu'une étude démontre l'efficacité de
l'ANPE. En 1993, l'Agence nationale pour l'emploi avait remis au travail
930.000 personnes ; deux ans après, lorsque j'ai quitté mes fonctions, le nombre de
personnes ayant retrouvé un emploi était de 1,760 million, et il est actuellement de 2
millions. Evidemment, lorsque vous développez l'efficacité de votre entreprise, les
ratios changent. LANPE est aujourdhui un organisme assez efficace.
Il faut ajouter que nous sommes les seuls, en Europe, à avoir séparé l'indemnisation
du chômage et le placement, ce qui veut dire que toute comparaison suppose des
hypothèses sur la part consacrée à l'indemnisation et sur celle consacrée au placement
dans les autres pays. Il ne s'agit pas du même type de comparaison que celle effectuée
pour comparer Peugeot à Renault. Or toute comparaison reposant sur des hypothèses est
plus facile à contester.
M. Le Président : La parole est à M. Suchod.
M. Michel SUCHOD : Monsieur le président, je souhaiterais revenir sur la
troisième partie de votre exposé, relative au prélèvement.
Il est en effet original de considérer que fait partie de la dépense publique le
coût indirect des mesures votées par le Parlement. Je partage tout à fait votre
analyse, notamment en ce qui concerne l'exemple des ascenseurs, dont la mesure avait été
justifiée par des raisons de sécurité. Mais il est vrai, cependant, que lorsqu'une
telle loi est votée, nous devrions suivre ses effets pour, d'une part, savoir si les
accidents invoqués ont beaucoup diminué et, d'autre part, réaliser une évaluation du
coût de cette mesure pour le secteur privé.
Je suis rapporteur spécial du budget de l'environnement. Si nous devions analyser le
coût des mesures votées - et imposées par la réglementation sur l'environnement - pour
les particuliers ou les entreprises - et même pour les collectivités territoriales -
(par exemple la loi sur le bruit ou sur leau), nous aurions une tout autre approche
du prélèvement obligatoire.
M. le Président : Dans ce domaine, il y aurait effectivement une étude fort
intéressante à lancer sur le rapport évolution des normes/dépenses publiques. Le
chiffre concernant la progression des dépenses publiques dans les collectivités locales
liée à la seule évolution des normes - des ascenseurs, des jeux, etc... - est
impressionnant. Une telle étude serait intéressante. Non pas qu'il faille empêcher
l'Etat de fixer les normes, mais il convient d'en mesurer l'impact.
Par ailleurs, votre remarque concernant la dissymétrie entre la suppression et la
création d'emplois est très intéressante ; la création est nécessaire et la
suppression impossible : c'est vraisemblablement l'une des raisons de l'augmentation de la
dépense publique. Voilà deux sujets de fond sur lesquels il conviendrait de se pencher.
La parole est à M. Goulard.
M. François GOULARD : Monsieur le président, vous avez participé à
l'amélioration de la gestion et à la recherche d'efficacité dans deux entités très
différentes, l'ANPE, d'abord, et France Télécom, ensuite. Le rôle de la concurrence,
dans cette seconde expérience, est-il pour vous un levier puissant d'évolution,
d'amélioration de la gestion et de motivation du personnel ?
M. Michel BON : La concurrence a certainement joué un rôle dans l'évolution de
France Télécom. Elle a contribué à faire prendre conscience aux personnels que l'on ne
pouvait plus continuer comme avant.
Cependant, et parce que l'on partait de beaucoup plus bas, j'ai obtenu un résultat
beaucoup plus spectaculaire à l'Agence nationale pour l'emploi en matière
d'amélioration d'efficacité. La concurrence n'est donc pas le seul moteur, même si elle
aide beaucoup à la transformation de France Télécom. Si la réforme Quilès, en 1991,
en a fait une entreprise publique, elle était déjà dans un monde particulier
lorsqu'elle faisait partie de l'administration. Elle était donc mieux préparée à
entendre ce discours de concurrence.
M. le Président : Monsieur Bon, je vous remercie infiniment.
Audition de M. Jacques DELORS,
Ancien ministre de léconomie et des finances,
Ancien Président de la Commission européenne,
Président de la Fondation Notre Europe
(extrait du procès-verbal de la séance du 13 janvier 1999)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le président : J'accueille avec plaisir M. Jacques Delors,
dont la réflexion et l'expérience nous seront précieuses. Il existe partout, notamment
en France, une interrogation sur la dépense publique. Si l'on veut quelle soit
efficace, il faut qu'elle soit contrôlée. Nous sommes donc intéressés par vos
propositions en la matière.
M. Jacques Delors : Monsieur le Président, c'est bien volontiers
que j'ai répondu à l'invitation de cette commission spéciale.
La période où j'ai été le plus étroitement mêlé à des travaux
sur le contrôle des dépenses publiques remonte aux années 1960 et 1970 lorsqu'il était
question de rationalisation des choix budgétaires et javais fait des travaux
personnels sur les indicateurs sociaux, mais je répondrai volontiers à vos questions sur
la période où j'ai été ministre des finances et sur celle où j'ai été à la
Commission européenne.
Je fais une distinction, qui relève peut-être plus de la commodité
personnelle que de la réalité, entre le contrôle de la destination des crédits et le
contrôle de l'efficacité de la dépense publique.
Destination des crédits : les sommes inscrites au budget
ont-elles bien été affectées aux objets pour lesquels elles avaient été votées par
le Parlement ?
Efficacité de la dépense publique : étant donnés les objectifs
que s'est assigné le Gouvernement ou ceux rappelés dans les lois de la République, les
moyens qui y ont été consacrés ont-ils été vraiment bien utilisés ?
Dans le décret du 22 janvier 1990, on donne une définition
officielle de l'évaluation qui déjà plonge dans la perplexité puisqu'il est
indiqué : " Evaluer une politique, c'est rechercher si les moyens
juridiques, administratifs ou financiers mis en oeuvre permettent de produire les effets
attendus de cette politique et datteindre les objectifs qui lui sont fixés ".
La perplexité vient du fait qu'il est difficile de quantifier, dans des données simples
et rigoureuses, les inputs juridiques et administratifs. C'est plus simple bien
entendu pour les inputs financiers.
Je vous ferai part de mon expérience européenne pour vous dire
combien j'ai été impressionné par les pratiques des pays de l'Europe du nord. Vous en
aurez une illustration concrète en recevant Sir John Bourn, Président du National
audit office. Dans tous ces pays, le Parlement est, à son initiative, le cadre de
confrontations publiques entre les parlementaires, les offices d'évaluation et de
contrôle et les responsables des grands départements publics. Ayant pu m'intéresser à
cela pendant que j'étais à Bruxelles, j'ai été impressionné par le sérieux de ces
confrontations, l'engagement des grands responsables d'administration publique qui
viennent expliquer leur politique, qu'il s'agisse du directeur des routes, de
l'environnement ou autre, devant la presse et les médias, et évidemment dans un climat
qui n'est pas du tout celui de l'agitation que l'on peut constater par ailleurs.
Cest un climat sérieux et serein. Ce sont des séances qui durent assez longtemps.
Et je dois reconnaître quen tant que citoyen, j'approuve cette démarche et je
souhaite que le Parlement français puisse la faire sienne si, après les nombreuses
auditions de gens très qualifiés que vous avez rencontrés, vous l'estimez utile.
Je passerai sur l'historique des réussites et des échecs, du Système
Plan Programme Budget (PPBS) américain à la rationalisation des choix budgétaires
français jusqu'au comité scientifique de l'évaluation pour lesquels on a dressé des
bilans qui sont à votre disposition.
Je me concentrerai brièvement, puisque c'est l'échange qui est
essentiel, sur trois aspects : premièrement, les multiples dimensions de la dépense
publique ; deuxièmement, la recherche d'une solution globale au sein du Parlement,
en tenant compte des apports de la quantification et de la programmation, en tant que
techniques ; et troisièmement, les principes et les méthodes d'une évaluation
continue de la dépense publique.
Si je rappelle les multiples dimensions de la dépense publique
cest parce que si j'avais à traiter de cette question, je serai embarrassé pour
savoir comment combiner, dans une même évaluation, le budget de l'Etat, qui représente
autour de 15 ou 16 % du PIB, dont 1 % de contribution à l'Union européenne,
les budgets des collectivités locales, environ 7 %, et le budget de la sécurité
sociale, aux alentours de 23 %, avec la nouveauté considérable que constitue la loi
de financement de la sécurité sociale.
Si, par exemple, vous vous intéressez à la politique de la santé en
France, comment combiner les efforts menés au sein du système de sécurité sociale et
les efforts menés dans le cadre du budget de l'Etat et sa politique de la santé et
parfois aussi des collectivités locales ? Il y a là une difficulté considérable.
Je me bornerai à illustrer deux problèmes en mattachant à la dimension régionale
et locale et à la dimension européenne.
Pour la dimension régionale et locale, que j'ai choisie à dessein
parce que même si la décentralisation est pour moi difficile à déchiffrer et à
décrire, je constate l'importance du poste investissements publics des collectivités
régionales et locales. Cest un point essentiel parce qu'à force de mettre l'accent
uniquement sur le marché, on a oublié la distinction, pourtant importante, entre biens
privés et biens collectifs, et la contribution des biens collectifs à la compétitivité
de l'économie, mais aussi au bien-être de la population.
En partant des contrats de plan Etat-Région qui pourraient être un
moyen d'expérimenter de nouvelles méthodes, je pense que dans des fonctions comme
l'éducation - même si, ici, il s'agit surtout d'investissement -, comme la
formation professionnelle, la politique de l'emploi, la sécurité ainsi que les
solidarités et assistances, il est impossible de mener un bon contrôle et une
évaluation de la dépense publique sans englober les actions menées au niveau régional
et local.
Comment le faire ? Le Parlement en a-t-il les moyens techniques et
politiques ? La question est posée.
Pour ce qui est de la dimension européenne - je parle dans un moment
de grand trouble -, mais nous procédions régulièrement à des évaluations de deux des
trois grandes politiques menées à l'échelon européen : la politique de
l'agriculture d'un côté, celle de l'aménagement du territoire de l'autre, avec la
montée en régime des politiques structurelles puisqu'à mon arrivée à la commission,
ces dernières représentaient 5 milliards deuros dans le budget pour
33 milliards deuros aujourdhui. Dans ces deux domaines, nous essayions,
deux ou trois ans après, d'évaluer ces politiques pour essayer de revoir la concertation
avec les autorités nationales et régionales et le contenu de ces politiques et nous
devions évaluer les expérimentations faites dans des programmes proprement
communautaires et même parfois dans des programmes un peu marginaux, comme le programme
URBAN pour les villes.
Je suis moins satisfait de ce que nous avons fait pour la recherche,
même si je continue à penser qu'en groupant leurs moyens au niveau européen, les pays
membres de l'Union dépenseraient moins et seraient plus efficaces. C'est un souci pour le
Parlement français puisque la contribution brute de la France représente 6 à 7 %
du budget. La France contribue pour 17,5 % aux ressources de lUnion. Par
conséquent, là aussi, il faut sinterroger notamment pour laménagement du
territoire et cela ne concerne pas seulement les délégations pour lUnion
européenne. Je crois savoir, même si je n'ai pas à ma disposition les chiffres exacts,
que les crédits européens représentent maintenant un tiers du montant des ressources
affectées à la politique française de l'aménagement du territoire.
Les deux difficultés m'apparaissent être, en dehors des problèmes
institutionnels, le regroupement en fonctions évaluées nationalement et régionalement,
et celle de savoir exactement qui fait quoi entre décentralisation et déconcentration.
Après avoir cité ces quelques exemples et les expériences
tâtonnantes menées au niveau européen, j'ai eu l'audace d'essayer de trouver une
solution globale autour de la planification, dune part, en fonction des limites des
expériences passées, qui tenaient notamment au fait que le conseil scientifique de
lévaluation ne comprenait pas de parlementaires, ce qui engendrait parfois des
tensions entre les différentes administrations et surtout ne donnait pas à la
représentation nationale les pouvoirs de contrôle, qui lui reviennent.
Cela m'amène à faire deux propositions : dune part, le
Parlement doit se doter des moyens d'organiser une estimation, puis une confrontation,
publique ou non, sur l'efficacité de l'action publique, à l'instar de ce qui se passe
dans les pays de l'Europe du nord ; dautre part, le Parlement doit disposer à
cette fin d'une institution qui, par sa position et ses méthodes, peut lui fournir les
éléments nécessaires. L'aboutissement, ce ne serait pas la commission chargée au sein
du Commissariat général du Plan de préparer les travaux. Cette commission serait au
service du Parlement et, bien sûr, on peut envisager toutes les formules, y compris une
phase dans laquelle les parlementaires vont siéger à cette commission pour la
préparation technique. Mais ensuite, le cadre pour le contrôle, ne peut être que le
Parlement.
Pourquoi le Commissariat général du Plan ? Y ayant travaillé de
nombreuses années, et avec chance dans une bonne période, je peux vous dire que
lobstacle essentiel est le ministère des finances, qui veut garder la main, mais ce
commissariat devrait être au carrefour de la politique, de l'administration, des acteurs
économiques et de la société civile. Il doit redevenir ce lieu où tout le monde vient,
puisqu'il s'agit de se concerter, de planifier ou de programmer, d'évaluer et de
contrôler.
Cela impliquerait un bouleversement de la procédure budgétaire
puisque ce groupe, placé sous l'égide du Commissariat général du Plan avec des
représentants de membres de la Cour des comptes et du Conseil d'Etat, devrait être
associé à l'identification des objectifs, même si ce n'est pas lui qui les définirait,
à la préparation des décisions, et à l'analyse de ce qui est le plus important en
matière budgétaire comme en matière politique : la cohérence entre les objectifs
et les moyens, alors que, bien entendu, il y a une tentation d'effet d'annonce non suivie
d'effets.
Cette procédure devrait-elle concerner le budget de l'Etat, les
budgets des collectivités décentralisées, la sécurité sociale ? Dans un premier
temps, je n'irai pas jusque là. Mais il faudrait, me semble-t-il, tenir compte à la fois
du budget de l'Etat et des dépenses des collectivités décentralisées.
Comme je l'ai dit, il faut bien distinguer le contrôle de la
destination des fonds en fonction de ce qui a été annoncé et l'évaluation.
Je dirai quelques mots de lévaluation des fonds. Cest le
domaine dans lequel j'ai le plus travaillé, même si cétait il y a vingt ans.
L'évaluation est difficile, mais elle présente de nombreux avantages,
non seulement celui de raisonner en fonctions et pas simplement selon des rubriques
budgétaires, mais aussi de dépasser les corporatismes en mettant l'accent sur les
analyses coût-bénéfice et non simplement sur les arguments habituels qui font le jeu
des corporatismes et des lobbies.
Elle permet aussi d'écarter la facilité des effets d'annonce, en
mettant l'accent sur la cohérence entre les objectifs et les moyens. La France souffre
peut-être plus que d'autres pays de faire beaucoup de lois, mais de les appliquer à
moitié ou pas du tout. Aussi, lorsque l'on annonce un objectif, et à condition de ne pas
tomber dans le harcèlement des " politiques ", la cohérence entre
lobjectif et les moyens est-elle extrêmement importante.
Elle permettrait également de réhabiliter la notion de biens
collectifs, car il est étrange de constater que, dans l'ambiance actuelle, cette notion a
perdu de son attrait et même de son utilisation. J'ai présenté à Paris, voici un an,
le ministre de l'économie du Danemark, un pays où les prélèvements obligatoires sont
plus élevés qu'en France. Les journalistes présents, influencés par l'ambiance
actuelle, lui ont dit que c'était affreux et lui ont demandé comment son pays pouvait
avoir le goût de travailler, comment il se faisait qu'il n'y avait pas plus
dévasion fiscale. Le ministre leur a simplement répondu que quand les
citoyens paient des impôts, ils ont l'impression " d'en avoir pour leur
argent ", qu'il s'agisse de l'environnement, de l'aménagement urbain, de la
santé, de l'éducation, et autres. Evidemment, me direz-vous, le Danemark, na que
5 millions et demi d'habitants !... Comme les Pays-Bas, ce sont des petits pays.
Mais jai appris, à Bruxelles, à respecter les petits pays et à tirer nombre
denseignements de ce qu'ils font.
Le deuxième élément d'évaluation est la nécessité de combiner
macro-étude et micro-étude. Le conseil scientifique de l'évaluation a mené quelques
micro-études assez référentielles, en étudiant sur le terrain, par exemple, l'action
contre le logement insalubre ou des problèmes de ce genre. Pour ce qui est de l'exclusion
sociale, de la sécurité et de la politique de l'emploi vue à travers les bassins
d'emplois, des micro-études peuvent être extrêmement intéressantes et lon peut
souvent en tirer des enseignements plus exhaustifs qu'on ne le croit.
Dernier élément : comment étendre et élargir les moyens de
calcul ? C'est la raison pour laquelle j'avais entrepris des travaux sur les
indicateurs sociaux, pour essayer de trouver, à côté des grandeurs économiques qui
font le lot de la discussion économique et même de la discussion budgétaire - produit
intérieur brut, consommation, investissement, exportations et importations - une
quantification du social. Il ne sagit pas de statistiques sociales, comme celles que
publie chaque année l'INSEE, mais dindicateurs qui agrègent et qui essaient de
refléter certains éléments. Sans cela, on n'y arrive pas.
Jen donne un exemple : léducation. Lorsque j'ai fait
le rapport sur l'éducation à l'UNESCO voici trois ans, j'ai travaillé avec la Banque
mondiale, j'ai vu que toutes les études de celle-ci avaient comme background la
théorie du capital humain, c'est-à-dire que l'on compare l'investissement à
l'éducation avec le salaire touché par le bénéficiaire. A mon avis, c'est une vue trop
restrictive parce qu'éduquer quelqu'un ce n'est pas simplement lui fournir les moyens
d'entrer sur le marché du travail, mais cest lui permettre d'apprendre à vivre, à
mieux se connaître et à vivre avec les autres. De plus légalité des chances est
une des finalités essentielles de léducation. C'est la raison pour laquelle je
pense que, dans ce domaine, il faut absolument trouver des indicateurs sociaux. Pour aller
jusqu'au bout de ma pensée, excusez-moi de ma brutalité : il n'est pas sûr que
l'augmentation généralisée de la durée des études ait amélioré l'égalité des
chances.
De ce point de vue, les études les plus intéressantes, même
limitées, sont les études anglaises, celles sur lesquelles s'est basé Tony Blair pour
faire de l'éducation le thème central de sa campagne. Il a suffi qu'il fasse des études
sur la tranche des 12-14 ans pour voir quelle était leur maîtrise des éléments
fondamentaux - lecture, écriture, calcul. Et, sur ces bases, ils ont vu que le système
avait beaucoup de handicaps en ce qui concerne l'éducation de base, les éléments
fondamentaux sans lesquels vous ne pouvez pas ensuite suivre un enseignement, surtout si
celui-ci est fortement conceptuel.
On pourrait prendre aussi l'exemple de la politique routière. Bien
sûr, loutput peut être le nombre des accidents, mais, pourquoi pas le
temps perdu ? Pour illustrer l'intérêt des indicateurs sociaux, je vous donne un
dernier élément, là aussi d'une grande banalité : quand les Français sont le
même nombre à prendre leur voiture pour aller travailler et que par suite
d'encombrements, ils mettent une demi-heure de plus en moyenne pour aller à leur travail
et une demi-heure de plus pour en revenir, la comptabilité nationale nous dira que la
France s'est enrichie parce qu'elle a consommé plus d'essence et que lon amortit
plus vite les voitures. En réalité, chacun a perdu une heure pour vivre.
Ces exemples pour vous montrer que le calcul purement économique et
financier n'est pas suffisant. Si on veut entrer dans l'évaluation, il faut relancer les
études et les recherches en France sur les indicateurs sociaux. Aux Etats-Unis, le PPBS a
buté sur les mêmes éléments lorsque lon a arrêté de travailler sur les
indicateurs sociaux.
Telles sont les réflexions dont je voulais vous faire part. Je n'ai
pas l'audace de penser qu'elles pourront vous être très utiles. Elles mettent l'accent
sur deux questions importantes : dune part, la prédominance du rôle du
Parlement et la nécessité d'une certaine transparence - vous disiez que votre mission se
demandait comment dépenser moins pour prélever moins d'impôts mais, ajouterai-je,
peut-être aussi pour le rendre plus populaire - et, dautre part, ma
conviction est que sans un élargissement des méthodes d'évaluation, il ne sera guère
possible de progresser.
M. le président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur
général.
M. Didier Migaud, Rapporteur général de la Commission des finances :
Monsieur le Président, nous ne pouvons que partager les deux orientations que vous avez
exprimées dans votre conclusion. Je vous poserai quelques questions pour que nous
puissions avoir quelques précisions par rapport aux propositions que vous formulez.
Compte tenu de votre expérience, nationale et européenne, comment
expliquez-vous le retard pris par la France en matière de contrôle et d'évaluation de
la dépense publique par rapport à toutes les expériences qui peuvent exister dans les
autres pays que vous avez cités ?
Avez-vous des propositions à présenter qui amèneraient
lamélioration de la lisibilité et de la sincérité des comptes publics ? On
nous dit quen Allemagne notamment, une présentation des comptes publics permettrait
de répondre mieux à cet objectif de sincérité. Vous semble-t-il, en tant
quancien ministre de l'économie et des finances, pertinent que la Cour des comptes
soit saisie du projet de loi de finances préalablement à sa transmission aux
assemblées, afin qu'elle puisse se prononcer sur la sincérité des chiffres retenus par
le Gouvernement ?
Ainsi que vous venez de le dire, on s'aperçoit que l'exercice
budgétaire au niveau du Parlement, n'est pas toujours utile. C'est un exercice lourd.
Certains proposent de chercher à réduire systématiquement la dépense publique lors de
son examen pour amener l'administration à s'interroger elle-même sur l'efficacité de sa
dépense. Ne pensez-vous pas qu'il serait nécessaire de changer les règles du jeu dans
la présentation de la loi de finances, en procédant à un réexamen des missions de
l'administration et de l'efficacité des politiques menées ? Pour répondre à cet
objectif, quelles solutions pourriez-vous proposer ?
La distinction qui est opérée en France entre les services votés,
qui peuvent représenter entre 80 et 90 % des budgets, sur lesquels il n'y a
pratiquement pas de discussions et un vote purement formel, et les mesures nouvelles, ne
vous apparaît-elle pas constituer un obstacle à cette capacité que devrait avoir le
Parlement d'évaluer la dépense publique ?
Vous avez parlé doutils qui pourraient être mis à la
disposition du Parlement. Faut-il comprendre de la proposition que vous avez formulée
tout à lheure, qu'un organisme comme le Commissariat général du Plan pourrait
être mis à la disposition du Parlement pour l'assister dans ses missions
d'évaluation ?
M. Jacques Delors : Dans les expériences étrangères, le plus
frappant ce sont le rôle prééminent de la représentation nationale et la transparence,
plus que les techniques d'évaluation. Mais il est évident, et vous le verrez à propos
de la Grande-Bretagne et on pourrait aussi citer les Etats-Unis, que lorsque, au-delà des
choix politiques, des parlementaires ont acquis une grande expérience de la dépense
publique, de son usage et sont même spécialisés dans certains secteurs, même sans un
raffinement des fonctions, on arrive à des débats très intéressants. Il suffit d'aller
à une des sessions publiques à Londres, à la House of Commons, pour sen
rendre compte. Le principal représentant de l'administration est là et les questions qui
lui sont posées ne vous déstabiliseraient pas ; elles sont classiques et ne portent
pas sur les grandes méthodes d'évaluation, mais elles ont trait, en termes qualitatifs,
à la bonne affectation des fonds et à leur utilité.
On ne peut dire quen termes d'évaluation, on ait fait beaucoup
de progrès. L'expérience la plus sophistiquée du PPBS américain a mis un coup
d'arrêt, hélas !, à des recherches de ce genre.
En ce qui concerne la lisibilité des comptes publics, lorsquon
lit dans le Journal Officiel les rubriques budgétaires, il y a certes des
virtuoses de ces matières du côté de l'administration et autres, mais pour un citoyen
ordinaire, c'est très difficile. Je ne suis pas pour un bouleversement, mais je pense
quà côté de la présentation, que vous améliorez chaque année, du budget par
rubriques, il faudrait une présentation par fonction, qui ne serait pas l'enjeu de la
décision du Parlement, mais un moyen d'éclairage. Bien sûr, on n'y arrivera pas dès la
première fois et il ne faudrait que ce soit un sujet de disputes sur la définition, qui
embrouille le débat, mais à côté de la présentation du budget par rubrique, qui peut
être encore améliorée, celle par fonction pourrait être intéressante, avec également
les dépenses des collectivités décentralisées.
Moi, par exemple, qui suit à l'origine de la loi sur la formation
professionnelle, je n'arrive pas à me faire une idée sur où on en est de la formation
professionnelle permanente entre ce que font l'Etat, les budgets publics décentralisés
et les acteurs non publics.
La saisine préalable de la Cour des comptes peut vous paraître comme
une solution alternative à celle que j'ai proposée. Dans ma suggestion concernant le
Commissariat général du Plan, javais indiqué que la Cour des comptes pourrait
être représentée dans ce groupe restreint chargé de suivre les procédures de budget
et de se mettre ensuite totalement à la disposition des parlementaires.
Il est évident, compte tenu des progrès réalisés par la Cour des
comptes, notamment dans le domaine de la sécurité sociale ou autres, que sa
participation pleine et entière au processus ex ante ou ex post me paraît
s'imposer.
Le réexamen des politiques est lié aussi à votre distinction entre
services votés et mesures nouvelles. C'est une commodité quand on préside des réunions
d'arbitrage budgétaire ou quand on présente un budget, de dire : " J'avais
tant l'an dernier, que me donnez-vous de plus ? ". En réalité, on doit
rediscuter de l'ensemble, mais cela ne se fera pas tout seul. Si on proposait aujourd'hui
de le faire sans instruments nouveaux, sans présentation nouvelle, sans nomenclature
nouvelle, on risquerait de ne pas aboutir dans les temps à la préparation dun
budget, mais, au fur et à mesure que les éléments d'appréciation viendront, on peut
repenser la politique - je me permets d'insister sur ce point - à la fois par des
macro-évaluations et des micro-évaluations. Très souvent, je l'ai expérimenté à
Bruxelles, des micro-évaluations vous donnent des renseignements que vous pouvez parfois,
avec des précautions étendre à l'ensemble de la politique.
Concernant les outils, ma proposition du Commissariat général du Plan
constitue un véritable bouleversement des rapports de force dans l'administration. Elle
n'affaiblirait pas la main du ministre des finances, mais elle l'obligerait à entrer plus
tôt dans un débat inter-administrations et, ensuite, dans un débat public. Le veut-on
ou ne le veut-on pas ? Là est toute la question ?
Le Commissariat général du Plan peut-il remplir cette mission ?
Le précédent commissaire général du Plan avait proposé un projet de loi, ou de
décret, je ne sais, qui n'a jamais été adopté, dans lequel le Commissariat général
du Plan avait pour tâche exclusive la recette et la dépense publiques. Tous les lobbies
habituels de l'administration économique - ministère des finances, INSEE,
Direction de la prévision - se sont dressés pour s'opposer à ce texte. Ma
proposition n'est pas celle-là ; elle est de redonner au Commissariat général du
Plan son rôle carrefour dans la société française et ce n'est que s'il a ce rôle
carrefour, qu'il pourra remplir cette mission au service du Parlement.
M. Pierre Méhaignerie : Compte tenu de notre sujet sur
l'efficacité de la dépense publique et donc notre interrogation sur l'usage de la
dépense publique, ma première question est la suivante : aujourd'hui,
léquilibre en France entre la consommation privée et la consommation publique, ne
nécessiterait-il pas de déplacer le curseur vers la consommation privée quand on sait
que le tiers des salariés gagne entre 5 000 et 8 000 francs
mensuels ? Dautant que lon peut se poser la question de la productivité
de certains services publics.
Ensuite est-il légitime et juste, quand on regarde le fossé qui se
creuse entre les salariés de certains secteurs protégés et les autres, que la puissance
publique puisse donner 600 millions de francs à EDF ? Je mexcuse de cette
incursion dans la vie locale mais, cest concret, et directement lié à notre sujet.
M. Jacques Delors : Sur la deuxième question, il faudra que je
lise laccord, mais la loi sur les 35 heures est fondée, dans ses principes,
sur une aide de l'Etat.
M. Pierre Méhaignerie : C'est un monopole public.
M. Jacques Delors : Cette aide de lEtat ne pouvait-elle pas
être envisagée pour une entreprise publique, même pour un monopole, dans la mesure où
celui-ci ne va pas réaliser tout cela aux dépens du consommateur ? Pour vous
répondre, il faudrait que je voie l'accord. Si les salariés ont fait des concessions,
c'est l'équilibre général qui comptera, mais cela mérite une analyse approfondie. Ce
n'est pas pour moi une question de principe.
Entre consommation privée et consommation publique, d'un côté, j'ai
défendu les biens collectifs, ce qui n'empêche pas, bien entendu, de voir s'il n'y a pas
de l'argent inutilement gaspillé ou mal utilisé. Tout revient à la cohérence entre les
objectifs et les moyens. Pour reprendre l'exemple de l'éducation, nous avons 2
150 000 étudiants. Nous voulons 80 % de bacheliers. Si nous voulons garder une
éducation de qualité, il n'y aura jamais assez de moyens. En Grande-Bretagne, où les
études sont payantes à l'université, un garçon ou une fille qui rentre à
l'université ne va pas se retrouver dans un amphi avec 600 camarades pour écouter
un cours. Le soir, un jeune homme ou une jeune femme qui travaille viendra, par groupe de
trente, guider leurs études. Toute la différence est là et c'est une cause essentielle
de l'échec en première et en deuxième année universitaire. C'est là que je parle de
cohérence entre les objectifs et les moyens. Je ne prends pas parti sur la politique
générale déducation, mais je dis que lon prend de grandes décisions, et
ensuite on demande des moyens, ou lon freine sur les moyens et on diminue la
qualité de la politique suivie.
Je reconnais que vous posez un grand problème, que la France devra
affronter d'une manière ou d'une autre, qui est de savoir, pour les grandes fonctions
nécessaires à la Nation, qui doit les assumer ? Qui doit couvrir la dépense ?
Limpôt à 100 % ? Limpôt à 80 ou 70 %, avec la contribution
de qui ? Là aussi, j'ai beaucoup étudié au Commissariat général du Plan, le fait
d'avoir un financement privé, notamment à travers le réseau des associations qui jouent
un rôle grandissant en France mais dont le statut demeure trop vague. La loi de 1901 est
inadaptée à de nombreux égards. Par exemple, il existe 8 000 associations de
solidarité avec les chômeurs. La question se pose de savoir comment combiner argent
public et argent privé. De ce point de vue, notre loi sur les associations, le vide
existant entre le privé et le public, l'absence d'un troisième secteur entre les deux,
dont la philosophie serait mixte et emprunterait à la fois au public et au privé, rend
tout cela très difficile pour aboutir à un meilleur arbitrage, souhaité par tout le
monde pour des raisons multiples, entre consommation publique et consommation privée.
M. Philippe Auberger : Monsieur le Président, on a constaté qu'en
fait, nombre de décisions importantes sont antérieures à la loi de finances. C'est, par
exemple, le lancement d'une nouvelle politique ou la mise sur pied d'une réforme
importante avec, en général, un texte législatif à la clé. Dailleurs, les
ministres se flattent souvent de lancer un certain nombre de projets législatifs mais se
flattent moins de leur traduction budgétaire.
Le problème est d'arriver à obtenir une meilleure liaison entre ces
politiques, ou ces textes législatifs, et le budget proprement dit. Cela amène à se
poser la question de savoir s'il ne serait pas nécessaire d'avoir, chaque fois qu'on
initie une politique ou qu'on lance une nouvelle réforme législative, des objectifs plus
précis, si possible quantifiables et, naturellement, les moyens nécessaires pour
réaliser ces objectifs. C'est l'idée d'une étude impact plus approfondie.
Lexpérience montre quen France, ces études dimpact ne sont pas à la
hauteur de l'enjeu.
Notre collègue Gérard Fuchs, qui a siégé au Parlement européen,
nous signalait que les études impacts y ont beaucoup progressé et quelles
étaient, sinon un modèle du moins une référence sur laquelle nous pourrions nous
appuyer. Pouvez-vous nous dire ce qui a été fait dans ce domaine et la contribution que
la Commission pouvait apporter pour nourrir ces études dimpacts et en suivre la
réalisation ?
M. Jacques Delors : Monsieur Auberger, vous avez décrit le
processus de la décision politique en France et dans certains pays. Un ministre arrache,
après des arbitrages, une loi au Gouvernement et au Premier ministre, en disant qu'il n'a
pas besoin de fonds dans l'immédiat et, par la suite, il invoque cette loi pour obtenir
l'inscription de ressources au budget. Il s'agit là d'une atteinte au principe, qui
réhabiliterait la dépense publique, de la cohérence entre les objectifs et les moyens.
Dans la solution que je vous propose, toute nouvelle loi qui
impliquerait des dépenses, serait examinée par le comité ad hoc créé au sein
du Commissariat du Plan, puis par le comité, qui lui est supérieur, du Parlement. Ainsi,
cette loi pourrait être bien située : soit cest une nouveauté, soit elle
s'inscrit dans une histoire de la politique ou de la fonction suivie et, à ce moment,
elle serait examinée. Vous-mêmes, parlementaires, pourriez le faire.
Au Parlement européen, il faut distinguer la très complexe bataille
qui oppose le Conseil et le Parlement dans ce processus de co-décision budgétaire sur
les dépenses non obligatoires, de leffort qui a été fait et qui a exercé une
saine pression sur la Commission, même quand jy étais, pour être sûr que
l'argent dépensé, soit dans les grandes politiques - agricole, structurelles
-, soit dans les politiques plus restreintes, faisant partie d'initiatives prises par le
Conseil des ministres sur propositions de la Commission, auxquelles le Parlement s'est
intéressé par des micro-analyses et, depuis trois ou quatre ans, demande la suppression
de tel ou tel crédit ou leur réduction. Mais il sagit dun mécanisme par
itération qui est bien loin de ce que j'ai proposé tout à l'heure, beaucoup moins
ambitieux, mais qui a montré tout de même que certains parlementaires européens sont
spécialisés dans certains domaines, notamment les fonctions les moins centrales, tels
les programmes d'échanges d'étudiants SOCRATES, les programmes de formation
professionnelle, les initiatives pour la culture. Dans tous ces domaines, qui concernent
des petites sommes, le Parlement est très actif et contrôle la destination des fonds et
procède ensuite à une évaluation - pas scientifique, mais qualitative, qui a tout de
même son mérite.
M. Augustin Bonrepaux, Président de la Commission des finances :
Votre expérience de Président de la Commission européenne vous permet d'avoir une
vision globale de ce qui se passe en Europe. Comment jugez-vous le niveau de la dépense
publique dans notre pays par rapport aux services apportés à la population et à la
solidarité mise en oeuvre ? Un meilleur contrôle doit permettre de réduire cette
dépense, mais jusqu'à quel niveau est-ce possible, tout en maintenant les services qui
assurent la solidarité ?
Vous disiez que le Parlement devait être le maître d'uvre, mais
ce que nous allons essayer de faire ne doit-il pas être démultiplié au niveau des
collectivités locales et des services, de façon que ce contrôle de l'efficacité de la
dépense se réalise partout et permette daller vers une moindre pression fiscale.
Vous disiez quil faudrait rendre l'impôt populaire. Avez-vous
quelques solutions pour ce faire ?
M. Jacques Delors : Si je regarde les expériences
étrangères pour voir les pays dans lesquels l'efficacité de la dépense publique s'est
améliorée, je citerai la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. Mais cette amélioration
defficacité de la dépense publique, cette participation de la House of Commons
à ce travail, sa mainmise, " laccountability "
vis-à-vis de la population, à travers les médias qui refusent généralement de
transformer une erreur en un scandale, n'occultent pas les grandes décisions politiques
prises, par exemple, au temps du Gouvernement conservateur et qui ont abouti à une
détérioration des biens collectifs dans le domaine des transports, de l'éducation et de
la santé. Je ne dis pas cela pour dire que tout est politique mais je voudrais tout de
même dire quà mon sens, les orientations politiques ont été néfastes à la
qualité de certains services publics essentiels à la population. Mais dans le cadre des
décisions prises, les méthodes de contrôle de la dépense publique se sont avérées
bien meilleures que celles existant dans notre pays.
En ce qui concerne les régions, le système allemand lui-même va
être mis en difficulté bien que la répartition des compétences soit assez claire entre
Bund et les Länder et que la Cour de Karlsruhe juge de cela. Mais les Länder
ont pris une telle importance du point de vue politique et financier qu'un jour, ce seront
des autorités centrales qui demanderont aux Länder, qui narrêtent pas de
les harceler, ce quils font de l'argent quils utilisent. Autant, en Allemagne,
sur le budget du Bund, de grands progrès ont été réalisés, du point de vue de
la démocratie, de la transparence et de l'efficacité, autant, côté Länder,
sans savoir exactement ce quil en est, je constate une tension croissante entre Bund
et les Länder.
Quant à votre dernière question, dans un pays où l'impôt sur le
revenu occupe une part si faible des recettes, dans un pays - et tous les
Gouvernements y ont contribué à mon grand regret - où nous navons que
11 millions de contribuables sur 22 millions de foyers, si l'on veut rendre
l'impôt plus populaire, la création d'un impôt négatif sur le revenu, se substituant
à beaucoup d'aides sociales, aux allocations familiales et au RMI, serait de nature à
clarifier la situation et à renforcer lefficacité sociale. Cest une
révolution. Pour lavoir proposée en 1984 et avoir été recalé, jen mesure
la difficulté. Mais il me semble que nous gagnerions beaucoup dargent si nous
arrivions à concentrer sur limpôt sur le revenu, positif et négatif, nombre
dactions que nous souhaitons mener du point de vue de la justice fiscale et de
laide aux exclus et aux menacés dexclusion.
Une autre méthode a été choisie, celle de faire grossir la CSG. Ce
nest pas une mauvaise méthode non plus, mais jai toujours considéré que
l'impôt sur le revenu était l'impôt de la citoyenneté. Mais, et je men excuse,
je dépasse les limites de cette audition en mexprimant ainsi.
M. le Président : Monsieur le Président, je vous remercie
chaleureusement de cette discussion. Elle éclaire notre groupe de travail et complète
très utilement les auditions précédentes.
Audition de Sir John Bourn,
Contrôleur et Auditeur général du Royaume-Uni,
Président du National audit office (NAO)
(extrait du procès-verbal de la séance du 13 janvier 1999)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
M. le Président : Sir John Bourn, monsieur le Contrôleur et
Auditeur général, je vous remercie très chaleureusement d'avoir pris sur votre temps,
que je sais précieux, pour venir devant notre groupe de travail. Nous sommes heureux et
très honorés de vous accueillir. Vous êtes ici chez vous, d'abord en raison des
relations d'amitié qui existe entre votre pays et le nôtre, ensuite parce que c'est la
maison de la démocratie et que nous réfléchissons à la dépense publique et son
efficacité, domaines dans lesquels vous êtes un expert reconnu.
Nous avons procédé à de nombreuses auditions de personnalités
d'origine diverse avec, en tête, lidée de l'efficacité de la dépense publique et
du contrôle parlementaire, sur lesquels nous avons certains progrès à faire. Nous
réfléchissons, depuis déjà quelque temps aux façons dont nous pourrions améliorer
l'efficacité de la dépense publique en France et le contrôle parlementaire, qui
s'épaulent lun lautre.
Certes, la structure de la Grande-Bretagne et celle de la France sont
différentes, mais nous savons que les décisions prises dans votre pays et les organismes
mis en oeuvre sont efficaces. Nous sommes très intéressés par vos méthodes. MM. Pierre
Joxe, Augustin Bonrepaux et Didier Migaud ont rendu visite au National audit office voici
quelques mois. Ils ont été très impressionnés par leur visite.
Aussi, souhaiterions-nous connaître, même si les contextes sont
différents, les propositions, les lignes directrices tirées de votre expérience.
Sir John BOURN : Je vous remercie de votre accueil. Cest
un grand honneur et un privilège de rencontrer votre groupe de travail. Le National
audit office (NAO) entretient des relations très étroites avec la Cour des comptes
puisque nous collaborons avec elle pour certaines études et procédons à un échange de
personnel.
La loi de 1983 promulguée par le Parlement britannique a permis de
faire avancer la notion de contrôle parlementaire et ce de deux façons.
Dune part, cette loi a enrichi nos attributions, qui étaient
déjà celles d'auditeur des comptes, en nous permettant de faire des rapports sur les
programmes, les projets et, d'une manière générale, sur la mise en oeuvre des
politiques du Gouvernement. Il ne s'agit pas de remettre en cause ces politiques, mais de
voir dans quelle mesure elles sont effectivement mises en oeuvre en termes de rapport
qualité-prix, ou, du moins, si les dépenses qui y sont affectées sont bien utilisées.
D'autre part, ce contrôle, qui était initialement exercé par le
ministère des finances, a été repris par le Parlement lui-même. Cest donc
maintenant le Parlement britannique qui nomme le Contrôleur et Auditeur général, sur
proposition du Premier ministre, et qui décide également de la façon dont les comptes
seront effectivement vérifiés. Ma propre loyauté est envers le Parlement, et non
l'exécutif.
Par conséquent, depuis cette loi de 1983, nous avons considérablement
modifié notre façon de travailler. Nous avons été amenés à considérer sous un
nouvel angle, la gestion des projets, les investissements, les considérations de
l'environnement, etc..., et, cette année, nous commençons à nous intéresser à
l'examen des hypothèses économiques qui sous-tendent le budget.
La définition des objectifs a également changé, c'est-à-dire que
c'est moi qui définit les économies qui doivent pouvoir être réalisées grâce à
notre travail. Je n'ai pas inventé cette notion de toutes pièces, mais le chiffre auquel
nous arrivons pour léconomie devant être réalisée, émane d'un rapport de notre
Commission des comptes publics qui doit ensuite être approuvé par le Parlement.
Autrement dit, nous définissons un niveau d'économie à réaliser et nous estimons que
cette économie réalisée par notre travail doit être huit fois égale au coût
d'exploitation de notre propre organisme ; nous devons donc, par exemple, faire
économiser, pour lexercice de cette année, 300 millions de livres aux
contribuables. C'est le résultat non seulement du travail du National audit office
mais également de celui de la commission parlementaire qui, dans son rapport au
Gouvernement, réalise le travail de contrôle.
Cela signifie également que différentes personnes travaillent au National
audit office. Initialement, nous n'avions que des comptables, maintenant nous avons
des experts économiques, de la santé, de la privatisation. Les rapports que nous
produisons le sont par des équipes qui viennent, bien entendu, des services internes du
NAO, mais également de consultants extérieurs. M. Laferrère, auditeur à la Cour
des comptes, présent ici aujourd'hui, a passé quelque temps au NAO dans le cadre
dun échange avec la Cour des comptes et sa participation a été aussi importante
que celle des autres consultants venus enrichir notre travail. Chacun vient avec son
expertise.
Les échanges ont permis des relations étroites avec la Commission des
comptes publics. Nous avons pu établir des rapports sur des questions intéressantes,
pertinentes. Le fait que nous ayons un droit d'accès à certaines informations qui
n'auraient pu être obtenues autrement et qui peuvent être ensuite présentées à la
Commission des comptes publics est très important. Les autres commissions doivent, elles,
se contenter de l'information que le Gouvernement veut bien leur apporter alors que, moi,
je peux apporter une information directe à ma Commission. Cela a une incidence non
seulement sur léconomie réalisée - il y a bien entendu des économies
financières -, mais également des améliorations sur le plan méthodologique. Nous
pouvons alerter le Gouvernement sur les préoccupations parlementaires sur la gestion
financière. De fait, notre Commission a joué, par exemple, un rôle essentiel dans le
programme des privatisations en Grande-Bretagne.
C'est cette combinaison des rapports que nous produisons, des
délibérations de la Commission, des auditions d'experts ou de témoins, des réactions
du Gouvernement - son acceptation très générale des rapports de notre Commission pour
une meilleure gestion financière -, qui a amélioré les relations avec les
gouvernements, qui a rendu le travail de notre Commission plus efficace et plus utile et a
permis détablir une relation de symbiose entre le Contrôleur et Auditeur général
et la Commission. Cela ne remet pas en cause notre propre indépendance ; en fait,
cette relation a même permis daccroître notre efficacité et ma Commission peut
présenter des recommandations, des propositions qui ne verraient pas le jour si ces
dispositions n'étaient pas en place.
Voilà décrits en introduction générale le travail que nous
réalisons et l'évolution de nos relations avec le Parlement.
M. Didier Migaud, Rapporteur général de la Commission des
finances :
M. le Président a rappelé que nous nous étions rendus avec le Premier président
Joxe et le Président Bonrepaux, à Londres où nous avons rencontré le National audit
office et assisté à une réunion de la Commission des comptes publics. Nous en avons
tiré des enseignements extrêmement intéressants.
Pourrions-nous avoir des précisions sur l'organisation de ce contrôle
et de ces évaluations ? Pourriez-vous nous donner quelques exemples concrets des
évaluations réalisées par le National audit office ayant eu des effets directs
sur les décisions budgétaires ? Pourriez-vous nous préciser ce que recouvre
exactement le concept Value for money, qui est une des spécificités du contrôle
d'évaluation en Grande-Bretagne ?
Pourriez-vous aussi nous expliquer comment sexerce concrètement
le contrôle effectué par les parlementaires à partir de votre rapport ? Toute
audition est-elle systématiquement préparée par un rapport du NAO ? Le programme
de contrôle est-il défini en étroite concertation avec le Président de la commission
permanente ?
Par ailleurs, le caractère public des auditions auxquelles procède
cette Commission, à partir des rapports du Contrôleur et Auditeur général, est-il
indispensable à l'efficacité de ce contrôle ? Comment ces contrôles sont-ils
vécus par les responsables de l'administration et le Gouvernement ?
Sir John BOURN : Le premier point à souligner est que notre
travail s'intéresse prioritairement à certains projets, certains programmes.
Contrairement à la Cour des comptes, nous ne produisons pas de rapport général de
l'exécution du budget, ni de contrôle d'audit pour chacun des comptes. Il y a plus de
500 comptes et seuls certains d'entre eux font l'objet de rapports. Dans certains cas,
nous signalons des irrégularités constatées ou des échecs dans les résultats des
dépenses. Mais le rapport que je produis annuellement s'intéresse à la qualité
générale de la gestion financière telle qu'elle transparaît des rapports faits
individuellement sur des comptes.
Nous avons donc un rapport général, et une cinquantaine de rapports
sur cette notion de Value for money, qui consiste, en quelque sorte, à savoir si
le " contribuable en a pour son argent ".
Le fait que je sois indépendant fait que cest, en fait, le
Contrôleur et Auditeur général qui décide des questions à examiner. J'écoute
évidemment ce qu'ont à dire les membres de la Commission sur ce chapitre mais, d'une
manière générale, n'importe quel membre du Parlement peut me suggérer d'examiner telle
ou telle question et je prendrai sa suggestion en considération, sans toutefois tout
accepter. Parfois, certaines propositions concernent des questions de politique ;
dans ce cas, je conseillerai au parlementaire de s'adresser à son ministre. Cela étant,
je prends en compte toutes les considérations des membres du Parlement britannique, ainsi
que mes propres idées, celles de mes services et celles du public, car, en effet, nous
recevons des lettres émanant duniversitaires, dassociations professionnelles,
de sociétés. Parmi toutes ces propositions, je sélectionne celles sur lesquelles nous
pouvons avoir un rôle concret à jouer, sur lesquelles nous pouvons apporter un avis que
personne dautres ne pourrait donner.
Comment traduire cette notion de Value for money en vos
termes ? Il ne s'agit pas pour moi de critiquer les politiques du Gouvernement. Par
exemple, ce n'est pas à moi de dire si le Royaume-Uni doit ou non disposer de l'arme
nucléaire. En revanche, il m'appartient, si, par exemple, un contrat a été établi pour
construire un sous-marin, détudier les coûts d'exploitation de la marine
britannique et de voir si les dépenses sont effectivement bien menées.
Ce n'est pas à moi de dire s'il faut ou non privatiser le chemin de
fer, mais à moi de voir, à partir du moment où cette politique a été décidée par le
Gouvernement, comment elle a été réalisée, si la privatisation a permis de dégager
des recettes, et, si des problèmes se sont posés, voire quels enseignements peuvent
être tirés pour d'autres expériences.
Cest le Gouvernement qui décide des politiques, mais c'est moi
qui, après avoir examiné les objectifs à atteindre, étudie sils lont
effectivement été dans les délais, et avec les budgets voulus et, si tel n'est pas le
cas, qui en recherche les causes. Les estimations étaient-elles mal faites ? Y
a-t-il eu des difficultés d'ordre technique ? Y a-t-il eu des problèmes
d'insuffisance de personnel ? Ou encore le programme lui-même était-il mal
conçu ?
J'établis donc un rapport sur la qualité de mise en oeuvre des
politiques décidées par le Gouvernement. La Commission, lorsqu'elle produit son rapport,
s'appuie sur des faits concrets pour pouvoir appuyer ses conclusions.
Vous m'avez demandé des exemples concrets.
En ce qui concerne la gestion de projet, dans le domaine militaire, par
exemple, nous réalisons un rapport sur les vingt-cinq projets militaires les plus
coûteux - aéronefs, missiles, navires. Nous essayons de voir comment ces projets se
déroulent en termes de dépenses, de délais, de collaboration avec d'autres pays s'il
s'agit de projets internationaux.
Dans le domaine de la construction routière, nous suivons également
les projets d'infrastructures.
Autre exemple, depuis quelques années, nous nous efforçons
dattirer l'attention non seulement du public, mais également du Parlement sur les
échecs de certains ministères dans la gestion de leurs actifs. La plupart des
administrations britanniques sont propriétaires de beaucoup plus de biens immobiliers
qu'elles n'en ont besoin. Au fil des ans, le trésor national a accumulé toutes sortes de
biens dont nous n'avons pas besoin et il me semble bien souvent que nous pourrions les
vendre. Nous l'avons recommandé aussi bien pour le ministère de la défense que pour
celui de la santé publique, qui étaient propriétaires de nombreux biens immobiliers.
Une autre de nos préoccupations est la protection de l'environnement.
Si le Gouvernement a un programme de protection de la nature ou de réserves naturelles,
la question, pour nous, est de savoir comment gérer ces programmes de réserves
naturelles ? A ce sujet, nous avons un exemple de coopération dexperts puisque
nous faisons intervenir non seulement nos services mais également des universitaires, des
biologistes et autres spécialistes.
Vous avez là encore un exemple de la diversité de nos interventions
et nous pouvons vous laisser nos dossiers pour illustrer cela.
Lors des réunions de notre Commission, je m'entretiens avec son
Président pour savoir quels rapports seront examinés car la Commission choisit. Elle
peut s'intéresser à une question de corruption, de fraude, de projet militaire ou
d'environnement. Cest à la Commission de choisir dans le " menu ", le
rapport qui lintéresse. Nous arrêtons donc un programme et en plus du rapport,
nous examinons avec les membres de la Commission les questions et les interrogations qui
pourraient survenir. Moi-même mais aussi les membres de mon service qui ont travaillé
sur le sujet pouvons éclairer les parlementaires. Nous aidons à préparer ces
réunions ; les membres de la Commission peuvent approfondir individuellement chacun
des dossiers.
Lors de ces réunions, nous avons donc un témoin principal, qui vient
du ministère. Ce ne sera pas le ministre, mais un haut fonctionnaire qui viendra, non une
personnalité politique, mais un professionnel, qui est en place pour que les budgets du
ministère soient effectivement bien dépensés. Il peut venir seul ou accompagné. Toutes
sortes de questions lui sont posées, qui s'appuient sur le rapport ou toute autre
interrogation qui pourrait venir à l'esprit des membres de la Commission.
Ces réunions peuvent durer deux ou trois heures. A l'issue de
celles-ci, le National audit office aide la Commission à préparer son rapport qui
reprend ce qui a été dit et présente éventuellement des recommandations. Cest ce
rapport qui sera présenté au Gouvernement britannique.
Si le travail a été bien fait, si nous avons des recommandations
intéressantes à proposer, si la Commission les appuie avec d'autres idées de son cru,
l'ensemble peut être présenté au Gouvernement comme une proposition de bonne gestion.
Là, le Gouvernement peut accepter une recommandation sans se sentir menacé sur le plan
politique. Autrement dit, nous parlons de choses importantes, mais dans l'optique d'une
bonne gestion et non dans une optique politique. Cette distinction doit être bien prise
en compte dans la préparation de chacun des rapports.
Vous avez parlé de la nature publique des auditions et des rapports.
Pour les membres de la Commission, il paraît important que ces réunions soient
publiques. Parfois, pour des questions de confidentialité commerciale ou de sûreté
nationale, la réunion se tiendra à huis clos mais, en général les membres de la
Commission préfèrent que ces réunions soient télévisées ou enregistrées pour être
diffusées à la radio avec bien entendu la présence des journalistes.
Que pensent les administrations, les fonctionnaires, de tout
cela ?
Sur le plan intellectuel, cest accepté parce que c'est la
démocratie britannique qui est à loeuvre. Nous n'avons pas un passé aussi
prestigieux que celui de la Cour des comptes, mais notre National audit office a
également son histoire et cela fait partie de la tradition, du système démocratique
parlementaire britannique. Donc, les administrations acceptent cela parce que cela fait
partie du travail. Evidemment, on peut penser quun rapport critique émanant de
notre NAO, peut compromettre ou menacer le fonctionnaire visé. S'il est critiqué dans
son travail, sa carrière pourrait lui paraître compromise, une petite inquiétude
pourrait être soulevée à ce sujet et le haut fonctionnaire pourrait sentir mon ombre
planer au-dessus de son travail. Cela a du bon et du moins bon, mais lidée n'est
pas de me faire craindre, mais de faire respecter mon travail. Pour cela, il faut que les
administrations et les ministères puissent se rendre compte que notre mission est utile.
Si, par exemple, des propositions étaient faites pour mieux gérer les ressources du
ministère des transports, il faut que cela soit perçu comme étant une démarche de
qualité. Il ne faut pas être un censeur qui essaie de marquer des points, d'attirer
l'attention des médias, mais être perçu comme partie intégrante de l'univers dans
lequel opèrent les administrations et les ministères.
Même si nous sommes indépendants du Gouvernement, les valeurs qui
sont les nôtres, notre réputation et surtout le sérieux avec lequel nous sommes perçus
aussi bien par le Parlement que par le public, nous apportent cette crédibilité. Il est
essentiel de rester respectés de tous pour pouvoir ensuite avoir accès à tout ce est
concerné par notre mission.
M. Augustin Bonrepaux, Président de la Commission des finances :
Les travaux de la Commission se font-ils uniquement à partir des rapports que vous
effectuez ou la Commission, parallèlement à ces rapports, mène-t-elle elle-même
d'autres investigations avant de procéder aux auditions ?
Vous avez dit que les rapports présentés par la Commission étaient
transmis au Gouvernement. Est-il arrivé que ces rapports provoquent des tensions ou des
conflits entre la Commission et le Gouvernement ?
Concernant l'information, la presse retranscrit-elle régulièrement et
fidèlement, puisqu'il y a une réunion toutes les semaines de la Commission, les débats
ou se saisit-elle uniquement de ce qui peut se traduire par des mini-scandales ?
Sir John BOURN : La Commission a bien sûr le droit de
demander d'autres recherches, d'autres travaux si elle le désire. Mais à ce jour, elle a
toujours été tout à fait daccord pour se baser sur nos travaux. Les commissaires,
dans la mesure où ils savent qu'ils peuvent nous contacter et nous poser des questions à
tout moment - et ils le font souvent - peuvent lorsque nous menons nos travaux
dans tel ou tel domaine, nous demander d'envisager tel ou tel sujet. Ils ont donc cette
possibilité, à tout moment, de nous demander de prendre en considération les points qui
leur tiennent plus particulièrement à coeur. Ils basent leurs audiences sur nos travaux.
Néanmoins, ils utilisent des exemples tirés de leur propre expérience, de ce qui se
passe dans leur circonscription et dans leur vie.
Les conflits entre le Gouvernement et la Commission sont très peu
nombreux : environ 95 % des recommandations formulées par la Commission sont
acceptées par le Gouvernement. Ce pourcentage peut paraître extraordinairement élevé,
mais il tient au fait que la Commission sait que sa position, sa réputation et son
efficacité sont basées sur le fait qu'elle se concentre sur les aspects de la mise en
oeuvre et de la gestion des politiques. Comme vous l'avez constaté lorsque vous avez
assisté à ces réunions, bien que la Commission reflète les opinions des différents
partis politiques, il y a unité. Ils sont prêts à laisser de côté les différents
points de vues politiques et à présenter un front uni afin de formuler des
recommandations unanimes. Cest un aspect important : les recommandations sont
unanimes. Je n'ai jamais vu de cas, au cours des dix dernières années pendant lesquelles
j'ai été Contrôleur et Auditeur général, où la Commission ait été divisée quant
aux recommandations formulées. Jamais nous n'avons eu dexemple où le Gouvernement
aurait rejeté les recommandations dans une situation de tension politique. Il arrive que
le Gouvernement dise quil comprend ce que nous demandons, mais quil nest
pas en mesure de laccepter, mais je tente de mettre l'accent sur la gestion et sur
la mise en oeuvre des programmes. Cela a donc permis d'éviter les difficultés que vous
évoquez.
En ce qui concerne la façon dont la presse et les médias couvrent ces
discussions, la Commission se réunit deux fois par semaine, tant que siège le Parlement
et lon est fondé à dire que les médias sont très intéressés par les scandales,
la fraude, la corruption - cest vrai de tous les pays démocratiques - mais ils sont
également intéressés par les travaux de la Commission. Dans lensemble, celle-ci
est soutenue par la presse.
Nous avons fait de nombreuses recherches sur des projets de
privatisation. Le Gouvernement nous a suivi, ainsi que la presse, sur l'importance d'une
estimation comptable de tous les actifs avant de les vendre. Si vous vendez un bien, les
acheteurs le revendent dans une période de deux à trois ans. Dans de tels cas, les
bénéfices doivent être partagés au sein de l'Etat. La Commission a beaucoup insisté
sur cet aspect. Cest là une question sur laquelle nous avons été très soutenus
par les médias.
Certes, la presse, les médias aiment le scandale, la fraude, la
corruption, mais ils reproduisent aussi nos discussions. Bien sûr, la presse
spécialisée dans limmobilier insistera sur les aspects liés à la construction ou
celle spécialisée dans le secteur militaire se concentrera plutôt sur les discussions
touchant au cadre militaire.
M. le Président : Monsieur Laferrère vous êtes jeune
auditeur à la Cour des comptes, vous avez travaillé au NAO. Les cultures et les
procédures sont différentes, mais quels enseignements pouvez-vous tirer, pour la France,
de votre expérience en Grande-Bretagne ?
M. Armand Laferrère : C'était effectivement une année
extrêmement intéressante par la différence des méthodes de travail avec la Cour, par
l'insistance mise au National audit office sur le contrôle de l'efficacité et de
lefficience des politiques publiques et un peu moins sur le contrôle juridique et
de conformité, qui est l'essentiel du travail de la Cour des comptes même si dans les
cas les plus manifestes d'inefficacité nous le disons aussi, mais il est vrai que la Cour
est moins professionnalisée pour mesurer l'efficacité que le NAO. Des méthodes de
travail ont été développées par ce dernier, ainsi que par d'autres institutions
suprêmes de contrôle, qui sont maintenant un véritable corps de métier, par rapport
auxquelles la Cour des comptes a probablement un retard à rattraper. Ces organismes
informent le Parlement et la démocratie dans son ensemble dune façon qui m'a
beaucoup impressionné.
M. Dominique Baert : Monsieur le Contrôleur, j'ai quatre
questions à vous poser que vous ne trouverez pas, j'espère, trop inconvenantes.
Premièrement, vous nous avez dit que l'un des objectifs que se fixe le
NAO est de faire réaliser des économies pour un montant égal à huit fois le coût de
fonctionnement de la structure. Dès lors, ne peut-il pas y avoir la tentation pour le
Gouvernement britannique d'incorporer dans la confection de son budget les quelques
économies suffisantes qui lui permettraient d'assurer le fruit de votre action et,
finalement, de garder l'essentiel de ce qu'il souhaite ?
Deuxièmement, quels sont les rapports entre le NAO et le secteur
public dans votre pays ? Autrement dit, y a-t-il une intervention dans le suivi du
secteur public ?
Troisièmement, le secteur public ayant connu de fortes évolutions au
cours des vingt dernières années dans votre pays, y a-t-il aujourd'hui - et quels
sont-ils ? - des rapports entre le National audit office et les autorités de
régulation qui concourent à la régulation de certaines " missions de services
publics dévolues à d'autres opérateurs " ?
Quatrièmement, il vous arrive de proposer au Trésor de céder
certains de ses actifs qu'il traîne depuis longtemps. Vous est-il déjà arrivé de
proposer au même Trésor d'acquérir certains actifs dans son intérêt ?
Sir John BOURN : Concernant la première question, sur les
économies dégagées par nos travaux si le Gouvernement accepte nos propositions, nous
voyons avec les départements concernés quelles sont les conséquences en termes
financiers. Nous nous mettons d'accord avec ces départements sur les chiffres et nous en
tenons compte lors de l'élaboration des budgets afin délaborer un programme
budgétaire au moindre coût. Cela laisse des fonds supplémentaires pour entreprendre
d'autres projets, réduire les coûts ou moins emprunter. Donc ils sont incorporés dans
les budgets et je suis heureux que ce soit le cas, puisque cela permet une efficacité
réelle.
Votre deuxième question portait sur les organismes de régulation. Au
Royaume-Uni, nous avons effectivement des organes de régulation, notamment pour les
industries privatisées, les monopoles, l'eau, le gaz, les transports ferroviaires. Ces
organismes doivent s'assurer que les intérêts des consommateurs sont adéquatement
protégés, ainsi que ceux des actionnaires. Nous avons également des rapports avec ces
organismes puisque nous sommes leurs auditeurs. Ce sont des services publics, je dois donc
effectuer le contrôle de leurs comptes.
Il en est de même pour ce qui concerne le Value for money dans
le secteur privatisé, le téléphone, le gaz, par exemple. Nous vérifions comment
l'organisme de régulation s'occupe des problèmes des consommateurs, avec quelle
efficacité il gère les mécanismes concernant le prix auquel le service est facturé. Je
ne suis pas en concurrence avec l'organisme de régulation, mais nous avons des rapports
directs. Nous les avons parfois convoqués et questionnés sur la base de leurs rapports.
Ai-je déjà proposé au Gouvernement dacheter des actifs
supplémentaires ? Je dois dire, monsieur le Président, quil est toujours difficile
pour l'auditeur de proposer des dépenses supplémentaires. Si je dois le faire, ce doit
être de façon très prudente et très subtile. Il mest parfois arrivé de devoir
dire que pour réaliser tel ou tel objectif, il faudrait allouer plus de ressources. Par
exemple, dans certains programmes sociaux, j'étais préoccupé par la qualité de la
formation du personnel, j'ai stipulé que s'ils voulaient atteindre leur objectif, il
fallait former le personnel de manière adéquate. Il s'agit d'une amélioration des
actifs, mais je parle ici d'actifs humains.
Je ne suis pas gêné pour proposer cela, si je pense que c'est
nécessaire pour mettre en uvre un projet de façon satisfaisante. Si jestime
qu'il faut investir plus, je le dirai, mais javoue que c'est rare.
M. Philippe Auberger : Le choix des sujets de vos préoccupations
n'est-il pas un peu biaisé dans la mesure où vous savez que dans un certain nombre de
secteurs, vous pouvez obtenir des progrès sans que cela soit trop difficile, mais que
dans d'autres secteurs, cela paraît plus difficile comme, par exemple sur certains
programmes militaires qui répondent à des préoccupations politiques et sont faits en
concertation internationale et sur lesquels vos recommandations auraient peu de
conséquence ?
Vous arrive-t-il de mettre en cause les personnes qui dirigent les
services que vous contrôlez ? Quelle est votre attitude dans ce domaine car c'est
une prérogative de l'exécutif de choisir les personnes. Dans la mesure où vous faites
des rapports mettant en cause la direction d'un service, fatalement la situation des
personnes en cause doit être revue.
Enfin, le contrôle de régularité correspond à une facilité dans la
mesure où les contrôleurs peuvent être moins expérimentés, étant donné qu'ils
relèvent un certain nombre de faits objectifs, qui ne peuvent pas être mis en cause. En
revanche, dès lors que lon parle d'un contrôle de bonne gestion et d'efficacité,
les critères deviennent plus subjectifs. Ne vous objecte-t-on pas alors, que les gens
envoyés pour ces contrôles ont moins d'expérience que les personnes contrôlées, qui
ont, fatalement, une grande expérience et une grande notoriété puisquelles ont
été choisies par l'exécutif. Cette notoriété ne peut être mise en cause par des gens
plus jeunes, moins expérimentés, qui ont une approche plus théorique des problèmes.
Comment arrivez-vous à résoudre cette contradiction ?
Sir John BOURN : Est-ce que je choisis les sujets les plus
faciles ? Est-ce que je poursuis les proies que je suis le plus susceptible de
saisir ? Je me réfère au chiffre énoncé plus haut, à savoir les économies à
réaliser. Bien sûr, ceci peut biaiser mon approche. Mais je sais que si je choisissais
les sujets les plus faciles, je serais critiqué au sein du Parlement, et même au-delà.
On serait fondé à dire que l'auditeur désire ne faire que des économies et
s'intéresse uniquement aux questions les plus faciles. Lorsque je regarde la gamme des
questions que j'ai examinées, je constate que je m'intéresse, bien sûr, à des
problèmes qui nous permettront d'économiser de l'argent à court terme, mais également
à des questions difficiles, tels les sujets à la pointe de la technologie de l'audit qui
demandent une expertise très spécialisée.
Vous avez mentionné les programmes militaires. Nous effectuons de
nombreux travaux dans ce domaine, comme le font d'autres pays. Les programmes les plus
importants sont la sécurité sociale, la santé, l'éducation et la défense. Nous allons
donc dépenser énormément d'argent et consacrer beaucoup d'efforts à la défense. Ce
n'est pas à moi de juger s'il faut élaborer une défense britannique, un avion de combat
européen. Ce sont des questions de politique générale. Mon rôle est de voir, une fois
qu'un système d'armement aura été adopté, comment celui-ci sera mis en oeuvre, comment
les contrats seront élaborés, comment les ressources seront déboursées, quels seront
les délais. Il convient d'éviter les aspects ouvertement politiques, mais cela ne
signifie pas quil faille abandonner ces questions.
Vous avez tout à fait raison lorsque vous indiquez que la façon dont
vous concevez l'étude doit être élaborée très prudemment. Il ne faut pas perdre de
temps à discuter de questions de politique, sur lesquelles je suis impuissant à
intervenir. Je dois mettre l'accent sur les sujets où je peux intervenir.
Venons en à la question des critiques que lon peut formuler dans
un rapport ; au Royaume-Uni, le système est tel que lon s'attend à ce que je
produise des rapports qui reflètent un accord sur les faits entre le NAO et le
département administratif concerné. Le fonctionnaire de haut niveau concerné et
moi-même co-signons laccord sur les faits. La Commission insiste particulièrement
sur cela. Elle estime que, lorsque nous nous réunissons, il ne doit pas y avoir
désaccord entre le National audit office et le service concerné, par exemple, sur
le montant des dépenses ou sur la façon de débourser ces fonds. Nous devons être
pleinement d'accord sur les faits et, si c'est le cas, les propositions concernant les
changements éventuels suivent ipso facto assez logiquement.
Mais, bien sûr, il existe des divergences de vues entre nos services
et le département administratif concerné. Le rapport reflétera ces dissensions,
indiquant que du point de vue du NAO, il conviendrait de prendre telle ou telle mesure,
alors que le service administratif concerné pense qu'il faudrait mieux faire telle ou
telle autre. Tout ceci est clairement reflété dans le rapport. Celui-ci couvre et
présente l'accord sur les faits et les différences éventuelles concernant les
recommandations. Le fonctionnaire de rang le plus élevé concerné et moi-même,
co-signons le rapport. Nous sommes donc responsables devant la Commission de ce rapport.
Nous ne pouvons le contredire. Nous arrivons donc à nous mettre d'accord et, ce faisant,
nous engageons, bien sûr, des discussions avec le département administratif concerné.
Que peuvent comprendre ces jeunes auditeurs du National audit
office, qui posent des questions purement théoriques sur la défense ou
lagriculture ? Vous avez raison. Pour compenser cela, nous recrutons des
personnes intelligentes, bien formées, et très compétentes. Les équipes travaillent
dans un domaine donné pendant un nombre d'années important. J'ai, par exemple, une
équipe agriculture qui a une expérience de cinq ans dans ce domaine, certains plus,
certains moins. Mais vous ne voudriez pas qu'une personne " audite "
un seul secteur toute sa vie, nous avons donc des équipes constituées d'individus avec
une expérience dans le domaine concerné auxquelles je peux incorporer de nouveaux
éléments, comme des universitaires.
Dans le cas du Value for money, je peux demander au département
concerné de nous " prêter " l'un de leurs fonctionnaires. Cela nous permet de
montrer que nous sommes à la pointe des questions dont nous discutons et de nous assurer
que nous réagissons correctement aux circonstances auxquelles nous sommes confrontés,
car il peut arriver que vous êtes si expérimenté que vous ne vous rendez pas compte des
effets négatifs que votre programme peut avoir sur l'extérieur, et l'auditeur doit être
en mesure de pouvoir dire : " Je suis votre auditeur et, bien sûr, je veux
vous voir réussir, mais je suis indépendant et objectif. J'espère que ce que je
pourrais dire sera raisonnable, même si c'est différent de votre point de
vue ".
Nous avons essayé de mettre au point, au cours des dernières années,
un exposé annuel effectué par l'équipe de l'audit aux différents ministères. Par
exemple, mon équipe agriculture rencontrera les fonctionnaires du ministère de
l'agriculture. Cest très apprécié par toutes les personnes concernées. C'est un
des biais par lequel nous essayons de tenir compte des facteurs que vous avez évoqués.
Des tensions peuvent survenir entre l'auditeur et celui qui fait l'objet de l'audit, mais
ce doit être une tension positive.
M. le président : Faites-vous appel, malgré le caractère très
complet de votre organisation, à des sociétés extérieures, des entreprises d'audits,
à différentes compétences ?
Sir John BOURN : En effet, Monsieur le Président.
Par exemple, 20 % des travaux de contrôle des comptes sont
effectués par des sociétés d'audits. Je suis responsable des résultats. Cest moi
qui signe les rapports dont je réponds devant le Parlement. Mais il est très utile que
ce travail s'effectue en partie à l'extérieur, ce qui nous permet de comparer les coûts
et les méthodes. Dans un audit financier, environ 20 % des travaux sont effectués
par des sociétés privées. Du côté du Value for money, pratiquement toutes les
études sont effectuées par une équipe comportant des gens qui travaillent pour mes
services et des consultants ou des universitaires, voire des personnes venues de
l'étranger.
Il me paraît très important d'avoir une gamme variée de
collaborateurs qui peuvent tous apporter quelque chose. Nous avons récemment produit un
rapport sur la chirurgie de la cataracte. Je nai pas, au sein de mon équipe,
d'expert dans le domaine de la chirurgie de l'oeil. Mais le rapport traitait du
financement et la recherche sur les meilleures pratiques, et sinterrogeait sur les
hôpitaux les plus efficaces dans ce domaine. Ce travail a été effectué par une équipe
composée de personnes de mon service et de médecins recommandés par le Royal college
of surgeons.
Nous utilisons également des ressources externes pour le contrôle
qualité. J'ai un contrat avec le London school of economics qui vérifie
tous nos rapports sur les values for money. Cette université nous offre un
éventail très large de spécialités -, des économistes, des comptables, des
géographes, etc... Je leur demande de vérifier la qualité du rapport.
Après l'élaboration des rapports, après leur examen par la
Commission et leur acceptation par le Gouvernement, nous en tirons un certain nombre
d'exemplaires pour le représentant du service administratif concerné et nous lui
demandons son point de vue. Nous essayons constamment d'améliorer la qualité de nos
travaux. Il est important pour nous que le National audit office soit un
département où le savoir-faire et les connaissances de l'extérieur soient utilisés
sans toutefois affecter notre position d'indépendance.
M. le président : Pourriez-vous nous donner quelques exemples des
économies que vous avez proposées ou fait réaliser dans la dernière loi de
finances ?
Sir John BOURN : Un exemple serait celui des économies réalisées
dans des domaines qui paraissent très banals : combien les services administratifs
paient-ils pour l'eau, le gaz, le téléphone quils utilisent ? Cela semble
très simple. Vous seriez fondés à penser que les services administratifs achètent ces
prestations au moindre coût. Nous avons trouvé le contraire. Il s'agissait de questions
tellement triviales qu'en fait, on consacrait très peu d'efforts à obtenir les
meilleures conditions possibles sur les tarifs.
Après notre audit, après la vérification du nombre dappels
téléphoniques, des quantités de gaz utilisées, nous avons montré que lon
pouvait obtenir des tarifs beaucoup plus intéressants. Nous avons par ailleurs, pu
montrer que beaucoup de départements sont créditeurs, et très peu qualifiés quand il
sagit de recouvrer les créances. En essayant de recouvrer ces créances, ces
départements ont pu trouver des fonds importants. Nous avons également constaté des cas
où des services avaient avancé des fonds pour des programmes, comme par exemple la
réhabilitation de certaines régions ou lassistance à une entreprise industrielle,
au moyen de prêts, mais une fois la période du prêt terminée, les fonds navaient
pas été remboursés. Nous avons eu de nombreux exemples de ce type.
Nous avons également effectué des économies importantes dans le
cadre du programme de privatisations. La question était de savoir si, lorsque vous
privatisez, il est préférable de vendre toutes les actions en même temps ou par
tranche. Nous avons été en mesure de montrer que les économies résultant de la vente
par tranche étaient extrêmement intéressantes et le Gouvernement a accepté nos
recommandations, à savoir que, dans un programme de privatisations, il ne faut pas lancer
toutes les actions sur le marché en même temps.
Ce sont des exemples, monsieur le Président, déconomies
réalisées mais, très souvent, on se rend compte que celles-ci se font sur la base
d'éléments tout à fait triviaux que vous auriez supposé déjà réalisés par les
services administratifs. Cela est dû au fait que les gouvernements changent souvent, que
les programmes évoluent. De nouveaux départements se mettent en place, qui répètent
les erreurs de leurs prédécesseurs. Vous pouvez toujours, en grattant un peu, trouver de
l'argent.
M. le président : Je vous remercie très chaleureusement et
sincèrement de cette audition. Nous essayerons d'en tirer la substantifique moelle pour
nos propres travaux. Nous avons beaucoup apprécié tout ce que vous nous avez déjà
apporté.
Sir John BOURN : Je vous remercie de ces propos. Ce fut un grand
honneur de venir. Si nous pouvons vous aider de quelque matière que ce soit, nous serons
enchantés de le faire. Vous avez été très aimable de parler de tirer la substantifique
moelle de mon exposé. Je puis vous garantir que la France nous a beaucoup appris et la
collaboration avec la Cour des comptes nous a permis d'adopter des méthodes de travail
que je mets en uvre aujourdhui. Cest une voie à double sens. (Applaudissements).
Audition de M. Dominique STRAUSS-KAHN,
Ministre de léconomie, des finances et de lindustrie
et de
Monsieur Christian SAUTTER,
Secrétaire dEtat au budget
(extrait du procès-verbal de la séance du 13 janvier 1999)
Présidence de M. Laurent FABIUS, Président
et de M. Augustin BONREPAUX, Vice-Président
M. le Président : Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir cet
après-midi M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat chargé du budget, que je
remercie chaleureusement dêtre avec nous, le ministre de l'économie, des finances
et de l'industrie, M. Dominique Strauss-Kahn mayant fait savoir quil nous
rejoindrait dans quelques instants.
Monsieur le ministre, nous auditionnons, depuis plusieurs mois maintenant, un certain
nombre de personnalités sur le thème du contrôle parlementaire et de l'efficacité de
la dépense publique. Nous avons entendu toute une série de personnalités, françaises,
étrangères, qui sont venues nous tenir des propos en général très concordants. Nous
comptons publier nos conclusions d'ici à la fin du mois de janvier. Nous sommes donc
très heureux de vous accueillir aujourd'hui, car nous souhaitons connaître vos
sentiments, ainsi que les propositions et initiatives que vous souhaiteriez voir
développées, afin d'améliorer l'efficacité de la dépense publique.
Monsieur le ministre, je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis
nous vous poserons une série de questions.
M. Christian SAUTTER : Monsieur le Président, monsieur le Président de la
Commission des finances, monsieur le Rapporteur général, messieurs les députés, il
était prévu un exposé en deux temps, du ministre de léconomie, des finances et
de lindustrie, qui aurait évoqué nos propositions générales, tandis que je vous
aurai présenté des propositions plus précises, mais, on peut peut-être inverser les
deux temps. Je voudrais vous dire au préalable combien nous nous réjouissons de votre
initiative, monsieur le Président de l'Assemblée nationale, lancée avec le soutien de
la Commission des finances et de l'ensemble du Parlement, pour chercher à renforcer le
contrôle parlementaire et l'efficacité de la dépense publique.
Au vu d'une expérience qui ne remonte qu'à dix-neuf mois, je voudrais, au nom du
Gouvernement, apporter quelques convictions et suggestions que j'articulerai autour de
quatre thèmes : premièrement, créer, dans le débat parlementaire, un nouveau temps
fort, au printemps, autour du débat d'orientation budgétaire ; deuxièmement, renforcer
dans le débat d'automne sur le projet de loi de finances, la partie consacrée à
l'examen des politiques publiques ; troisièmement, le Gouvernement se réjouit si le
Parlement, à l'exemple d'homologues étrangers, procède en dehors des débats
budgétaires, à un contrôle plus approfondi des dépenses publiques et à une
évaluation plus poussée ; enfin, un contrôle renforcé, de la part de lEtat et du
Parlement, suppose une information rénovée, et en particulier une explicitation beaucoup
plus claire quactuellement des objectifs ou des résultats attendus de la mise en
uvre des dépenses publiques.
- Premièrement, créer un nouveau temps fort parlementaire au printemps autour du
débat d'orientation budgétaire.
Si nous nous situons, à titre d'exemple, dans le cadre du débat budgétaire de cette
année, sil y en a un, comme cest probable - afin de ne pas parler
d'année (n-1), (n-2) et n, ce qui est toujours un peu abstrait -, nous pourrions
examiner la loi de règlement de 1997, l'exécution du budget de 1998, faire le bilan à
mi-année du budget en cours relatif à lexercice 1999 et débattre des prévisions
qui sont faites au titre des trois années à venir, c'est-à-dire de 2000 à 2002.
Le débat sur la loi de règlement est actuellement très formel. Il pourrait être
plus riche s'il comprenait, notamment, des comptes rendus d'activité qui pourraient être
demandés aux différents ministères et qui illustreraient les résultats obtenus avec
les dépenses effectuées au cours de l'exercice en cause. Si, par rapport aux intentions,
il y avait des écarts, non seulement en termes de dépenses, mais également en termes de
résultats, il y aurait là matière à un débat intéressant.
La Cour des comptes, dans cette rénovation du débat sur la loi de règlement,
pourrait ajouter, à son contrôle de régularité, des éléments de contrôle de
gestion.
En ce qui concerne lexamen de l'exécution de l'année 1998, grâce au
raccourcissement de la période complémentaire, dorénavant limitée au 31 janvier, et à
l'accélération des travaux de la Cour des comptes, les éléments dinformation
relatifs à l'exécution du budget sont disponibles plus tôt. Ils peuvent être des
éléments importants du débat d'orientation budgétaire, comme cela a été le cas l'an
dernier, en mettant l'accent sur l'analyse de l'efficacité de la dépense publique. On
pourrait peut-être systématiser cette démarche.
S'agissant de l'année en cours, il est obligatoire de déposer un rapport sur
l'évolution de l'économie nationale et des finances publiques avant la fin du premier
semestre, lorsqu'il n'y a pas de collectif de printemps. L'an dernier, nous avons choisi
de grouper ce document avec celui relatif au débat d'orientation budgétaire, afin de
favoriser une discussion conjointe. Cette démarche pourrait être systématisée.
Ce qui est le plus neuf, cest lexistence dun programme pluriannuel
des finances publiques pour la période 2000-2002, qui a été présenté à votre
Commission des finances en décembre dernier. Au-delà de l'aspect européen, une telle
démarche est indispensable, car elle va nous inciter à mieux inscrire notre réflexion
dans la durée, à mieux évaluer dans le temps le coût global des programmes que nous
finançons et les résultats réels que nous sommes en droit d'en attendre. Elle
contribuera à responsabiliser les ministères - mais aussi à les rassurer -
sil y a cet éclairage à moyen terme.
L'obligation juridique est de remettre ce programme pluriannuel à la Commission
européenne avant le 30 mars de chaque année. Il serait donc possible, en régime de
croisière, de l'examiner dans le cadre du débat d'orientation budgétaire.
Si l'on agglomérait tous ces éléments, il serait possible de procéder à une
analyse globale et à des analyses sectorielles bien choisies de l'action de l'Etat sur
une période de six ans. Si lon prend lexemple de lannée 1999, cela
irait de 1997 à 2002. Notre hésitation porte sur la date de lexamen parlementaire.
Si l'on veut disposer de toute l'information, il faudrait que le débat ait lieu au mois
de juin. Les perspectives pluriannuelles auraient pris un peu d'âge, peut-être serait-il
alors possible de concevoir un débat en deux temps : d'une part, au début du printemps,
sur les orientations à venir, le cadrage pour l'année à venir et les orientations à
moyen terme, et, d'autre part, un débat plus substantiel au mois de juin.
- Deuxièmement, renforcer, dans le débat d'automne sur le projet de la loi de
finances, l'examen des politiques publiques.
Le Gouvernement s'est efforcé de raccourcir les délais d'élaboration du projet de
loi de finances, afin de laisser au Parlement plus de temps pour l'examiner. La
présentation du projet de loi de finances pour 1999 au début du mois de septembre 1998
lui a ainsi permis de disposer de deux semaines de plus que d'habitude. Ce temps a été
mis à profit par votre Assemblée, car il lui a permis de réfléchir, en bonne
concertation avec le Gouvernement, à des améliorations substantielles du texte, qui se
sont traduites, lors de l'examen parlementaire, par de nombreux amendements et
redéploiements de crédits. Des progrès sont possibles et le Gouvernement est prêt à y
contribuer.
Ce n'est pas sur la première partie du projet de loi de finances, qui est le moment
d'un vrai débat sur la politique économique et budgétaire, que l'on peut mettre
l'accent. En revanche, il est possible d'innover sur la seconde partie, en poussant à un
débat sectoriel sur les grandes politiques publiques. Cela suppose que le Parlement
dispose non seulement d'informations souvent pointillistes sur les dépenses,
c'est-à-dire sur les moyens de l'action publique, mais également d'éléments précis
et, si possible, quantifiés sur les objectifs poursuivis par la politique publique.
Il serait, par ailleurs, souhaitable qu'il y ait une meilleure articulation entre les
débats sur le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la
Sécurité sociale. Ces deux budgets ont des montants à peu près équivalents et sont
liés par de nombreux transferts budgétaires. En outre, ils s'inscrivent dans des
perpectives pluriannuelles communes.
- Troisièmement, le Parlement peut souhaiter, à l'exemple d'homologues étrangers,
procéder, en dehors des débats budgétaires, à un contrôle plus approfondi de la
dépense publique et à une évaluation plus poussée. Je citerai très rapidement des
exemples étrangers.
En Grande-Bretagne, le National audit office, à côté de sa fonction de
contrôle des comptes, fournit au Parlement des audits de performance, vérifiant
" l'usage économe des fonds publics " et l'efficacité des
politiques gérées par les ministères et les agences gouvernementales. Or, il semble que
ces audits ont un impact budgétaire réel. Dans son rapport de 1995, le National audit
office indique ainsi avoir permis près de 230 millions de livres d'économie.
Aux Etats-Unis, le General accounting office, qui est la principale agence
d'évaluations et d'expertises du Congrès, intervient, en amont lors de la formulation
des politiques publiques, en cours délaboration du budget, et a posteriori
pour juger des effets produits. Ses évaluations ont également un fort impact sur les
décisions prises.
Les comparaisons internationales ont, bien entendu, un caractère relatif et revêtent
des aspects non transposables. En France, le Gouvernement et l'administration sont
évidemment à la disposition de la Commission des finances et du Parlement, s'ils
souhaitent s'engager davantage dans une telle démarche de contrôle et d'évaluation.
- Quatrièmement, un contrôle renforcé suppose une information rénovée.
Le ministère des finances transmet au Parlement une masse d'informations
considérable. Mais, la question qui se pose est plutôt de renforcer sa qualité et son
utilité au regard de votre souci d'efficacité de la dépense publique. Pour cela,
l'information doit refléter les principes nouveaux que nous essayons de mettre en oeuvre
en matière de gestion publique dans quatre domaines : le développement de la
budgétisation par objectif, l'évaluation des politiques publiques, la mise en place
d'une comptabilité patrimoniale et une approche pluriannuelle.
En ce qui concerne, tout d'abord, une budgétisation par objectif, qui est
le point le plus important, il convient d'identifier progressivement, au sein de
l'administration, des acteurs responsables, disposant d'un budget global, connaissant les
coûts complets des actions qu'ils mènent, et dont on puisse mesurer, a posteriori,
la performance, sur la base, non pas seulement d'indicateurs de moyens, mais également
d'indicateurs de résultats. Telle est la logique
" objectifs-résultats-contrôles ", selon laquelle il s'agit, non pas
de dépenser ce qui a été prévu, mais de dépenser au mieux pour atteindre les
objectifs définis à lavance.
Cette démarche est déjà mise en oeuvre dans le budget sur un certain nombre de
points, puisque celui-ci prévoit des objectifs en matière d'emplois-jeunes et de
logements sociaux. Mais, ces exemples sont cependant trop limités. Après dix-neuf mois
de responsabilité, je crois qu'il ne peut y avoir de mesure de l'efficacité de la
dépense, de volonté de dépenser mieux, si les résultats à atteindre n'ont pas été
définis à l'avance et s'ils ne sont pas vérifiés en fin de processus. En la matière,
nous sommes prêts à nous engager dans une approche expérimentale, laquelle semble, en
tout état de cause, plus réaliste qu'un " big-bang ", qui n'aura
jamais lieu.
Sagissant, ensuite, de l'évaluation des politiques publiques, nous
pouvons distinguer cinq types d'évaluation : l'auto-évaluation par chaque ministère,
effectuée par les inspections générales des ministères, importantes, mais
insuffisantes ; l'évaluation transversale effectuée par la Cour des comptes ;
l'évaluation transversale confiée à une instance spécialisée de l'exécutif - le
Conseil national de l'évaluation, relancé récemment par le Premier ministre, Lionel
Jospin ; l'évaluation universitaire, beaucoup plus intense à l'étranger que chez
nous, récemment renforcée par la création du conseil d'analyse économique placé
après du Premier ministre ; enfin, l'évaluation parlementaire, qui a justifié la
création de cette mission et qui peut se nourrir des quatre évaluations précédentes.
En ce qui concerne le développement d'une comptabilité patrimoniale de l'Etat,
actuellement, la comptabilité de l'Etat se fait en flux. Il s'agit d'une comptabilité de
caisse. Elle doit être complétée par une comptabilité patrimoniale qui recense les
actifs et les passifs de l'Etat, pour améliorer la gestion de l'Etat, ce que
jillustrerai par trois exemples.
Premier exemple : actuellement, aucun document budgétaire ne retrace les engagements
de l'Etat concernant les retraites de la fonction publique. La publication d'une telle
information constituerait certainement un élément essentiel de la prise de conscience du
problème et de la réflexion.
Deuxième exemple : la comptabilité, fondée sur les encaissements et les
décaissements, ne prend pas en compte les opérations non encore dénouées
- charges à payer, produits à recevoir - ou les charges futures
- amortissements, provisions - qui pourraient être intégrées dans le cadre
d'une comptabilité d'exercice en droit constaté. Ce mode de présentation est d'ailleurs
celui qui s'imposera pour la présentation des comptes nationaux dans toute l'Union
européenne à partir des résultats de 1998, sur la base du nouveau système européen de
comptes, le SEC 95.
Troisième exemple : si nous avions une meilleure comptabilité des actifs
immobiliers de lEtat, nous pourrions mener une politique immobilière plus efficace,
assurant l'entretien du patrimoine, optimisant la gestion immobilière - les locaux
universitaires sont, par exemple, fermés quatre mois par an - et valorisant les
actifs de l'Etat, notamment à travers la définition de politiques de cession, comme en
ont, par exemple, les grandes entreprises publiques.
Toutes ces orientations exigent, bien entendu, une expertise approfondie. Le
Gouvernement analyse actuellement les conclusions de la mission " comptabilité
patrimoniale " présidée par M. Jean-Jacques François, lancée par nos
prédécesseurs et que nous avions confirmée, afin d'en tirer prochainement des mesures
concrètes.
Sagissant, enfin, du développement de la pluriannualité, le
programme pluriannuel de finances publiques déjà mentionné va dans ce sens. A côté de
cette démarche d'ensemble " macro-budgétaire ", il faudrait
multiplier les contrats pluriannuels - avec des objectifs explicites et des moyens
précis - sur des actions précises. Tout soutien du Parlement en la matière sera
bienvenu, cette démarche rencontrant parfois des résistances. Il coule de source que la
pluriannualité ne peut enserrer le budget annuel dans un carcan trop rigide. Mais, on
peut faire des progrès par rapport à la situation actuelle, ce qui suppose une démarche
plus responsable et une information plus développée.
Pour terminer, je ferai un commentaire sur deux documents particuliers :
d'une part, les bleus budgétaires, et, d'autre part, les jaunes.
Les bleus ont été rendus plus maniables que dans le passé. Des informations ont
été regroupées dans des " agrégats ", accompagnés d'indicateurs,
afin de permettre une analyse sectorielle plus riche au côté de l'analyse juridique. On
ne perd pas dinformation, cette comptabilité étant complétée par un C.D. Rom
exhaustif.
Cependant, les bleus budgétaires comprennent encore trop dinformations sur les
dépenses et pas assez sur les objectifs à atteindre par politiques. En outre, nous
poursuivons un effort ambitieux de simplification de la nomenclature budgétaire, qui a
pour objet de rendre les comptes de l'Etat, et donc le débat politique, plus lisibles.
Sagissant des documents jaunes, ceux-ci sont, à mon avis, trop peu utilisés
pour contrôler et évaluer la dépense publique. En appui du budget pour 1999, vingt-sept
jaunes ont été consacrés à de grandes politiques publiques : l'aide publique au
développement, la politique de la ville, les rémunérations dans la fonction publique,
les associations, etc. Ces jaunes pourraient évoluer pour devenir des livres blancs, afin
de décrire et de mieux évaluer l'efficacité de telle ou telle politique.
Telles sont les propositions que nous souhaitions vous présenter. Je laisse le soin à
M. Dominique Strauss-Kahn de tirer la conclusion générale.
M. le Président : Monsieur le secrétaire d'Etat, je vous remercie. Il y a
beaucoup de points communs entre lapproche que nous avons développée et les
propositions que vous présentez, ce dont je me réjouis.
Jaccueille avec beaucoup de plaisir le ministre de léconomie, M.
Strauss-Kahn. Nous avons inversé les prises de parole. Mais, dune part, une règle
générale, particulièrement appliquée par ladministration des finances, est que
" tout est dans tout et réciproquement " et, dautre part, nous
connaissons la virtuosité du ministre de léconomie, si bien que ce qui était
prévu dans lintroduction venant en conclusion ne sera quun jeu pour lui.
Monsieur le ministre, nous serions très heureux de vous entendre maintenant.
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Monsieur le Président, messieurs les députés,
mesdames, messieurs, je voudrais tout dabord vous demander de mexcuser de ce
retard. Je ne peux même pas invoquer la neige ! Je ne peux faire que de plates excuses.
En effet, javais prévu de dire quelques mots dintroduction et Christian
Sautter de détailler un certain nombre de propositions et déléments de
discussion, ce quil a fait. Je vais essayer de transformer cela en conclusion et ce,
le plus brièvement possible, pour que nous puissions consacrer du temps à discuter.
Les points sur lesquels je souhaitais dire quelques mots sont très simples et un peu
iconoclastes.
- Premièrement, la dépense publique, si elle a augmenté au cours de ces trente
dernières années, n'a pas augmenté principalement du fait de l'Etat. A linverse,
les dépenses de l'Etat ont été plutôt bien contenues.
La dépense publique est de l'ordre de 54 % du P.I.B. ; les projections
triennales, que M. Sautter et moi-même avons présentées à la Commission des finances,
se fixent comme objectif de baisser ce ratio à 50 % à l'horizon 2002. Il est vrai,
néanmoins, que ces dépenses publiques globales ont augmenté au cours des 25 dernières
années ; mais, ce sont les dépenses sociales et celles des collectivités locales qui
sont à l'origine de l'augmentation. La part de l'Etat, quant à elle, après avoir
augmenté, a eu tendance à diminuer, si bien que nous nous trouvons, aujourd'hui, au
niveau du début des années soixante-dix en termes de dépenses de l'Etat par rapport au
P.I.B.
Si j'insiste sur ce point, c'est parce que, sans aucune manière vouloir flatter le
Parlement, ce sont les dépenses traditionnellement contrôlées par celui-ci qui ont
été le mieux contenues. Les autres, celles qui sont soit simplement discutées, soit
évaluées de loin par le biais des recettes et de la fiscalité locale, ont eu tendance
à augmenter très largement.
Un tel constat justifie - si cela était nécessaire - le fait que nous nous
penchions sur le fonctionnement du contrôle de la dépense publique d'Etat, mais
également sur la possibilité de réfléchir à des éléments de transparence et de
contrôle plus vastes concernant le reste de la dépense publique.
- Deuxièmement, la dépense publique est utile. Cela ne veut pas dire qu'il faille
dépenser le plus possible, ce nest évidemment pas ce que je veux mettre en avant.
L'importance du flux d'investissements directs dans notre pays est un témoignage de la
qualité de nos infrastructures au sens le plus large ; or celles-ci découlent de la
dépense publique.
Je voudrais citer un exemple : la société I.B.M. a installé, pour un investissement
de plus de un milliard de dollars, sa dernière chaîne de production à Corbeil dans
lEssonne - alors qu'elle avait le choix entre la Pologne, le Royaume-Uni et la
France -, car, si nous sommes plutôt plus chers en termes d'impôts et de charges
sociales, la contrepartie que nous proposons est supérieure à celle des autres pays
- formation du personnel, infrastructures, etc..., si bien que la balance a penché
en faveur de la France.
Il est donc bon de tenir compte, non seulement de l'importance de la dépense, mais
également de l'efficacité qu'elle produit pour le pays. La question est donc de savoir
si les Français " en ont pour leur argent " ou pas. Je ne tranche, en
aucune manière, ce débat, qui doit être mené jusquà son terme. Nous ne pouvons
pas nous contenter de contrôler le montant de la dépense sans avoir une idée précise
des services qu'elle rend.
- Troisièmement, une bonne politique de finances publiques conduit à déterminer,
de façon ferme, et si possible en lanticipant, le niveau de dépenses, quitte,
ensuite, selon la conjoncture, à être capables de la financer " en plus ou en
moins " par la fiscalité, les ressources propres de l'Etat ou le déficit. A
l'inverse, la démarche - comme nous l'avons tous fait depuis quelques années,
notamment pour satisfaire aux critères du Traité fondant la monnaie unique -, qui
consiste à se fonder sur un niveau de déficit, plutôt que sur un niveau de dépenses,
peut être à l'origine de grandes difficultés, et ne correspond pas, me semble-t-il, à
une bonne politique.
La plupart de nos voisins ont, depuis longtemps, pour pratique de fixer leur niveau de
dépenses, ou la croissance de cette dépense, à deux ou trois ans, et de sy tenir.
Dans l'hypothèse où la conjoncture est meilleure, ils profitent de ce qui est ainsi
dégagé pour baisser le déficit ou les impôts ; dans l'hypothèse où elle est moins
bonne, ils laissent jouer les stabilisateurs automatiques.
Il s'agit d'une démarche utile, et c'est la raison pour laquelle nous avons tenté de
l'engager avec les projections pluriannuelles que nous avons déposées à la fin de
l'année dernière.
- Là où ma tâche devient plus difficile, cest lorsque je voulais, sur
quatre ou cinq sujets, introduire ce quallait dire Christian Sautter. Je les
rappelle simplement, parce que je les crois très importants.
Ces projections pluriannuelles sont une novation pour nous, encore que
- si je me souviens bien - la loi de plan de 1983 prévoyait des projections
triennales de finances publiques, qui n'ont certes pas connu un grand succès. La
contrainte européenne fait que nous allons pouvoir nous plier à cet exercice, que je
crois très salutaire - comme la première version l'a démontré.
Il reste quil convient d'associer - et cela n'a pas été le cas la
première fois - plus largement le Parlement à la discussion de ces projections
triennales. Elles n'ont pas un caractère engageant et formel - en ce sens le
Parlement n'est pas bafoué -, mais, si nous voulons qu'elles aient une réelle
signification et du poids pour les années qu'elles sont censées couvrir, elles doivent
être élaborées en association suffisamment étroite avec le Parlement. Reste à trouver
la méthode.
De la même manière, le débat sur les perspectives économiques doit pouvoir être
enrichi. L'effort réalisé cette année avec la présentation d'un rapport économique et
financier - sensiblement remodelé - va dans le bon sens. Dailleurs, sur
tous les bancs de lAssemblée, jai plutôt eu le sentiment quil était
bien accueilli. Cependant, si le rapport est sensiblement meilleur et ouvre plus de
débats que ce nétait le cas dans le passé, nous n'avons pas beaucoup l'occasion
de le discuter. Il serait donc intéressant, à partir de ce document, très charnu,
d'organiser une discussion qui ne soit pas celle de la loi de finances.
Je ninsisterai pas sur la comptabilité patrimoniale, qui a été
abordée par Christian Sautter. Je marrêterai un instant sur les problèmes de
présentation fonctionnelle.
Tous ceux qui ont des responsabilités locales ont eu à hésiter, à propos de la N14,
entre deux types de présentation, et je crois savoir que 90 % des collègues ont
choisi une présentation traditionnelle par chapitre - en tout cas, cela a été mon cas.
Il reste quon voit lintérêt à avoir également une présentation
fonctionnelle, même sil y a un peu darbitraire dans le passage de lun
à lautre.
La possibilité d'obtenir une présentation fonctionnelle en matière de dépenses de
l'Etat me paraît donc tout à fait souhaitable, en complément de la discussion de la loi
de finances, même si le vote du projet de loi de finances reste traditionnellement par
titre et par article, et je suis prêt à y travailler très sérieusement.
Dernier point : organiser différemment la discussion de la loi de
finances, sagissant principalement de sa seconde partie.
En ce qui concerne la première partie, j'ai le sentiment que le système ne fonctionne
pas trop mal. En revanche, pour ce qui est de la seconde partie, le rapport
" qualité-prix ", ou plutôt " qualité-temps ",
n'est pas satisfaisant. Des idées ont été avancées par beaucoup avant nous, selon
lesquelles on pourrait faire une bonne part de ce travail là en commission, quitte à
réserver plus de temps - il ne sagit pas de diminuer le temps total -
pour choisir, chaque année, un, deux, trois ou quatre grands sujets sur lesquels on
ferait un vrai débat. Il sagit peut-être là dune méthode plus efficace que
celle consistant à égrener tous les budgets ministériels, les uns derrière les autres,
en séance publique.
En tous cas, là aussi, nous sommes très ouverts à des propositions qui permettraient
de mieux organiser ce grand moment de la vie parlementaire et de la vie publique qu'est la
discussion de la loi de finances. Je vous remercie.
M. le Président : Monsieur le ministre, je vous remercie. Je suis heureux de
constater que vous confirmez le sentiment qui était le mien après l'exposé de M.
Sautter, à savoir que nous sommes bien en phase sur les préoccupations générales. De
ce fait, je suis convaincu que les propositions que le Rapporteur général sera amené à
vous formuler auront un écho positif. Je men réjouis beaucoup. Je voudrais faire
moi-même deux ou trois remarques.
Notre réflexion est fondée sur une idée simple : contrôler mieux, pour dépenser
mieux, pour prélever moins. On voit bien larticulation entre ces trois points. Nous
examinons donc les différentes facettes de cette question.
Nous avons été frappés par le fait que, même pour des spécialistes comme nous, les
documents, quels que soient les progrès réalisés, qui nous sont adressés sont
difficilement lisibles. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils sont réalisés pour être
difficilement lisibles, mais il ne faudrait pas que l'on nous pousse beaucoup pour que
nous reprenions tous cette affirmation. Des progrès sont donc certainement à réaliser
sur ce point. Comme les documents à lorigine viennent très souvent de votre
ministère, vous serez certainement, dans les propositions que nous formulerons, appelés
à progresser sur ce point, car la lisibilité est un élément fondamental du contrôle.
Deuxièmement, je voudrais également intervenir sur la question de la régulation. Ce
nest pas nouveau. Nous nous posons tous ce problème. Les horizons économiques sont
mouvants, les conjonctures bougent, mais, néanmoins, il faut que le contrôle
sexerce et que la démocratie soit respectée. Or, la situation actuelle n'est pas
satisfaisante. Nous serons donc appelés à vous faire des propositions à ce sujet. La
régulation, il en faut certainement, mais la lecture du Journal officiel n'est pas un
élément démocratique suffisant.
Troisième élément, lune des conclusions à laquelle nous arrivons les uns et
les autres, rejoignant là vos propos, est que le contrôle et l'évaluation sont
indispensables, mais qu'ils peuvent assez difficilement être mis en oeuvre par
l'administration elle-même. Cest un simple problème sociologique. Il y a des
évaluations. Monsieur le ministre Christian Sautter a fait allusion aux rapports des
inspections générales, qui sont certainement utiles. Mais lévaluation et le
contrôle, par nature, doivent être extérieurs. C'est là qu'intervient le Parlement. Il
conviendrait de développer cette évaluation et ce contrôle, à travers la Cour des
comptes, mais pas seulement, car il faut une pluralité dorganismes, afin que la
concurrence, au bon sens du terme, joue.
Nous sommes donc déterminés à aller en ce sens. Là encore, nous vous ferons des
propositions. Selon notre calendrier, nous comptons, après avoir pris toute une série de
contacts, publier nos conclusions dans quinze jours. Je suis très frappé de constater
que notre inspiration est commune, mais ce n'est pas une surprise.
La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Monsieur le
Président, vous avez rappelé les objectifs assignés au groupe de travail que vous avez
mis en place. Mieux contrôler, pour mieux dépenser et pour moins prélever, doit
effectivement être un objectif partagé par l'exécutif et le législatif.
Nous avons entendu deux exposés qui répondent, tout à fait, aux préoccupations qui
sont les nôtres et qui ont pour objet de décliner la façon d'arriver à la réalisation
concrète de ces objectifs.
En ce qui concerne l'initiative en matière budgétaire, nous constatons qu'elle
relève aujourd'hui - et ce nest pas choquant - essentiellement du
Gouvernement. Mais le Parlement est bien évidemment, et doit être, le lieu de débats et
de décisions réelles. J'aurai trois questions à vous poser à ce sujet, pour que vous
puissiez nous apporter quelques compléments par rapport aux propos que vous avez
développés à linstant.
Premièrement, comment mieux associer le Parlement aux grandes orientations
pluriannuelles, qui sont désormais, avec la construction communautaire, une obligation ?
Une association du Parlement à la définition de ces grandes orientations pluriannuelles
pourrait-elle se ponctuer par un vote sur ces orientations, à partir du moment où une
articulation doit être trouvée entre ce qui relève de la pluriannualité et de
l'annualité du vote du budget ?
Deuxièmement, la régulation est un sujet sensible pour les parlementaires, d'autant
qu'il nous est arrivé, par le passé, de constater combien nous pouvions avoir quelques
difficultés pour des centaines de millions de francs, alors que, quinze jours après la
loi de finances, des mesures de gel ou d'annulation de crédits, portant sur quelques
10 milliards de francs, étaient prises ! Je vous donne dailleurs acte que,
depuis juin 1997, aucune mesure de régulation n'a été réalisée.
Ne pensez-vous pas, quau-delà d'un certain seuil, il soit nécessaire d'obtenir
un avis conforme des Commissions des finances, voire même le dépôt d'un projet de loi
de finances rectificatif, pour que l'autorisation donnée par le Parlement conserve un
sens ?
Troisièmement, ne pensez-vous pas, dans lesprit dassocier le Parlement aux
décisions et au contrôle, que le vote de la loi de règlement devrait précéder la
discussion et le vote du projet de loi de finances de l'année suivante ?
Nous souhaitons, bien évidemment, exercer notre contrôle de manière plus effective,
et pour cela nous avons besoin de la contribution du Gouvernement pour améliorer la
lisibilité des documents budgétaires. Que pensez-vous de la distinction actuelle entre
les services votés et les mesures nouvelles ? En fait, on fait l'impasse sur une
dimension très importante de la loi de finances, appelée services votés, et nous
réservons la discussion aux mesures nouvelles. Pensez-vous que cette distinction a encore
un sens, et sinon, par quoi pourrions-nous la remplacer ?
Toujours en ce qui concerne la lisibilité du budget, j'ai entendu vos propositions
concernant une présentation du budget par mission, par programme ou par définition
d'objectif - et je pense que cela correspond tout à fait à nos
préoccupations -. Quelle est votre opinion quant à une présentation des dépenses
de l'Etat qui distinguerait les dépenses d'investissement de celles de fonctionnement,
sur le modèle des règles en vigueur pour les collectivités locales ?
A partir du moment où l'on trouverait cette distinction pertinente, que pensez-vous de
la présentation de cette section de fonctionnement en équilibre réel et sincère, comme
c'est la règle dans les collectivités locales ou dans un pays tel que l'Allemagne ?
M. le Président : Nous allons déjà aborder ces questions, beaucoup de nos
collègues souhaitant poser des questions.
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Monsieur le Président, avant de laisser la parole à
mon collègue Christian Sautter, sur dautres aspects, je dirai un mot sur la
question difficile qui est celle de la régulation.
On voit bien la difficulté. Pourtant, lorsqu'un gouvernement met en place une
régulation - et je remercie M. le Rapporteur général davoir remarqué
que, depuis juin 1997, il ny en avait pas eu -, il peut s'agir, dans un premier
cas de figure, d'une diminution des dépenses prévues, et donc des plafonds de dépenses.
En ce sens, il ne s'agit pas d'un acte contraire au vote du Parlement, puisque la
signification du vote parlementaire est de fixer un plafond de dépenses. Que le
Gouvernement s'astreigne lui-même à en faire moins ne remet pas en cause le plafond
fixé. Ce nest pas une argutie de langage. Il me semble normal que la
représentation parlementaire fixe la dépense maximale ; lorsquon décide
den faire moins, à lextrême limite, on pourrait concevoir que le
Gouvernement mette en uvre cette décision sans régulation, simplement par un acte
interne.
Dans un second cas de figure, il peut s'agir d'une diminution de dépenses sur un
certain nombre de lignes, faite pour en abonder d'autres. Dans ce cas, on dépasse bien le
plafond fixé. Généralement, en tout cas souvent, le problème se pose quand il y a
urgence. La procédure qui consisterait à passer par un texte nouveau est par conséquent
impraticable.
Prenons lexemple de février dernier, sans porter aucune appréciation sur le
fond des politiques, lorsque le Gouvernement veut dégager en urgence des ressources pour
satisfaire à tel ou tel type de revendication - et ce, en respectant la totalité
des dépenses prévues, et donc larticle déquilibre -, il le fait en
diminuant quelque part pour augmenter ailleurs ; il y a urgence.
Or, je ne suis pas sûr qu'une telle démarche soit réalisable au travers d'une
procédure de loi de finances rectificative. Cependant, cela ne signifie nullement que
cette opération ne doive pas être, au bout du compte, régularisée.
Il est fondamental que le Gouvernement respecte ce qui a été voté et autorisé par
le Parlement, c'est-à-dire les conditions de l'équilibre. Dès lors qu'il ne les change
pas, ce qui est souvent lobjectif de ces régulations, le Parlement ne peut pas
considérer que son vote a été mis en cause. Si, en revanche, " les
conditions générales de l'équilibre changent " - pour reprendre la
formulation du Conseil constitutionnel de 1991 -, il est clair qu'une loi de finances
rectificative est alors nécessaire. Dans le cas contraire, dans lhypothèse de
modifications à la marge sur tel ou tel point, il faut bien sûr que cette situation soit
régularisée par une loi de finances rectificative, à un moment donné du processus,
mais nous nous mettrions dans une situation difficile, si nous interdisions une procédure
rapide.
Je comprends le désagrément causé au Parlement, et le Président Fabius, en citant
le Journal officiel, a poussé le bouchon un peu loin. Mais, il me paraît normal
d'essayer d'y remédier. Cependant, je ne sens pas bien les modalités pratiques,
concrètes et efficaces dune procédure lourde, qui serait mise en place pour une
somme relativement faible au regard du total des dépenses, et qui est souvent justifiée
par lurgence.
Néanmoins, sur ce point comme sur d'autres, nous vous donnons notre position de
principe, mais nous sommes tout à fait ouverts aux propositions qui pourront être
faites.
M. Christian SAUTTER : J'apporterai des éléments de réponse aux trois autres
questions du Rapporteur général.
La première concerne un vote éventuel sur les grandes orientations pluriannuelles. Il
est très important, il est vrai, d'en débattre, notamment au cours de l'élaboration de
ces grandes orientations. C'est la raison pour laquelle j'ai suggéré, dans mon exposé
liminaire, soit d'inclure ce débat explicitement dans le débat d'orientation
budgétaire, qui, jusqu'à présent, était un peu myope puisqu'il ne portait que sur
l'année à venir, soit, si ce débat d'orientation budgétaire était trop loin dans le
premier semestre, de perfectionner le dialogue entre le Gouvernement et la Commission des
finances sur ce point.
Si l'on retenait l'hypothèse d'un vote, on en arriverait à donner aux chiffres
- ces orientations sont définies pour un certain nombre de chiffres concernant les
prélèvements, le déficit, les dépenses, échelonnés dans le temps, non seulement pour
lEtat, mais aussi pour la sécurité sociale et les collectivités locales -
plus d'importance qu'ils ne le méritent, puisqu'ils ne sont que l'illustration
quantitative d'une orientation qualitative de la politique. Par ailleurs - mais, cela
mérite réflexion -, cela pourrait empiéter sur le débat budgétaire proprement
dit, qui est le véritable débat pour l'année à venir.
Enfin, serait-il bon de voter sur des chiffres relatifs aux collectivités locales
- qui sont assez sensibles -, ou à la Sécurité sociale, sans avoir eu un
débat de fond ? Je suis donc dubitatif à l'idée d'un vote sur les grandes orientations
pluriannuelles. En revanche, je suis tout à fait favorable à une amélioration du
débat.
Votre deuxième question, monsieur le Rapporteur, concerne les services votés et les
mesures nouvelles. Le poids des services votés a servi d'argument, non pas à
l'Assemblée, mais au Sénat, - dans sa volonté tout à fait légitime de vouloir
réduire les dépenses publiques -, pour diminuer très fortement les mesures
nouvelles, d'une façon parfois très irréaliste et absurde.
Il convient de distinguer l'aspect juridique de l'aspect concret. Il est tout à fait
possible, et je crois que c'est en ce sens que va votre groupe de travail, d'avoir un
débat sur le fond des différentes politiques, et, par conséquent, sur les objectifs
visés et les moyens mis en oeuvre ; on ne fait alors pas de distinction entre les
services votés et les mesures nouvelles.
Ensuite, vient le débat proprement dit. Les mesures nouvelles sont de deux
types : certaines ajoutent des dépenses, alors que d'autres en retranchent. Dans le
budget que Dominique Strauss-Kahn et moi-même avons défendu, il y avait 30 milliards de
francs de redéploiements, c'est-à-dire de mesures nouvelles de soustraction.
On peut certes vouloir faire la révolution, c'est-à-dire abolir cette distinction
juridique, mais le débat budgétaire en serait alors complètement bouleversé - et je ne
suis pas capable d'en mesurer les conséquences. En revanche - et cest plutôt
vers là que nous tendons -, l'on peut distinguer le débat relatif aux politiques,
puis traduire ces conclusions par des mesures nouvelles, additives, mais aussi
soustractives.
S'agissant de la troisième question relative à la distinction entre dépenses
d'investissement et de fonctionnement, il y a, dans cette distinction, une part de
convention : l'éducation, la formation professionnelle sont-elles des
investissements pour l'avenir ou des dépenses de fonctionnement ? C'est assez délicat et
certains problèmes de classement seraient assez compliqués. Vous me direz que, pour les
collectivités locales, ce nud gordien a été tranché.
Il me semble plus important, plutôt que cette distinction apparemment élégante, de
poursuivre ensemble les travaux sur la comptabilité patrimoniale, d'arriver à des
notions d'amortissement, de provision. On peut progresser sur ce point, peut-être pas sur
tous les fronts de la dépense publique - car cela prendrait des décennies -,
mais sur un certain nombre de chantiers, où cette notion est particulièrement
importante.
Nous ne proposons donc pas de révolution budgétaire en la matière. Nous préférons
proposer des réformes pratiques, concrètes, qui pourraient être mises en oeuvre très
rapidement pour les prochains budgets et débats.
M. le Président : La parole est à M. Jégou.
M. Jean-Jacques JÉGOU : Monsieur le Président, il est heureux que nous ayons
entendu les ministres dans un contexte différent de celui que nous avons depuis le mois
de septembre. Cependant, au fur et à mesure des explications et des questions, je
perçois, de votre part, des restrictions.
Les propos du Président Fabius et de l'ensemble de ce groupe de travail,
essentiellement composé de commissaires aux finances, sont clairs : il ne s'agit, ni de
contrôler le Gouvernement, ni de le censurer, que l'on soit de la majorité ou de
l'opposition. Nous souhaitons simplement que le pays fonctionne mieux.
Puisque le contrôle de l'administration ne peut être réalisé par l'administration
elle-même, il convient de rechercher les moyens qui nous permettraient de mieux exercer
le contrôle qui relève de notre responsabilité. Cet objectif peut être atteint en
liaison avec l'exécutif, tout en sachant que le pouvoir législatif dispose d'un certain
nombre de pouvoirs qui ne nécessitent pas d'autorisation.
Christian Sautter vient de dire qu'il ne souhaitait pas faire de révolution. Certes,
mais il s'agira tout de même de quelque chose de plus fort qu'une réforme, et les
propositions qui seront formulées iront bien au-delà.
Nous avons auditionné ce matin un contrôleur anglais, chef du National audit
office, qui nous a parlé de " trivialité " en évoquant les
menues dépenses. J'ai le sentiment, compte tenu de mon expérience, que l'on n'a pas
vraiment regardé les services votés, et notamment les dépenses d'eau, de gaz,
d'électricité, de personnels - et donc les possibilités de gains de productivité dans
ce domaine, à commencer par vos propres ministères, messieurs les ministres, où l'on
n'a pas le sentiment, peut-être, de maîtriser des frais généraux. Quant à la
productivité des autres ministères, je crois que cest un lieu commun.
Par ailleurs, je souhaiterais évoquer, comme l'ont souligné beaucoup de nos
intervenants, le benchmarking, c'est-à-dire la comparaison. Qu'elle soit faite par
l'exécutif ou par le législatif, il serait intéressant de comparer les pays
comparables, afin de déterminer qui s'en sort le mieux, et détudier les méthodes
utilisées.
M. Christian SAUTTER : S'agissant de la maîtrise des frais généraux, je vous
citerai un exemple. L'Etat a supprimé, il y a quelque temps, la franchise postale dont il
bénéficiait. L'expérience a montré que la somme des dépenses individualisées était
très inférieure à l'enveloppe initiale.
A partir du moment où chaque ministère a, en matière de crédits de fonctionnement,
sur lesquels votent les parlementaires, des perspectives relativement serrées, cela
équivaut à un budget global de fonctionnement qui pousse à la maîtrise des frais
généraux, conformément au souhait de M. Jean-Jacques Jégou.
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Je ne sais pas si les ministères ont la possibilité
de faire beaucoup déconomies, mais on ne peut pas exclure cette hypothèse.
En 1993 et 1994, la Commission des finances s'est livrée à un exercice de révision
des services votés et a mis à jour de nombreuses pistes d'économies possibles. Il
s'agit donc moins d'un problème de présentation juridique, sous la forme services
votés/mesures nouvelles, que le fait de procéder à l'exercice, ligne par ligne,
exercice qui sera, ou pas, suivi d'effets. Je ne crois pas que l'exercice a été
reproduit par la suite.
M. le Président : La parole est à M. Méhaignerie.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : M. le Président, messieurs les ministres, nous
sommes tous d'accord pour mener une réflexion sur l'efficacité de l'Etat, de la dépense
publique et sur le benchmarking ; il s'agit d'un sujet au cur de l'avenir et
de la compétition au sein de l'Europe.
Nous avons apprécié le travail réalisé par ce groupe, ainsi que le discours du
Président de l'Assemblée nationale, depuis un an, sur l'impôt et la maîtrise des
dépenses publiques. Nous pensons qu'il y a des marges de productivité dans l'Etat :
on sait, par exemple, qu'il existe sept structures différentes pour gérer l'eau et que
les responsabilités entre la police d'Etat et la gendarmerie pourraient être mieux
délimitées.
Cette marge de productivité de lEtat pourrait servir deux objectifs :
renforcer la compétitivité de l'économie française, mais également améliorer le
salaire des ouvriers du secteur privé concurrentiel, lorsquon constate le retard du
salaire direct des ouvriers français par rapport aux ouvriers allemands.
Et puis " patatra ", nous apprenons hier qu'un accord sur les
35 heures été signé à EDF-GDF, ce qui réduit en cendres nos ambitions. Les
salariés de cette entreprise vont désormais travailler 35 heures, puis
32 heures, sans réduction de salaire, bénéficier d'une retraite à 55 ans et
de la sécurité de l'emploi. Et les autres administrations, établissements publics,
peuvent demander la même chose. Quelles en seront les conséquences budgétaires ?
Que répondre à ceux qui, dans la société française d'aujourd'hui, face à cet accord,
cumulent l'absence de sécurité, les petits salaires, et ne bénéficient pas de la
retraite à 55 ans ? N'y a-t-il pas là deux poids deux mesures ? Ce que nous souhaitions
réaliser n'est-il pas détruit par une décision qui aura des conséquences sur d'autres
secteurs, au détriment des petits salaires du secteur concurrentiel ?
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Monsieur Méhaignerie, je n'ai pas le sentiment que le
lien soit aussi direct que cela avec le sujet de notre discussion.
Qu'il existe des marges de productivité dans l'Etat, j'en suis absolument convaincu.
Il convient de les mettre à jour, puis de faire en sorte que les choses passent dans la
réalité, ce qui n'est pas simple, comme différents gouvernements de différentes
couleurs politiques l'ont expérimenté. Il faut, en tout cas, essayer davancer.
Pour ce qui est de l'accord EDF-GDF, je n'ai pas du tout la même interprétation que
vous. Il s'agit d'un accord signé au sein d'une entreprise - or il se trouve que son
capital est public -, placée, de plus en plus, dans le secteur concurrentiel et qui ne
bénéficie, pour mener cette opération, d'aucun avantage particulier. Lensemble de
ce que laccord pourra conduire lEtat à verser à EDF-GDF est le droit commun.
Si demain Elf qui nest pas un monopole signait le même
accord, elle bénéficierait des mêmes conditions.
Etant donné que cet accord comprend par ailleurs des éléments de modération
salariale, il est gagnant pour tout le monde : pour l'emploi, les salariés et les
clients, car les projections de modération salariale sur lesquelles l'accord repose
conduiront les deux entreprises à continuer les baisses de tarifs déjà engagées.
Je ne vois pas, à linverse, pourquoi une entreprise, parce qu'elle est publique
- contrairement à ce que vous dites, monsieur Méhaignerie, EDF-GDF n'est pas une
administration -, ne pourrait pas entrer dans le cadre d'une loi, que l'on peut ou
pas apprécier, et se comporter comme n'importe quelle autre entreprise.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Pourquoi le Président d'EDF-GDF a-t-il déclaré qu'il
souffre d'un écart social de 40 % par rapport aux autres entreprises européennes, et
demande un texte législatif pour imposer au secteur privé les contraintes du secteur
public ?
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Il s'agit là d'une demande émanant de l'ancien
Président d'EDF-GDF, et non pas de l'actuel, à savoir de celui qui a signé l'accord.
Nous pourrons reprendre ce débat. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas qu'un tel accord
ait des conséquences directes sur les problèmes évoqués par votre groupe de travail.
M. Christian SAUTTER : Je souhaiterais revenir sur la question posée par M. Jégou
concernant la comparaison - ou benchmarking - internationale de
l'efficacité des politiques publiques. Nous ne sommes pas du tout défavorables à ce
type de pratique. L'OCDE, par exemple, compare les politiques de l'éducation, dans les
différents pays qui la composent, à partir d'indicateurs de résultats - notamment les
performances des élèves. Ces études comparatives montrent que la France obtient de
très bons résultats dans l'enseignement primaire, et des résultats très satisfaisants
dans le secondaire.
Nous sommes favorables à la comparaison, politique par politique, et à la recherche
des meilleures pratiques européennes, à condition que les objectifs soient les mêmes.
On peut atteindre les mêmes objectifs, peut-être, en dépensant mieux. Cest tout
à fait lobjectif du Gouvernement.
M. le Président : La parole est à M. Migaud, Rapporteur général.
M. Didier MIGAUD, Rapporteur général de la Commission des finances : Je voudrais
revenir sur les propos de M. Méhaignerie, pour préciser que cet accord concerne
450 millions de francs et prévoit la création de 20.000 emplois. Si ma
mémoire est bonne, dans la dernière loi de finances, il était question de 40 milliards
de francs de réduction de cotisations sociales et de 70.000 emplois sauvés ou créés.
Là aussi, il faut comparer !
M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Président, je souhaiterais revenir à la
discussion sur les problèmes des lois de finances.
Je ne suis pas d'accord avec les propos tenus sur la distinction entre services votés
et mesures nouvelles. Cette distinction s'impose à nous et est très importante, dans la
mesure où il y a un seul vote sur les services votés, alors qu'il y en a un par
ministère sur les mesures nouvelles.
Un certain nombre d'intervenants ont d'ailleurs indiqué, à juste titre, qu'il
conviendrait de revenir à un vote par ministère - peut-être par titre - pour
que le vote des Assemblées ait une véritable signification. On ne pourra jamais
expliquer que lon procède à un vote global sur 90% à 95% des crédits, mais que,
sur le reste des crédits, le vote a une vraie signification.
En fait, cette distinction est artificielle. Prenons l'exemple des emplois dans la
fonction publique. Ce qui intéresse le directeur du personnel d'un ministère
- comme dans une entreprise -, c'est le nombre de personnes qui vont être
recrutées pour l'année, et à quel niveau. Ce nest pas de savoir sil y aura
des créations de postes, en plus ou en moins, dans tel ou tel secteur. Il veut avoir une
vision globale.
Le vote du Parlement aurait beaucoup plus de signification s'il portait sur le nombre
de fonctionnaires ou d'enseignants à recruter cette année, pour compenser les
différents départs et d'éventuelles mesures nouvelles. Cela serait beaucoup plus
intéressant que de discuter pour savoir si l'on va créer 1.000 ou 2.000 postes
supplémentaires dans la fonction publique par rapport à la situation existante. Cette
vision, beaucoup plus dynamique, permettrait sans doute d'envisager plus facilement des
mutations de fonctionnaires d'un ministère à l'autre, en fonction de l'évolution des
fonctions. Il y a là, véritablement, un réexamen à envisager sur le plan conceptuel et
de la pratique parlementaire, en ayant bien conscience que ce qui a une signification,
c'est notre vote.
Dans le cadre d'un contrôle plus effectif et continu de la part du Parlement, et
notamment des rapporteurs spéciaux, on pourrait se poser la question de savoir à quel
moment ceux-ci pourraient faire part au Gouvernement de leurs constatations, pour amener
à une révision implicite des services votés au moment de la préparation du budget.
Actuellement, le produit de leurs travaux lui parvienne en octobre ou novembre, au moment
de la discussion de la seconde partie, ce qui est trop tard.
Ma deuxième question est relative aux régulations. Je ne suis pas tout à fait
d'accord avec les propos de M. le ministre sur ce point.
Bien entendu, je suis d'accord avec lui lorsqu'il nous explique, si on a prévu, par
exemple, de faire pour 6 milliards de francs de routes dans une année, que, pour des
raisons d'économie générale ou relatives à l'activité du secteur, il convient de
réguler ces 6 milliards de francs. En revanche, ce qui n'est pas admissible, c'est
que l'on procède, comme cela sest passé auparavant, dès janvier ou février, à
des abattements forfaitaires sur certaines dépenses de fonctionnement ou
d'investissement. On revient alors sur un vote du Parlement sans justification - en
dehors des justifications dordre conjoncturel - intrinsèque.
Cela m'amène à poser une question sur l'application actuelle de l'article 40 de la
Constitution. Cet article bride beaucoup le Parlement - dans une certaine mesure,
cela est justifié et il n'est pas question de revenir au système de la IVème
République où chaque député pouvait proposer des dépenses nouvelles -. Mais, le
Parlement n'a pas la faculté, lui, de procéder à des abattements généraux sur un
certain nombre de types de dépenses, comme le Gouvernement le fait par le biais de la
régulation ; or, je ne vois pas de justification à ce que le Parlement ne puisse
pas avoir de pouvoirs dans ce domaine. Il n'a pas non plus le pouvoir de proposer des
transferts de dépenses, par exemple du budget général vers des comptes spéciaux ou des
budgets annexes et vice-versa. Il y a là une sorte d'immobilité du contrôle
parlementaire, préjudiciable au contrôle de l'efficacité de la dépense publique. N'y
a-t-il pas là matière à une réflexion plus approfondie, qui permettrait de rendre plus
efficace le contrôle parlementaire ?
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Je suis assez séduit par les propos de
M. Auberger. Peut-être existe-t-il des difficultés que je ne perçois pas, mais
j'ai dû mal à me faire à l'idée que cette distinction est obligatoirement définitive.
Il se peut, toutefois, que lidée dun vote par ministère présente de graves
inconvénients pour le Gouvernement. Cette idée mérite une investigation. On connaît
les raisons pour lesquelles les modalités de vote actuelles ont été introduites en
1959. Mais, on peut considérer quil sest passé du temps depuis. Je ne veux
pas donner mon accord tant que je ne mesure pas exactement les conséquences, mais
jétudierai sérieusement cette proposition dun vote par ministère.
Je répète tout de même ce que j'ai dit tout à l'heure : le problème n'est pas
principalement juridique. Si la Commission des finances décide dexaminer les
services votés, elle le peut.
Mais, nous allons examiner de très près ce qu'il est possible de faire sur ce sujet,
tout en sachant que, s'il est utile de pouvoir faire voter en commission un certain nombre
de budgets ministériels, pour éviter de trop occuper la séance publique, il ne faut pas
entrer en contradiction avec cet objectif, en rendant le vote des budgets plus important
qu'il ne l'est actuellement, par le biais de lintroduction dun vote par
ministère. Cest lune des difficultés de lexercice. Il faut y
réfléchir.
Quant à la régulation, le fait d'en réaliser une en janvier ou en février est, non
pas scandaleux, mais idiot. Lorsquon a besoin de procéder à des déplacements, on
doit pouvoir trouver, des modalités plus fines que des réductions forfaitaires. Si l'on
veut interdire, dans la loi ou l'ordonnance organique, les régulations idiotes, on se
retrouve dans un schéma compliqué ! Le fait de réaliser 5% d'abattement parce que
lon veut récupérer 5% n'a pas de sens. Mais cela relève davantage de la
responsabilité de la politique conduite que d'un problème juridique, qui est de savoir
si c'est légitime ou pas.
S'agissant de l'article 40, je l'ai beaucoup exercé lorsque j'occupais les fonctions
du Président Bonrepaux. Honnêtement, il s'agit un peu d'un sabre de bois. Lorsque le
Gouvernement veut accepter une proposition, il la reprend à son compte ; quand il
s'agit de problèmes fiscaux, il lève les gages. Quand le Gouvernement est opposé à la
proposition, il peut compter sur sa majorité.
Larticle 40 a été introduit dans la Constitution car lon sortait
dune période financière dans laquelle les pressions diverses étaient telles, que
lon voulait pouvoir avoir un argument constitutionnel pour arrêter les
déferlantes. Est-il souhaitable de modifier la Constitution à ce sujet, je n'en suis pas
sûr, car, en pratique, je ne connais pas beaucoup de cas où l'article 40, non pas
formellement, mais effectivement, ait servi. Au bout du compte, c'est la décision
politique qui l'emporte. Cest donc un faux problème. Si l'on devait rédiger une
constitution analogue à celle qui nous régit aujourd'hui, on n'aurait plus besoin
d'intégrer l'article 40, mais je n'envisage pas une révision constitutionnelle sur un
sujet qui semble manquer de substance.
M. le Président : La parole est à M. Carrez.
M. Gilles CARREZ : Messieurs les ministres, j'évoquerai rapidement quatre points.
Sagissant des mesures nouvelles, elles ont pour origine, soit des projets de loi
émanant de différents ministères, soit des mesures fiscales. L'exécutif est-il prêt
aujourd'hui à progresser, dans un cas, dans la voie des études d'impact et, dans
lautre, des simulations ?
Prenons l'exemple de la réforme de la taxe professionnelle. Il y a le débat
politique : faut-il diminuer la taxe professionnelle ? Faut-il diminuer les
charges sociales ? Mais, une fois que lon a fait le choix de réduire la taxe
professionnelle, encore faudrait-il posséder des éléments prévisionnels pour voir
comment cette décision va se traduire par type d'entreprise, par branche d'activité, ou
par catégorie de collectivités locales. Il me semble que chaque mesure fiscale devrait
être assortie d'une simulation.
S'agissant des études d'impact, il en va de l'intérêt du ministère qui tient les
cordons de la bourse que d'exiger des différents ministères, dits dépensiers,
lorsqu'ils proposent un projet de loi qui engage des dépenses, de faire à lavance
l'inventaire de ces dépenses, et ce, dans un cadre pluriannuel. Quelles sont vos
intentions sur ce point ?
Ma deuxième question concerne les moyens d'évaluation du Parlement, que j'aborderai
uniquement du point de vue de l'efficacité de la dépense.
Le Parlement peut, afin de se doter de moyens supplémentaires, recourir à des audits
et avoir ses propres offices. Cependant, il existe déjà, au sein et autour de l'Etat,
tout un ensemble d'organismes. Il y a les corps de contrôle, il y a les inspections.
Etes-vous prêts à ce que les rapporteurs spéciaux et pour avis coordonnent leurs travaux avec l'ensemble de ces corps d'inspection et de contrôle qui relèvent
de l'autorité de l'exécutif ?
Troisièmement, je souhaiterais revenir sur les questions de simplification et de
lisibilité.
Il me semble, Monsieur Sautter, que, sans faire la révolution, on peut aller beaucoup
plus loin - et vous l'avez laissé entendre tout à l'heure. On peut, à lévidence,
améliorer la lisibilité des bleus budgétaires. Sagissant du bleu concernant la
loi de finances rectificative, par exemple, il est très difficile de voir directement
quelles ont été les annulations au cours de l'année.
La présentation distinguant dépenses de fonctionnement et dépenses
dinvestissement est tout à fait possible. Lorsqu'elle a été faite pour la
première fois, dans le cadre d'un débat d'orientation budgétaire, en 1996, elle a été
extraordinairement pédagogique et vécue de façon très positive par la plupart des
parlementaires, qui, par ailleurs, sont habitués à cette présentation des budgets dans
les collectivités locales. On peut, de ce point de vue, fortement améliorer les choses.
M. Strauss-Kahn a rappelé que nous étions confrontés à ce problème dans nos
collectivités locales. En effet, nous nous sommes tous rendu compte, lorsque nous avons
choisi la présentation par chapitre, que nous avions les plus grandes difficultés à
expliquer les choses aux membres de notre conseil municipal. Nous avons donc mis en place,
parallèlement, des documents avec une présentation fonctionnelle. Là aussi, en
agrégeant les comptes de lEtat, nous pourrions certainement faciliter la
compréhension de nos collègues et donc leur capacité de contrôle.
Quatrièmement, la pluriannualité. A partir du moment où, pour des raisons
extérieures, liées à l'Europe, l'Etat est conduit à s'engager sur la voie dune
programmation triennale, cela ouvre des possibilités de gestion de la dépense publique
beaucoup plus intéressantes. Quelles sont vos intentions, messieurs les ministres, quant
à l'extension de telles procédures aux administrations, afin que celles-ci bénéficient
de la confiance de la direction du budget dans le cadre dune approche triennale,
avec l'engagement dune ristourne dune partie des économies réalisées ?
Je me souviens, dans une vie antérieure, d'avoir pratiqué les conférences
budgétaires. Je ne sais si cela a changé aujourd'hui, mais c'était d'une absurdité
totale. Sauf que, dans le secteur que je suivais, nous avions réussi à mettre en place
une programmation triennale et je crois que cela marchait un peu mieux. Les objections qui
sont souvent avancées à lencontre de cette approche tombent du fait que l'on est
obligé, aujourd'hui, de procéder à un cadrage triennal global. Avez-vous l'intention de
progresser sur ce point ?
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Nous ne pouvons qu'être favorables aux études
d'impact et aux simulations. Même s'il existe un problème de capacité limitée dy
procéder, je ne suis pas contre le principe. Sur les études dimpact, il ne peut y
avoir dobjection. En ce qui concerne les simulations, non plus, mais j'y vois un
léger obstacle : les simulations doivent être réalisées de façon suffisamment
anonyme pour que le législateur reste dans une position neutre. En 1971, John Rawls
expliquait, dans son livre " Une théorie de la justice ", que,
pour pouvoir prendre une décision, il ne faut pas savoir dans quelle situation on se
trouvera soi-même lorsque la décision sera prise. En matière, par exemple, de
simulation de réforme de la fiscalité locale et de leur impact sur les collectivités
locales, on comprend bien que le fait de publier des simulations pour une cinquantaine de
communes met dans une situation particulière les élus de ces communes. Sous cette
réserve, il convient évidemment de faire le maximum sur cette question.
Dans quelle mesure peut-on concevoir une coopération entre les rapporteurs spéciaux,
et éventuellement les rapporteurs pour avis, et les différents corps de contrôle ?
Je vois là trois difficultés.
Premièrement, une difficulté de principe liée à la séparation des pouvoirs :
il me semble légitime que l'exécutif garde une capacité d'audits internes qui ne soient
pas rendus publics. Sinon, il y a un risque de paralysie, dès lors que le Gouvernement
voudra tester une idée, dont les résultats seront rendus publics. Il est normal que le
Parlement nait pas accès à tous les documents, projets ou pré-projets. Si
l'exécutif est soumis, sur une idée qu'il ne poursuivra pas, mais qu'il a voulu tester,
à un débat public, la vie devient impossible.
Il doit être clair - le récent petit incident qui a eu lieu il y a six mois
entre le Gouvernement et le Sénat la montré - que des études faites à
lintérieur de ladministration doivent pouvoir rester à lintérieur de
ladministration si le Gouvernement le souhaite. Elles sont utiles à son jugement.
Mais sinon, on voit bien quil y a tout intérêt à ce quune partie des
capacités dexpertise de lEtat puissent être mises à disposition du
Parlement.
Deuxièmement, les corps de contrôle peuvent être amenés, dans leurs rapports, à
faire apparaître des éléments qui relèvent, par exemple, du secret fiscal. Or, par
définition, ce type de rapport ne doit être communiqué à quiconque, pas plus à un
parlementaire élaborant un rapport spécial. Il y a donc une distinction à opérer, pour
avoir une règle de comportement satisfaisante.
Troisièmement - pour ce qui nentrerait pas dans les catégories que je
viens dévoquer et pour lesquelles la coopération devrait, effectivement, pouvoir
être, plus ouverte -, une garantie de secret, de non-communication, de la part des
rapporteurs serait nécessaire, ne serait-ce, encore une fois, pour que nous puissions
travailler.
Sous toutes ces réserves, nous devrions être en situation de fournir, notamment aux
rapporteurs spéciaux de la Commission des finances, le plus d'informations possibles. Il
ny a pas de souci de secret. Il y a simplement des limites à respecter pour que la
dynamique puisse fonctionner.
M. Christian SAUTTER : J'aborderai, monsieur le Président, les deux dernières
questions.
Premièrement, rendre les bleus plus clairs. Dans la mesure où la rédaction de ces
bleus est un énorme travail administratif, nous ne pouvons qu'être favorables à ce que
le citoyen, ou le représentant du citoyen, y trouve davantage de lisibilité. Le fait de
concentrer la nomenclature budgétaire va dans cette direction, mais cela n'est peut-être
pas suffisant. La séparation services votés/mesures nouvelles est peut-être aussi un
facteur de non-clarté.
Nous pouvons essayer - peut-être pas sur tous en même temps -
d'améliorer progressivement tel ou tel bleu avec les membres de la Commission des
finances qui le souhaiteraient. Si le Gouvernement, et l'administration qui l'épaule,
rédigent ces documents, c'est pour qu'ils soient lus. Nous sommes donc prêts à faire un
effort pour les rendre plus lisibles si vous avez des suggestions concrètes à formuler
en la matière.
Deuxièmement, en ce qui concerne les procédures pluriannuelles et triennales, deux
expériences ont déjà été menées, mais de manière limitée : une au ministère
des finances avec les services des relations économiques extérieures ; l'autre avec les
services de l'équipement. La logique de ces contrats, que l'on ne peut que favoriser,
était de dire " vous vous engagez sur des économies à atteindre et le budget
vous en ristournera une partie ".
Nous pourrions, par une démarche progressive, mais qui demande beaucoup de
résolution, aller plus loin, c'est-à-dire nous engager non seulement sur des économies,
mais également sur des objectifs à atteindre avec les moyens correspondants. Et
peut-être que certains bleus pourraient avoir une présentation synthétique de ce type.
A partir du moment où un ministère " dépensier " s'engagerait
dans cette démarche de transparence des objectifs, de telle façon qu'ils soient
vérifiables a posteriori, nous pourrions très bien faire en sorte que le budget
soit plus global - cest-à-dire quil y ait moins dinquisition
budgétaire sur des dépenses plus précises et donc davantage de
" fongibilité " - et que, en même temps, la tendance spontanée
à réduire certains budgets soit atténuée, en contrepartie de cet effort de
transparence et de pluriannualité.
Prenons un autre exemple. Sur un certain nombre de contrats d'armement - après la
revue de programme réalisée sur l'initiative d'Alain Richard -, le ministère de la
défense et celui du budget sont parvenus conjointement à définir des programmes avec
des coûts calculés au plus juste et des engagements de commandes pluriannuelles ont pu
être passées sur des programmes limités. C'est l'intérêt des industriels qui
fabriquent ces équipements, des armées et de la collectivité.
Il convient d'imposer des conditions assez strictes sur la transparence des objectifs
et sur l'analyse du rapport entre les moyens mobilisés et les objectifs à atteindre, y
compris, éventuellement, avec des comparaisons internationales.
Nous pouvons aller dans ce sens - pas sur tous les points - et il appartient
à la Commission des finances, si elle le souhaite, de suggérer des domaines qui lui
paraissent prioritaires en la matière.
M. le Président : La parole est à M. Fuchs.
M. Gérard FUCHS : Nous avons beaucoup parlé de contrôle et je souhaiterais
revenir, pour ma part, sur les questions d'évaluation.
Il me semble que c'est en prenant, sous cet angle, l'examen de l'activité de notre
administration, fut-elle budgétaire, que l'on peut éventuellement prouver qu'à argent
égal, on peut obtenir un service supérieur ou qu'à service égal, on peut dépenser
moins.
Mais, cela nous oblige à une approche en termes d'objectif, et non en termes de lignes
budgétaires. Pour donner quelques exemples, on peut s'interroger sur l'efficacité de tel
type daide à l'emploi, d'aide industrielle ou d'aide au développement, etc... Si
l'on se pose ce genre de questions ex post, cela nous conduit, effectivement, au
moins pour une partie de la présentation budgétaire, à dépasser la césure mesures
nouvelles/services votés et à avoir une présentation globale des sommes engagées au
regard d'un certain nombre d'objectifs.
Ma question est simple et volontairement simpliste : le ministère ici représenté,
qui a la haute main sur nos dépenses nationales, est-il prêt, et dans quelles limites,
à jouer le jeu, c'est-à-dire à répondre à un certain nombre de demandes d'évaluation
sur des objectifs précis d'origine parlementaire et à accepter le contrôle des
objectifs initiaux ? Si lon veut être novateur, cest en posant les
questions de cette manière que lon peut arriver à lêtre.
M. le Président : La parole est à M. Goulard.
M. François GOULARD : Au cours de nos travaux, nous avons entendu de nombreux
intervenants formuler un certain nombre de suggestions, généralement très
intéressantes. Certaines d'entre elles aboutiraient, si elles étaient retenues, à
envisager une modification de l'ordonnance de 1959. Le Gouvernement est-il prêt, dans son
principe, à envisager une telle réforme ?
Ma seconde question peut paraître secondaire, mais je pense qu'elle a une certaine
importance. En France, le seul responsable d'un ministère, au regard du droit public, est
le ministre. Tout agent de ladministration n'agit que sur délégation de son
ministre. Au Parlement, l'interlocuteur exclusif est également le ministre. Nous n'avons
pas coutume, en France, d'entendre, sauf exception, d'autres responsables de
l'administration.
Or, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, par exemple, ont une pratique très
différente - avec, il est vrai, une organisation administrative assez différente de
la nôtre - et ont lhabitude de responsabiliser les fonctionnaires, chefs d'une
administration. Ne serait-il pas intéressant de responsabiliser davantage les directeurs
au sein des ministères et, pour nous, de trouver d'autres interlocuteurs que vous,
messieurs les ministres ? Non pas que nous regrettions de vous avoir en face de nous, bien
au contraire, mais il y aurait une efficacité plus grande, dans certains cas, à
auditionner celui qui est au plus prêt de la responsabilité effective et pratique,
plutôt que de toujours sen " prendre " au ministre, qui est
quelquefois, par la force des choses, plus loin de lexécution
de laction administrative.
M. Augustin BONREPAUX, Président de la Commission des finances : Permettez-moi de
prolonger la question de M. Goulard, qui me paraît importante.
Dans la mesure où nous souhaitons effectuer un contrôle dépourvu de toute
connotation politique, il est indispensable que nous puissions auditionner des chefs de
service, des directeurs, plutôt que les ministres, afin daller au plus prêt de la
réalité. Quen pensez-vous ?
M. le Président : La parole est à M. Dominati.
M. Laurent DOMINATI : Messieurs les ministres, ce groupe de travail na pas
été demandé par lopposition, mais a été constitué à linitiative de la
majorité et du Président de l'Assemblée nationale, avec l'accord du Rapporteur
général et du Président de la Commission des finances. Nous avons tous ici le sentiment
qu'il existe un véritable problème de contrôle et d'efficacité de la dépense
publique.
Depuis des années, avec plus ou moins de réussite, nous cherchons le moyen d'obtenir
un meilleur rapport qualité/prix, compte tenu du montant des dépenses publiques. Et
vous, vous nous dites, que ce qui coûte cher, c'est, non pas l'Etat, mais les dépenses
sociales et celles des collectivités locales. Nous pourrions en débattre longuement, car
l'Etat a transféré un certain nombre de compétences aux collectivités territoriales.
Il na peut-être pas fait les économies là où elles devaient lêtre.
Par ailleurs, nous pensons - opposition et majorité réunies - que
cest le Parlement qui est le plus légitime, voire même le seul légitime, pour
effectuer un meilleur contrôle de ces dépenses - le terme de contrôle ne devant
pas être entendu au sens politique du terme. Il est vrai, comme l'a précisé M. Sautter,
qu'actuellement, on a ce débat ministère par ministère, car on ne discute pas
simplement des mesures nouvelles, mais également d'une politique générale. Mais là
n'est pas la question. Nous devons contrôler que les objectifs fixés ont été atteints
avec les moyens demandés par ladministration : ces objectifs ont-ils été
atteints ? à quel prix ? pourquoi ? Ce nest pas la même chose que
de débattre, où lon retrouvera là les clivages politiques habituels, dune
politique sectorielle.
Au-delà du clivage politique entre majorité et opposition, c'est bien le Parlement
qui doit contrôler l'efficacité des dépenses publiques. Et nous cherchons, depuis un
certain nombre de mois, le moyen de renforcer ce contrôle.
Nous avons pris acte de quelques propositions concernant, notamment, la comptabilité
patrimoniale, une nouvelle présentation du calendrier budgétaire ou un renforcement du
débat budgétaire en prenant en compte une vision plus large : passé, présent,
avenir. Mais lorsqu'on vous demande si un vote serait nécessaire après le débat
d'orientation budgétaire, vous nous répondez que non, que s'engager sur des chiffres ne
serait pas prudent ; vous le faites pourtant devant la Commission européenne.
Par ailleurs, lorsqu'on vous parle de régulation, vous nous répondez qu'un
gouvernement idiot doit avoir la possibilité d'effectuer une régulation idiote - je
précise que cela ne vous concerne pas ! Cela a pu survenir, cela pourra arriver. Après
tout, le Gouvernement peut faire quelque bêtise et, heureusement, on peut lui laisser la
possibilité de corriger ses propositions. Cela étant, dans d'autres pays, quand le
ministre des finances, ou le Gouvernement, décide une régulation budgétaire, il va
devant la Commission des finances. Il ny a pas besoin dun texte de loi pour
cela. Il peut venir dans les deux jours, voire en urgence, peut-être même peut-il venir
sexpliquer, débattre, comme cela se fait dans beaucoup de pays. On na pas
besoin dun texte de loi ou dun projet de loi de finances rectificative.
Lorsqu'on évoque ensuite, devant vous, la distinction entre dépenses
dinvestissement et dépenses de fonctionnement, vous avez l'air sceptique. Je ne
veux pas vous faire de procès d'intention. Jétais moi-même sceptique au départ.
Le Président le sait, je suis sceptique sur la capacité révolutionnaire de notre
Parlement à améliorer son fonctionnement, afin de contrôler le Gouvernement, parce que
ce n'est pas la tradition de la Vème République et que nous ne vivons pas dans cet état
desprit là.
Je pourrais continuer ainsi et citer des réponses que vous avez faites :
concernant les services votés, et pour lesquels vous êtes à la fois ouvert, mais
dubitatif. Je comprends. Je préfère que vous soyez ouvert que simplement dubitatif,
monsieur le ministre ! Au début, vous étiez dubitatif, maintenant vous être
ouvert. Tant mieux !
Jen viens à la conclusion. Etes-vous persuadé comme nous, je le crois, qu'il
existe un véritable problème du contrôle de l'efficacité des dépenses publiques, qui
ne peut être uniquement résolu par un contrôle interne de l'administration ou par la
Cour des comptes ? Pensez-vous, comme nous, que cest le Parlement qui peut le
faire ? Et êtes-vous véritablement disposé à donner plus de poids au
Parlement ? Car en réalité, un tel problème touche à l'équilibre, ou au
déséquilibre, des pouvoirs entre le Gouvernement et l'Assemblée nationale.
Pour ma part, je le répète, je suis sceptique, non pas parce que je suis dans
l'opposition, mais parce qu'il s'agit d'un problème institutionnel et que j'imagine mal
un gouvernement accepter de se voir dépouillé. Cependant, vous auriez intérêt à le
faire, car, comme l'a dit l'un de mes collègues, il ne s'agit pas de contrer le
Gouvernement, mais de délivrer tel ou tel ministre de l'inertie de l'administration.
Etes-vous disposé - ce que je n'ai pas vraiment saisi - à faire, au moins, un début
de révolution, ou êtes-vous simplement aimable, comme il se doit, devant la
représentation nationale ? A ce moment-là, vous décevrez non pas l'opposition,
mais votre propre majorité.
M. Christian SAUTTER : Si M. Dominati n'a pas senti que nous sommes venus avec
l'idée de procéder à des réformes profondes, des pratiques autant que des règles, je
regrette de ne pas avoir été plus clair dans mon exposé, car je crois que les règles
permettent une pratique de contrôle beaucoup plus ample quactuellement.
M. Fuchs souhaite savoir si nous sommes prêts à répondre à des demandes
d'évaluation. J'ai proposé, dans mon exposé liminaire, de faire en sorte que le débat
d'orientation budgétaire - qui devrait, de ce point de vue, peut-être changer
partiellement de nom - puisse être le point d'aboutissement d'un certain nombre
d'examens, par les commissions parlementaires, de rapports d'activité sur l'exercice
écoulé, établis, non seulement par le ministère du budget, mais également par chacun
des ministères. Ces rapports permettraient dapporter les réponses suivantes :
voilà ce à quoi nous nous étions engagés il y a trois ans, voilà ce qui a été fait
et voilà la raison des écarts.
Cette procédure, qui ne demande aucune modification législative, pourrait amener des
enseignements tout à fait féconds, non pas en termes philosophiques, mais pour l'action
de l'Etat, au cours des années à venir.
Quant à réaliser des évaluations sur mesure, à ma connaissance, depuis dix-neuf
mois, nous n'avons jamais répondu négativement à une demande émanant du Président ou
du Rapporteur général de la Commission des finances. Nous essayons de fournir toutes les
informations qui nous sont demandées.
M. Dominique STRAUSS-KAHN : Monsieur le Président, je répondrai, en premier lieu,
à la question de M. Goulard relative à la modification de l'ordonnance de 1959. Par
définition, aucun sujet n'est tabou, mais il me semble que le problème, dans un premier
temps, est de savoir ce que l'on veut faire. Si on est daccord pour agir, ensuite on
verra s'il faut modifier des textes législatifs et lesquels. Lobjectif en soi
nest pas de modifier lordonnance.
Sa deuxième question concernait la plus grande responsabilisation des directeurs des
ministères. Il s'agit là d'un problème concernant directement l'exécutif. Quant à la
possibilité pour le Parlement d'entendre les fonctionnaires des ministères, je ne crois
pas quil y ait dobstacle. Cest dores et déjà possible. Je ne
crois pas que ce Gouvernement - ni le précédent d'ailleurs - ait refusé à la
Commission des finances quun directeur lui présente telle ou telle question. Si,
sur un sujet fiscal, la Commission des finances souhaite auditionner le chef de la
législation fiscale, c'est tout à fait possible.
Sur le fond, je suis favorable à l'idée de responsabiliser davantage les grands
patrons de notre administration. Faut-il passer à un système d'agences à
l'américaine ? C'est un débat très compliqué, car une telle option remet
notamment en cause nos règles de comptabilité publique. Mais, sur le principe dune
plus grande visibilité et dune plus grande responsabilité, je suis d'accord, avec
néanmoins une réserve : la responsabilité politique devant le Parlement relève, in
fine, du ministre.
Monsieur Dominati, contrairement à ce que vous avez dit, le Conseil européen ne vote
pas, la Commission européenne ne faisant que recevoir des propositions, qui sont ensuite
discutées.
Nous débattons sur la croissance de 1999. Quant à savoir ce qu'il adviendra de la
croissance en 2002... ! Personne ne peut s'engager sur ce qu'il fera en 2002. Les
projections triennales sont très utiles, mais de là à demander à un gouvernement de
faire voter sa majorité sur ce qui se passera en 2002 !
En revanche, contrairement à cette année où nous avons été pris par le temps, il
me paraît absolument normal d'en débattre de manière plus approfondie. Il conviendrait
d'instaurer, au cours du premier trimestre, une discussion approfondie avec la Commission
des finances sur ces projections triennales et ne pas se contenter de leur seule
présentation, comme cette année.
S'agissant de la régulation, je suis tout à fait d'accord pour que le ministre
concerné aille devant la Commission des finances ; en revanche, il ne serait pas
raisonnable d'exiger systématiquement une loi de finances rectificative, car on ne
tiendrait pas les délais.
En ce qui concerne votre question de fond, monsieur Dominati, il n'y a aucun doute : il
y a besoin de mieux contrôler la dépense publique et cest au Parlement de le
faire. Par quels moyens ? Nous examinerons avec attention les propositions qui vont nous
être présentées. La discussion ne s'arrêtera certainement pas avec la publication des
conclusions de ce groupe de travail.
Mon sentiment est qu'il s'agit, en matière de contrôle de la dépense publique par le
Parlement, plus dune question de connaissance, de bonne appréciation, que dun
problème de procédure. De ce point de vue, la qualité des bleus et la comptabilité
patrimoniale sont des données très importantes.
Par ailleurs, les instruments de contrôle, dont disposent les parlementaires, sont
utilisés à 10 %, ce qui renforce mes convictions : il s'agit davantage d'un problème de
pratique parlementaire. Le Parlement doit réaliser ce contrôle et le Gouvernement doit
fournir les informations pour le faciliter. Ce nest donc pas un problème de
révision des textes.
Enfin, cette discussion se déroule dans un climat tel que j'en viens à souhaiter que
l'on discute le projet de loi de finances dans une ambiance de cette nature.
Je terminerai avec une citation : " Le débat sur le budget tient une
terrible place dans la soupe parlementaire, et on n'en vient jamais à bout. Que faisait
la Chambre aujourd'hui ? Elle discute le budget. Que faisait-elle hier ? Elle discute
le budget. Que fera-t-elle demain ? Elle discute le budget ". Cette citation
est de Jean Jaurès, en 1913. Vous voyez, rien ne change sous le soleil. Néanmoins,
nous sommes prêts à bouger.
M. le Président : Messieurs les ministres, nous vous remercions infiniment d'avoir
répondu longuement aux nombreuses questions qui vous ont été posées.
© Assemblée nationale
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